Lettres du Zoo de Ré 5


Les deux premières lettres du mois de novembre 1905 qu’écrit le détenu Jacob nous donne un renseignement précieux sur les Travailleurs de La Nuit. Nous savons grâce à elles le rôle que tenait un certain Narcisse. Sans doute un nom codé pour éviter la censure et les poursuites judiciaires. Jacob signale qu’il se rendait chez ce commerçant de Toulouse, à moins que ce ne soit plus sûrement de Montpellier, en compagnie de Rose Roux (détenue à la prison de Laon ?). Là, selon la biographie de l’honnête cambrioleur par Alain Sergent, il se fournissait en coffres-forts et autres outils pour le travail de nuit. Mais les deux missives doivent également retenir notre attention par les conseils que le numéro d’écrou 4043 du dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré prodigue à sa mère. Une conduite de vie, faite de faux semblants et d’apparences, permettra de la sorte une certaine liberté d’action et de soutien. Tout est alors affaire de patience … et de pragmatisme.

Après avoir indiqué son désir de sortir du bagne, de  quelque manière que ce soit, dans sa missive an date du 29 octobre (voir article Lettres du Zoo 4), Alexandre Jacob recommande en effet à sa mère de supporter l’attente. Non seulement de la supporter mais aussi d’en faire un atout. L’habit faisant le moine, il lui signale en utilisant l’exemple du commerce l’honnêteté comme ligne de conduite. De facto le syllogisme jacobien fait du commerce un vol légal et du commerçant un honnête homme au dessus de tout soupçon. Il en est du principe économique comme du principe social. Marie Jacob peut de la sorte passer du statut de mère indigne à celui de mère courage aux yeux de la bonne société en jouant sur le statut que donne l’apparence.

Mais, comme point de départ dans cette vie de femme libre désormais de ses faits et gestes, il convient de récupérer ce qui peut l’être et, donc, ne pas engager un combat perdu d’avance avec l’Administration Pénitentiaire et la Justice de France qui tardent à restituer les biens meubles saisis lors de l’instruction en vue du procès d’Amiens. Reste pour Alexandre Jacob la possibilité de toucher des droits d’auteurs sur les Souvenirs d’un révolté vendus à divers organes de presse dont un hypothétique Courrier Belge. Cela constituerait effectivement une manne salvatrice pour Marie Jacob dont la situation financière ne semble pas des plus facile si l’on se base sur l’appel à soutien en sa faveur que lance Libertad dans les colonnes de son journal l’anarchie.

Marie Jacob 19035 novembre 1905

Chère maman,

Je m’en doutais bien que l’on te chercherait des querelles d’outre-Rhin pour ne pas te restituer ta garde-robe. Ce n’est pas qu’ils ignorent la provenance de ces objets ; ils sont persuadés, certains qu’ils t’ont été légués par ta défunte mère. Mais voilà, ils sont les plus forts et tiennent à le faire sentir. Et puis chez eux, c’est un besoin de chicanes, de disputes. En gens malins, ils croient peut-être que tu vas avoir la naïveté de leur intenter un procès par voie légale et, qu’ainsi, ils rentreront de nouveau en possession de l’argent qu’ils viennent de te rendre avec tant de regret. Pécaïre ! comme ils se trompent ! Ils ne veulent point te remettre ce qui t’a été violemment saisi ? Eh bien, laisse-le-leur ; grand profit leur fasse. Discuter ce droit de propriété, ce serait t’embarrasser dans les détails, t’empêtrer dans les petites choses ; et, en fin de compte, tu finirais toujours par avoir tort. C’est l’éternelle histoire du pot de terre et du pot de fer. Je ne connais qu’une seule façon de lutter avec chance de succès contre de tels procédés. C’est d’y répondre par des procédés semblables. Similia similibus. Le système homéopathique, l’homéopathie sociale. Mais toi, pauvre femme, tu ne peux pas user de ce moyen ; il est au-dessus de tes forces et de tes connaissances.

