Jean Valjean 1935


Voilà, 18 mai 1935Affirmer que l’article que donne Alexis Danan sur le forçat « régénéré » Jacob, dans le magazine Voilà le 18 mars 1935, est sérieusement orienté peut sembler être un doux euphémisme. La prose du journaliste écrivain, auteur cinq ans plus tôt de Cayenne, peut expliquer le fait. Il rencontre d’ailleurs l’anarchiste pour l’occasion à Amboise. Le photographe qui l’accompagne peut ainsi tirer de superbes portraits de l’homme revenu de l’enfer et devenu forain. Mais l’article n’est pas un témoignage. Dans le contexte de critique généralisée de l’institution pénitentiaire coloniale qui fait suite à ceux d’Albert Londres, le papier de Danan et les quatre autres qu’il commet sur des bagnards libérés participe de cette volonté de voir le bagne supprimé. Il n’y a dès lors aucun étonnement à lire la vie de « l’honnête cambrioleur » décrite d’une façon misérabiliste, marqué des sceaux de la fatalité et de l’infamie. Le but de la manœuvre est double. Il s’agit bien sûr, et en premier lieu, de mettre en relief une force de caractère hors du commun, capable de résister à toutes les souffrances. Le lecteur doit alors, dans un deuxième temps, s’effrayer logiquement de la dichotomie existant entre le crime commis et l’expiation du criminel. De là, les multiples approximations, les nombreuses exagérations qui font d’Alexandre Jacob un homme de peine, de chagrin et de tourments, endurant mille turpitudes, résistant crânement à la volonté aveugle et bornée d’une société qui se refuse à penser socialement les réponses à la supposée criminalité. Voilà donc un homme subissant la pire des condamnations et qui pourtant n’aurait jamais versé la moindre goutte de sang ! Danan oublie de mentionner les balles tirées sur l’agent Couillot à Orléans et sur Anquier, son collègue d’Abbeville ! De fait, et après toutes les horreurs subies, l’honorable marchand forain a finalement gagné le droit à une vie sereine, tranquille, noyée dans l’anonymat du quotidien du Val de Loire. Il n’en demeure pas moins que ces lignes fourmillent de renseignements sur la vie d’un homme poussé par dépit et par la force sociale des choses, d’après Danan, dans la voie du crime … puis de la régénération. Et, tel un jean Valjean des temps modernes, Jacob l’apprenti terroriste, Jacob l’illégaliste, pilleur de villas et de demeures bourgeoises, se mue finalement, mais prématurément vieilli par la douloureuse expérience guyanaise, en une espèce de nouveau Monsieur Madeleine. La conclusion sonne d’elle-même. Si le bagne ne résout pas l’insécurité, hypothétique et hexagonale, il brise, il broie, il élimine. Seul un être d’exception peut y survivre.

 

Jean Valjean 1935Jean Valjean 1935

Alexis Danan

Voilà,

18 mai 1935

On va célébrer – à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort – la mémoire de Victor Hugo. Le puissant romancier qui, dans les « Misérables », créa l’inoubliable figure de Jean Vlajean, eût entre tous aimé l’hommage de Voilà proposant à la sympathie de ses lecteurs trois portraits de forçats régénérés, dûs à la plume aigüe et sensible de l’auteur de Cayenne : Alexis Danan

Jacob dans VoilàEcolier, j’ai fabriqué de la poudre, et c’est un jeu, pourquoi m’en cacherais-je ?, où j’ai prisq un plaisir extrême. Ce n’était point au demeurant un jeu solitaire. Nous nous rencontrions, le jeudi matin, à la sortie du cours de dessin – et, ce qui donne la mesure de notre innocence, sur un terrain militaire – quelque six ou huit garnements enivrés de leur jeune science, et qui, groupant nos talents et nos provisions, attendions d’un cœur avide la belle flambée finale. Je me rappelle que c’est le fils du procureur de la République qui se chargeait du salpêtre. Et puis, à la longue, la fantaisie nous passa.

Je tremble aujourd’hui à la pensée que cette distraction hebdomadaire de « fort en chimie », eût pu, mes condisciples et moi, nous conduire au bagne, comme il advint à ce malheureux Jacob.

