Les tournées de Marius


Les tournées de Marius, 1939

17 janvier 1931. Le tribunal de commerce de la Seine inscrit à son registre la naissance de la très honorable maison de vente Marius. L’ancien chef d’atelier Jacob de l’entreprise Marivaux est devenu marchand forain. Il  porte le matricule 494323 et parcourt les marchés de la région parisienne. Sur son étal : du tissu, des articles de bonneterie. Mais l’honnête commerçant ne rentre semble-t-il pas dans ses fonds et quitte la capitale pour venir s’installer dans l’Yonne, non loin d’Auxerre.

Certains, à l’image de Bernard Thomas, May Picqueray et William Caruchet, ont pu avancer l’idée d’un exode motivé par la déliquescence du mouvement libertaire parisien et par l’emploi occupé précédemment. Il est vrai qu’il peut y avoir dichotomie entre la direction d’une équipe d’ouvriers et d’ouvrières et un esprit libre, sans dieu ni maître. Nous n’adhérons que très partiellement à ce point de vue. Si l’ancien forçat Barrabas peut choisir une nouvelle vie professionnelle, c’est justement parce que l’ancienne le lui permet au grand dam de ses patrons. Nous avons, dans les articles en date du 20 mai 2008 et du 21 août 2008, évoqué la vente d’un brevet pour la fabrication de mannequins vestimentaires. L’argent récupéré permet la création de l’enseigne Marius et l’achat du fonds de commerce.

« Le voyage » peut ainsi commencer, il dure dix-huit ans. C’est dans ce cadre, autorisant une certaine liberté, qu’Alexis Danan rencontre Jean Valjean 1935 à Amboise sur les bords de la Loire. Et le journaliste de dresser le portrait d’un bagnard régénéré, vivant très bien des ventes de ses marchandises. Jacob dispose en 1939 d’un patrimoine de 528000 francs. Cette fortune confirmerait donc pour nous l’hypothèse du départ parisien motivé par une entreprise commerciale déficiente dans la capitale. En Touraine et dans le Val de Loire, le commerçant ambulant voit donc son capital prospérer. Alexis Danan indique que les tournées de Jacob passent par Montrichard, Blois et Amboise. Alain Sergent signale également Valançay et Orléans dans sa biographie d’Un anarchiste de la Belle Epoque.

A cette époque, Marius le forain réside au lieu-dit Les Frêchots, commune de Fleury la vallée. C’est là que Marie Jacob attend son fis venu faire le « rembour » (le réapprovisionnement du stock, le chargement) de sa camionnette dans laquelle il loge entre deux ventes. Nous savons par l’interview (réalisé le 19 février 2002) de Madeleine Briselance, nièce de Louis Briselance et amie de Jacob, qui l’a connue adolescente à l’époque, que l’anarchiste s’approvisionne probablement sur Orléans, Lyon et Toulouse. Avec Marie Jacob réside aussi la compagne du forain. C’est de elle dont il est question dans l’interview donné à Alexis Danan en 1935. Mais le couple que forme Jacob avec la femme Berthelot ne tient guère plus de deux ans. Ce n’est cependant pas cette raison qui le pousse à changer de résidence en 1939 et à restreindre son aire de tournées. Marie Jacob est malade et le fils entend certainement être le plus près possible de sa mère, qu’il laisse pendant son temps de travail. Le nouveau domicile est également assez proche de celui de ses amis. Une nouvelle compagne, Pauline Charron, tient la maison, du hameau de Bois Saint Denis, achetée comptant chez Maître Barges, notaire à Reuilly dans l’Indre. Elle s’occupe également de soigner Marie Jacob. Les tournées de Marius ont donc changé à partir de 1939. Le lundi, Jacob pose son barnum à Vatan, puis se trouve le lendemain à Valençay. Le mercredi, il vend ses chaussettes, tissus et chemises à Romorantin et se dirige ensuite soit sur Graçay, soit sur Vierzon. Le marché du vendredi permet à Jacob d’installer son banc forain sur la place centrale du village de Reuilly, à quelques kilomètres de sa maison. Reuilly, jour de marchéLe samedi, Alexandre Jacob est à Issoudun. « Détail » qu’il ignore et que nous narre Pierre Valentin Berthier en 1995 dans les Ecrits édités par L’Insomniaque, Alexandre Jacob appâte le chaland « à coté d’une pharmacie où finissait d’exercer un potard octogénaire de la vieille école, Octave Martinet, celui-là même qui, le 31 octobre 1870, avait combattu aux cotés de Blanqui dans l’assaut de l’hôtel de ville ». A ce trajet régulier vient se surajouter la fréquentation non moins régulière des foires de l’Indre, du Cher et du Loir et Cher que l’on peut retrouver dans n’importe quel almanach régional de ce temps.

Alexis Danan  conclut, en 1935, son article en signifiant à son lecteur que son sujet a fait la paix avec la société. « Alexandre Jacob n’a pas d’histoire non plus que d’histoires » écrit alors le journaliste. Pourtant, et comme l’écrit Alain Sergent, l’homme est de temps à autre rattrapé par son passé. A l’occasion de l’une ou de l’autre de ses tournées à Orléans, il rencontre l’agent Couillot, sur qui il avait tiré en 1901 et qui depuis avait monté en grade. Sergent se plait à raconter que le policier en profite pour demander une remise à l’anonyme forain ! « Un autre jour », nous dit encore le biographe, à Valençay, Alexandre Jacob se sent observé. L’inspecteur Bony, qui n’est pas encore le zélé collaborateur de la Gestapo, mène une filature à la suite d’un cambriolage commis à Paris et qui rappelle le casse opéré en 1901 dans la rue Quincampoix. Le souvenir des Travailleurs de la Nuit reste tenace à la Sûreté parisienne.

Mais l’homme est reconnu, estimé dans la profession et c’est en toute logique qu’une grande partie de ses amis exercent le même métier que lui : Louis et Georges Briselance, Bernard Bouquereau, Guy Denizeau. Notons encore, et comme exception, le jeune journaliste Pierre Valentin Berthier, correspondant à Issoudun du Journal du Département de l’Indre, et rencontré sur le marché de cette ville. Mais la seconde guerre mondiale vient ruiner la relative aisance du vieux Marius. Alexandre Jacob ne se livre pas au marché noir. Alain Sergent suggère « un soucis de moralité ». La lettre de l’anarchiste à Jean Maitron, le 2 juin 1949, donne une toute autre hypothèse :

Jacob dans Voilà« Pendant la guerre, j’aurais pu, comme la plupart de mes confrères, réaliser une fortune et me trouver ainsi ce jour à l’abris du besoin. Je ne l’ai pas fait, non par motif d’éthique, mais juste que je ne pouvais le faire. Ma pauvre mère au lit, avec deux jambes cassées, ma compagne gravement malade, prélude de son infirmité présente. Circonstances qui m’interdirent tout déplacement. Or les affaires fructueuses ne se traitant pas par correspondance, mais en personne, j’ai du me contenter de commercer avec de minces répartitions, au compte-gouttes. (…) Présentement, je manque de liquidité pour me réapprovisionner ».

L’anarchiste voit donc fondre sa fortune. Le réapprovisionnement du stock devient difficile à réaliser et les ventes se font au rythme aléatoire des arrivées de produits. Les circonstances sont parfois favorables au forain qui avoue à Josette Passas le 19 juin 1954 disposer encore de quelques pièces de tissus, assimilé à du nylon et provenant d’un ballon sonde « barboté aux Allemands » onze ou douze ans plus tôt. De cette rapine occasionnelle, l’anarchiste en tire une étoffe d’environ 5 m² qu’il s’empresse de vendre aux habitants de Reuilly. Significative aussi est cette anecdote que nous narre avec humour Roland Hénault dans son livre Les saveurs de la terre (p.142) consacré au village de Reuilly et à son inénarrable vin : « Hélène Malbète (…) me rappelle plaisamment qu’au cours de l’hiver 1943, il avait touché un lot de magnifiques chaussettes mauves qui réchauffèrent les mollets des laboureurs de Reuilly malgré leur teinte insolite. La mode sur les coteaux reuillois fut donc aux couleurs voyantes. L’avant-garde involontaire de Saint Germain des Prés ».

Jacob vit donc péniblement les années de guerre, ce qui n’empêche pas la résistance à la fin du conflit d’effectuer une perquisition chez le vieil anarchiste. Cela n’empêche pas non plus les pouvoirs publics, peu de temps après la libération, de l’accuser et de le condamner pour fraude fiscale à partir d’une facture de tissus ne correspondant pas au métrage enregistré. Le président Claustres, du tribunal d’Issoudun envoie l’honnête Marius en prison pour une quinzaine de jours. Alexandre Jacob a 65 ans ; sa résistance physique est de fait amoindrie. En 1951, quelques temps après le décès de sa femme Pauline, le vieux forain Jacob cesse son activité professionnelle.