Le mieux pour toi, c’est de faire tranquillement ton petit train comme tu le dis si bien. S’il se trouve sur la terre des gens qui se font de la bile, c’est sans doute parce qu’ils ont le foie malade. Montre-leur donc que, sous ce rapport, tu as bien meilleure santé qu’eux. Ris, ma chère maman, ne te fais point de mauvais sang. Cherche-toi un tout petit travail bien facile et beaucoup lucratif. Il va sans dire que par travail, je ne veux pas te dire de t’aller louer comme une bête de somme : garde-t-en bien. Prends un commerce et n’oublie pas que le monde est composé de dévorés et de dévorants. Fais en sorte d’être toujours parmi les derniers. Si tu te fais scrupule de vivre aux dépens de tes contemporains, eux ne se gêneront pas pour vivre aux tiens. Chacun  chez soi, chacun pour soi, telle est la maxime infâme qui gouverne le monde. Mets-la en pratique. Estime les hommes pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils valent. Au plus

tu les grugeras, au plus tu les pressureras, davantage ils t’en estimeront.

Ne t’insurge jamais contre la loi ; respecte-la au contraire et sache t’en servir au besoin. Car la loi ne défend pas le vol, en réalité, ce qu’elle défend et punit ce sont des formes de vol. Le tout est d’opérer proprement. Le commerce est un puissant savoir qui blanchit toutes les fortunes. Prends donc un commerce te dis-je ; vends 20 sous ce qui t’aura coûté 2 ; si ta marchandise est avariée, [illisible] pour excellente et vends-la comme telle. Puis, au bout d’un an, je ne dis pas de faire banqueroute, voire une simple faillite ; non, mille fois non ; vraiment ce serait trop bête : tu irais en prison. Merci, pas vrai ? tu sors d’en prendre. Et puis, d’autre part, ce ne serait pas honnête. Or, ce qu’il faut rechercher avant tout, c’est l’honnêteté. Je t’ai déjà dit de respecter la loi et je ne puis que te le répéter. Aime-la bien la loi ; adore-la, aies-en le culte, et observe littéralement ses prescriptions, en déposant ton bilan dans les formes qu’elle ordonne. En opérant ainsi il te suffira d’offrir le 8 ou le 10 % à tes créanciers pour qu’ils se déclarent satisfaits et te tiennent quitte du reste.

L’année suivante, si le cœur t’en dit, tu pourras recommencer. Ne te gêne pas. Le procédé est de bonne guerre. Non seulement l’on ne te dira rien, mais encore seras-tu respectée, aimée, choyée… surtout si tu as pas mal d’argent. Les gendarmes te feront la révérence. Si, par hasard, quelque malavisé, il s’en trouve toujours, t’appelait voleuse, n’hésite pas à le poursuivre devant les tribunaux pour diffamation. N’aie crainte, tu auras « le bon droit » pour toi, celui du pot de fer. Il n’y aura pas un juge (pas un seul, m’entends-tu ?) qui hésitera à condamner ton calomniateur. Il est même dommage que tu n’appartiennes pas au sexe fort ; car si tu étais homme, tu aurais pu être nommée juré et envoyer au bagne les pauvres bougres qui, poussés par la nécessité, se permettent de voler le bien d’autrui.

Et enfin, si tu suis exactement cette honnête ligne de conduite, tu verras que les soldats et les agents de la sûreté ne t’emboîteront plus le pas ; ils te laisseront en paix. Voyant cela ils se diront : « À la bonne heure ! Maintenant c’est une honnête femme. Elle est des nôtres. » Je crois même pouvoir ajouter qu’ils ne manqueront point de t’offrir leurs services.

Ainsi tu as profité de ton séjour à Laon pour aller visiter Rose. Tu as bien fait. Cela a dû lui faire beaucoup de plaisir. Si on m’en accorde la permission je lui écrirai peut-être dimanche, mais très certainement d’aujourd’hui en quinze. Tu pourras le lui annoncer si tu lui écris.

Tu me parles encore de ton itinéraire, ce qui me prouve que tu m’as écrit avant la réception de ma dernière dans laquelle je te disais ma façon d’envisager les choses à cet égard : je n’y reviendrai donc pas. C’est à toi d’agir comme tu l’entendras. Lorsque tu iras visiter Me Justal, ou bien encore si tu as l’occasion de lui écrire, demande-lui ce qu’est devenu le manuscrit que je lui ai adressé d’Orléans[1]. N’oublie pas de me renseigner à ce sujet aussitôt que tu le pourras.

Amitiés sincères aux époux Develay ainsi qu’aux camarades. Je t’embrasse bien affectueusement,

Alexandre

Caricature de Marie Jacob au moment du procès d\'Amiens19 novembre 1905

Chère maman,

Tu as eu bien raison de ne point m’écrire tes impressions de voyage ; elles auraient pu ne pas être du goût de tout le monde. L’essentiel est que tu aies fait un bon voyage et que tu sois pleine d’énergie. À quoi bon se laisser abattre par de si mesquines choses. Ce n’est pas le moment de lâcher la corde ; il faut s’y cramponner plus que jamais. Du courage donc et pas de défaillances. L’avenir nous sera peut-être plus favorable que le présent. Cette opinion est non seulement un espoir, mais presque une conviction. Voici pourquoi. L’autre jour, en glanant une bible, j’y ai lu ces mémorables paroles dignes seulement d’être retenues par saint Thomas ou par moi : «En vérité, en vérité, je vous le dis, les temps futurs verront s’accomplir de grandes choses… » Dans un livre, le plus souvent les phrases ne sont rien en elles-mêmes ; l’idée, le sens que nous leur attachons leur donne seul du prix. Ainsi pour un joueur, les « grandes choses » c’est d’être favorisé par le jeu ; pour un amoureux, c’est d’être aimé ; pour un financier, c’est une nouvelle à sensation pouvant lui rapporter de gros bénéfices ; pour un militaire, c’est une belle bataille ; pour un postulant, c’est d’apprendre la mort de son ami, tout heureux qu’il est de lui prendre sa place ; et pour un détenu, c’est… Devine un peu ?

C’est l’amnistie ; pas plus que ça tu vois. Et l’amnistie générale encore. Et pourquoi pas, après tout. Je t’assure que pour ma part je n’y verrais aucun inconvénient.

Ainsi donc, dans l’anxieuse attente que cette utopie devienne une réalité, je te recommande de prendre patience ; si cela arrivait je pourrais t’embrasser à satiété. Avec de la patience, vois-tu, on arrive à tout… même au tombeau. Pour ce qui me concerne, « au tombeau » c’est une façon de parler, car à bien dire les choses, où je vais aller on n’enterre pas les condamnés, on les emmerre. Passe-moi ce néologisme. Bah ! mourir sur un point du globe ou sur un autre, cela n’a guère d’importance ; de même pour les maladies. Être fauché par un mal ou par un autre, par la phtisie ou le vomito negro [fièvre jaune], je n’y vois pas grande différence. Comme je te l’ai dit déjà, il n’y a pas un seul endroit sur la terre, pas une seule zone, une seule contrée qui ne possède une maladie à l’état endémique. Ne te chagrine donc pas à cet égard. Je te le répète, prends patience et qui vivra verra, comme dit l’autre.

Je te renouvelle d’envoyer le manuscrit à Germinal et de me faire connaître le résumé de leur réponse, si on te répond. D’autre part, va revoir le secrétaire de la rédaction du Courrier belge afin qu’il te remette le solde de 1 000 francs. Du moment qu’il t’a donné 500 francs je ne vois pas pourquoi il ne te verserait point le restant de la somme. Dans le cas où la Le Bastoul ne daignerait te répondre, écris à M. Narcisse, fabricant de chaussures, rue des Lois, à Toulouse. Mets-le au courant de cette affaire en lui spécifiant l’histoire par détails et offre-lui le 50 %. Par la même occasion, adresse-lui une cordiale poignée de main de ma part. Attends un peu. Il me vient une idée. J’ai tellement voyagé qu’il m’arrive de confondre le nom des rues en les attribuant à une ville au lieu d’une autre. Toulouse peut bien avoir la rue des Lois puisque c’est la patrie de Cujas, mais je n’en suis pas sûr. Pour plus d’exactitude écris donc à Rose.

Dis-lui que c’est la rue où j’avais acheté le coffre-fort[2]. D’ailleurs elle connaît le magasin de Narcisse ; elle pourra te renseigner.

Sincères amitiés aux camarades. Je t’embrasse bien affectueusement,

Alexandre

P.-S. Aucune nouvelle officielle relative au départ. Aussitôt que je saurai du nouveau je t’en aviserai.


[1] Il s’agit des Souvenirs d’un révolté.

[2] Allusion au commerce de quincaillerie que Jacob aurait acheté à Montpellier

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