C’était à Marseille, où l’outrance est de toutes choses, ainsi qu’on sait. Caserio, Vaillant, Ravachol venaient de dresser dans le ciel les noirs étendards de l’anarchie, et la police étaient partout en quête de complots et d’attentats en gestation. L’industrie des indicateurs prospérait. L’un de ces aides-policiers, qui savait l’inclinaison de Jacob, mousse de quinze ans à bord d’un voilier, pour les idées nouvelles, lui confia quelques jours en dépôt ce qui lui de charbon pilé, de soufre et de salpêtre pour composer, vaille que vaille, une livre ou deux de poudre grossière, et puis s’en fut, pour la prime, le dénoncer à ses maîtres. Jacob, le jour de la descente, se trouvait porter sur soi quelque méchante brochure anarchiste qu’on avait le loisir de se procurer dans tous les kiosques de Marseille, pour dix sous. On jugea la prise d’importance et condamna froidement le petit mousse à six mois de prison et cinquante francs d’amende.

Un étrangleur, quand il a fini sa peine, on le laisse tranquille. Cet anarchiste de quinze ans, qui ne connaissait guère l’anarchie que par la terreur qu’en avaient des juges maladroits, fut, à sa sortie des cachots, pris en étroite protection par la police. Sa mère l’avait fait admettre comme apprenti en typographie dans une maison sérieuse. On admirait l’intelligence du garçon et, néanmoins, on dut se séparer de lui, car, tous les quinze jours, des policiers pénétraient en force dans l’imprimerie pour y procéder à l’inventaire de ses poches.

– Ainsi, se dit Jacob, mes six mois de prison n’ont pas apaisé le ressentiment de la société contre moi ? Voici qu’elle nous condamne par-dessus le marché ma mère et moi à l’instabilité et à la faim perpétuelle ? Soit. J’accepte la bataille.

Jacob dans VoilàCe Marseillais, à peine sorti des culottes courtes de l’adolescence, ce n’était point le fanfaron des histoires. Il recruta, patiemment, toute une équipe de « collaborateurs » de sa trempe, et, pour l’instruire dès l’abord de ce que serait sa manière, avant tout truculente, sans préjudice de la plus folle audace, il imagina cette première offensive du Mont de Piété, qui fit rire Marseille jusqu’aux larmes, et toute la France avec elle. Lui qui avait tant pâti des perquisitions, c’est par une perquisition bouffonne qu’il entendit inaugurer ses exploits. Armé de faux papiers de police, il exigea du Crédit Municipal l’inventaire des bijoux, exprima sévèrement ses doute sur la régularité de certaines opérations, emporta contre reçu pour 400000 francs de bagues, de montres et de colliers, et puis, afin de corser l’invraisemblable aventure, emmena « sous bonne escorte » le directeur tout effaré chez le Procureur. Demeuré seul dans les couloirs du parquet, le malheureux fonctionnaire, après quatre heures d’attente, manifesta si vivement son impatience de s’expliquer, que le Procureur, le tenant pour un fou, requit son admission immédiate dans un asile.

Quant à Jacob, enhardi par le succès vengeur de cette première entreprise, il se déclara pour la suite des temps « en révolte ouverte contre la société ». Homme d’infinies ressources, ouvrier d’une adresse rare, au surplus chef à la tête froide, organisateur de génie, et ce n’est pas trop dire, ce Marseillais trapu et rieur qui, un siècle plus tôt, eût accomplit son destin à rançonner en mer les voiliers du négoce, s’institua cambrioleur à principes. C’est-à-dire appliqué à ne détrousser que des opulences de son choix. Tout ce qui lui paraissait comporter une valeur humaine ou spirituelle, était assuré de son respect. La maison d’un médecin, par exemple, ou celle d’un professeur, lui était sacrée. Un jour, ou plutôt une nuit, opérant à Rochefort, il découvre qu’il s’est, avec ses collaborateurs, imposé à l’hospitalité de Pierre Loti. Il ordonne immédiatement la retraite. