Mon Waterloo à moi


Il est des coins de France, le plus souvent ruraux, où le temps semble s’être arrêté et cela peut s’avérer fort utile lorsqu’une source écrite donne des indications précises de lieux. De passage en Picardie, nous avons voulu vérifier les derniers moments de liberté de l’honnête cambrioleur. De la place Saint Pierre, à Abbeville, jusqu’à l’entrée d’Airaisnes, en passant par la gare de Pont Rémy, Alexandre Jacob est passé par ici. Munis des Souvenirs d’un révolté, nous sommes repassés par là.

Les rapports de police, ceux du juge Hatté menant l’instruction en vue du procès des Travailleurs de la Nuit, viennent pourtant confirmer les écrits de l’illégaliste. Jacob donne dans son récit un grand nombre de faits, d’anecdotes, de précisions. Néanmoins, refaire le parcours menant au « Waterloo » du cambrioleur ne manque pas d’intérêt. D’un point de vue strictement historique, le chemin pris par le fugitif après le « drame de Pont Rémy » a ainsi pu être affinée de telle sorte que l’on comprend mieux désormais son arrestation. De toute évidence, Alexandre Jacob s’est perdu en route, pressé qu’il était de mettre une salvatrice distance entre lui et ses poursuivants.

Tout commence dans la nuit du 21 au 22 avril 1903 et rien ne se passe comme prévu. Bour était parti en éclaireur à Abbeville. Il accueille Jacob et Pélissard à la gare. Les trois hommes entament une tournée de vérification des scéllés posés par le premier des trois anarchistes :

« Sur onze scellés, dix étaient tombés. Un seul restait, le n°5 de la place Saint Pierre ».

La maison de la veuve Tilloloy n’a pu être repérée sur ce qui est désormais la place Clémenceau. Il n’en demeure (sic) pas moins que la tentative de cambriolage de la supposée riche maison tourne à l’échec. Les trois hommes sont repérés par des voisins et l’alerte va être donné. Bour qui faisait le guet, siffle l’air du Père Duschène. Il a vu un homme sortir un homme de la maison d’en face : « Mauvais, c’est le chemin pour aller au commissariat de police ». Les cambrioleurs partent précipitamment : « et sans plus délibérer, nous opérâmes une marche au petit bonheur ».

Sortant d’Abbeville, ils font halte à Epagne où Pélissard remarque une ligne de chemin de fer. Il suffit donc de la suivre pour trouver une gare : « Et dans cet espoir, après avoir allumé chacun une cigarette, nous nous remîmes en marche, toujours au petit bonheur. Une heure après environ, nous arrivions à Pont Rémy ».

Il est tout juste deux heures du matin. Il pleut ; la gare est fermé et le premier train n’est signalé que pour six heures trente : « le ciel de la Picardie n’offrant aucun charme, nous résolûmes d’aller nous gîter aux deux hôtels avoisinant la gare ».

Les trois hommes ont beau frapper, personne ne réponds ou ne veut répondre. Ils passent la nuit dans une guérite de la gare et rencontre Nacavant qui garde le lieu. Se faisant passer pour des employés de la régie, ils finissent par prendre un petit déjeuner avec lui dans l’un des deux hôtels qui étaient bizarrement restés clos quelques heures auparavant.

A six heures trente, l’agent Pruvost et le Brigadier Anquier descendent du train que le trio attendait. La désagréable surprise vire à la confrontation et la rixe qui s’en suit se solde par la mort du premier des agents de la force de l’ordre. Anquier lardé de coups de couteau est à terre, blessé. Il sera le héros du jour. Les trois cambrioleurs s’enfuient séparément. Jacob est le dernier à sortir de la gare. Il longe la voie ferrée, se dirige « au hasard, sans savoir au juste » vers le hameau d’Erondelle, puis coupe à « travers champs ». La chasse à l’homme vient de commencer.

« En débouchant d’un petit bois dans lequel je m’étais engagé depuis quelques minutes, je me trouvai soudain sur la lisière d’un village. La route était devant moi. J’y entrai et piquai droit sur le village. La plaque indicatrice apposée contre l’une des premières maisons que je rencontrai m’appris que je me trouvai à Limeux ».

Passé le bourg, Jacob rencontre un vieux paysan qui le renseigne sur le chemin à suivre pour éviter les gendarmes et les gens de la régie. Il s’est fait passer pour un contrebandier. Il tente vainement dans sa fuite d’allumer un incendie de manière à faire diversion : « Je n’étais pas au pays du soleil, de la poussière, des cigales et de l’ailloli, mais au pays du brouillard, de la boue et des bistouilles ».