Le « voyage » est terminé. L’homme vit retiré, mais pas reclus, dans sa maison du hameau de Bois Saint Denis. Ses amis viennent régulièrement le voir mais ne parviennent pas à le convaincre de l’inutilité d’un suicide qu’il envisage pourtant comme une mort librement choisie après « une vie faite d’heurs et de malheurs » (lettre à Guy Denizeau, 17 août 1954)

 

 

Voilà, 18 mai 1935Alexis Danan

Jean Valjean 1935

Voilà

18 mai 1935

Quand il grimpe le raide escalier du passage Delaunay, à Bagnolet, il y a tout juste vingt-cinq ans, deux mois et huit jours qu’il n’a pas vu sa mère : plus de la moitié de sa vie. On lui trouve tout de suite quelque occupation chez un ami charitable. Mais Jacob ne s’accommoderait point de complaisance. Trop fier pour émarger au budget de l’amitié, il entend rendre dix fois la valeur des salaires reçus. Il étudie les procédés de fabrications de l’usine, les amendes, prend des brevets, accroît dans la proportion du simple au double le chiffre d’affaire de la maison, et puis, un beau jour réclame son compte. L’atmosphère d’un atelier clos l’accable. Homme libre, il a besoin d’espace. Il achète un lot de bonneterie, et, chaussé de brodequins de soldat et sa camelote au dos, il s’en va parcourir les marchés, à grandes enjambées et ses larges narines de marin humant le vent.

La maison Marius, lingerie, confection, bonneterie en tous genres, Alexandre Jacob propriétaire, est une honorable maison de commerce.

Sa mère m’avait dit :

– Vous le trouverez samedi à Blois, dimanche à Amboise, lundi à Montrichard. Vous reconnaîtrez bien son barnum : il est bleu et rouge à l’enseigne Marius.

J’ai trouvé Jacob, boutiquier forain, à Amboise sur le Mail, au bord de la Loire. Haut, les traits épais, la face un peu mafflue et rase, l’œil aigu derrière des bésicles d’acier, des mèches blanches s’échappant d’un étroit béret étrangement posé sur sa tête, à la façon d’un bonnet de pâtissier, un foulard marron à poids autour du cou, vêtu d’un bleu de mécanicien et chaussé de sabots. Il hélait la pratique d’une voix chantante qui fleurait l’ail, la marée fraîche et le soleil.

– Donnez un petit coup d’œil à l’étalage, mesdames, en passang….

Une paysanne rougeaude s’approche, marchande une chemise de garçon, qu’elle juge un peu courte, pour obtenir un rabais.

– Trop courte, protesta Jacob. Té, si elle était plus large, vous croyez que je vous la laisserais pour cinq francs ? De la pécale d’Alsace, dites.

Une autre trouve la chemise trop longue.

– Trop longue ? Vous y faites un pli et puis cocagne !

Il est si jovial, si bon enfant, si entraînant qu’à la fin les paysannes tourangelles lui répondent avec l’accent de la rue Paradis.

Marie et Alexandre Jacob devant la camionnette– Allez « la » voir, derrière, m’a-t-il dit tout de suite.

C’est la voiture qu’il voulait dire. Il écrit à sa mère : « Tout va bien, la voiture et la santé ». Elle est son orgueil et l’autre moitié de sa vie, la première étant sa mère de qui avec une pointe d’inquiétude il m’a demandé dès la présentation :

– Vous l’avez trouvé bien, pas vrai ?

Je lui fais des compliments sur sa voiture.

– 16 billets, me dit-il. Et ici 20 de camelote.

Il est fier de sa réussite, pour la liberté merveilleuse qu’elle assure d’aller et venir, plus que pour ce qu’il en tire de gain d’argent. Il n’a guère plus de besoins qu’à vingt-trois ans. Il boit de l’eau, fume deux ou trois pipes par jour, ne mange autant que possible que des fruits. La Touraine est sa contrée d’élection qui abonde en foires. Il y circule pour se prouver sa force, insensible désormais à l’appel des châteaux et des cathédrales. Plus rien en le tente que la route malgré les gendarmes que, d’aventure, on y voit. Mais les gendarmes vont à bicyclette et la poussière, à l’occasion, vient de lui. C’est un homme heureux. Il m’a fait une confidence :

– Je vais me mettre en ménage, je crois.

– A cinquante-six ans, M. Jacob ?

– Eh quoi ? Ca va se décider demain à Montrichard. C’est la femme d’un copain. Il est tellement « obnubilé » par ses idées, qu’il la néglige, la pauvre. Alors, moi, je vais lui dire comme ça, franchement : « Ecoute, vieux, faut ce qu’il faut. Si tu peux la rendre heureuse, garde-toi la. Sinon, faut comprendre les choses, pas vrai ? Je me l’emmène »

Jacob heureux n’a pas d’histoire, non plus que d’histoires. M. Chanel avait raison : il n’a point fait parler de lui. Pourtant, il est allé un jour chez le commissaire. Il avait appelé le garde-champêtre : « tête de cul de lampe ».

Jacob invoqua l’arbitrage du maire qui est imprimeur :

– Un cul-de-lampe, pas vrai Monsieur le Maire ? C’est une figure d’art et, par conséquent …

Le garde-champêtre, flatté, finit par remercier Jacob, avec chaleur, pour la courtoise comparaison.

 

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