La route, ou ce qui y ressemble, continue. Une vieille femme lui indique la direction de Wiry au Mont où Jacob pense pouvoir attraper un train. En chemin, il s’aperçoit qu’il a perdu sa longue vue au moment où il espérait pouvoir flamber l’humide campagne picarde. Un arrêt dans une ferme, où il fait l’acquisition d’une casquette de manière à passer inaperçu, lui apprend que le train de huit heures vient de partir de Wiry au Mont. Le prochain est prévu pour onze heures. L’anarchiste ne peut se permettre d’attendre.

« Après Wiry au Mont, je gagnai Allery puis Dreuil. Ce fut entre ces deux derniers villages que je fis la rencontre de deux gendarmes à cheval ».  Les deux pandores ne font que répondre au salut d’un homme qui agite sa casquette d’une main. L’autre est dans la poche de sa veste, tenant fermement un browning. Ils n’étaient pas encore au courant des événements qui se sont joués quelques heures plus tôt. Jacob poursuit son chemin le plus calmement possible. Il est fatigué.

« En arrivant à Dreuil, je tournai à droite, enfilant un étroit chemin conduisant sur la route d’Airaisnes. A l’un des coins se trouvait un café-auberge, le café du Commerce. Mes jambes n’étant plus aiguillonnées par la crainte du danger me dirent qu’elles seraient bien aises de se reposer une heure ».

L’homme qui entre dans le débit de boisson ne manque bien évidemment pas de se faire remarquer. Il dit s’appeler Escande et faire profession d’antiquaire. Et pour apaiser les soupçons des indigènes, Jacob expertise un médaillon en toc que la serveuse qui lui apporte de quoi prendre une rapide collation lui a malicieusement présenté comme un bijou de famille. Le boucher du village entre dans le café et annonce que « ce matin on a tué deux agents à Pont Rémy ». Jacob parvient à esquiver les regards et à détourner la conversation avant de quitter les lieux et de reprendre son chemin. Il n’aurait pas dû s’arrêter aussi longtemps.

« Airaines !… Pour le plus grand nombre de bipèdes parleurs qui peuplent la terre, ce mot ne signifie pas grand-chose. Si vous laissiez tomber ce mot de vos lèvres, les uns vous demanderaient si c’est un animal exotique, les autres, si c’est une plante ; certains, enfin, vous demanderaient sérieusement si c’est le nom du nouveau moutardier du pape. Mais pour moi, ce mot, c’est toute une catastrophe. C’est mon Waterloo. Mes cent jours n’ont duré que cinq heures !

Comme tout dégénère ! De Dreuil à Airaines, le trajet n’est pas bien long ; deux ou trois kilomètres environ. N’empêche que je souffris cruellement pour les parcourir. Cette halte au café m’avait littéralement brisé, anéanti.

Petit à petit, les jambes reprenaient bien un peu de leur élasticité ; mais ce n’était plus ça. Je marchais comme un automate, sans savoir si je vivais pour ainsi dire. La crainte du danger, seule, me servait de moteur. Je n’avais qu’une idée : avancer, gagner du terrain, parcourir des kilomètres ; qu’un but: Longpré. À part cela rien n’existait pour moi. Pour dire le mot : j’étais abruti.

Aussi quelle tuile ! Quel abordage en pleine poitrine, mes enfants ! lorsque passé le carrefour d’Airaines, pas bien loin de Bettencourt-Rivière, je vis passer à côté de moi une automobile montée par quatre personnes : trois civils et un gendarme, un brigadier, je crois. La voiture s’arrêta brusquement à quelques mètres de moi, et, le brigadier accompagné d’un homme couvert d’une pelisse en poils de lapin en descendirent. Au moment où je passais à côté d’eux, ils m’abordèrent. »

Alexandre Jacob ne peut pas faire grand-chose. Il sait ce qui va désormais lui arriver. Il est conduit à la gare de Pont Rémy, puis à celle d’Abbeville et finit par se retrouver dans la prison de cette ville. C’est à Orléans, dans l’attente de son second procès, qu’il écrit les Souvenirs d’un révolté dans lequel il fait la narration plus que précise de son arrestation.  La recherche des espaces traversée dans sa fuite met en lumière un fatal détour que nous avons pu cartographier. Alexandre Jacob a perdu du temps. Du temps … et sa liberté.

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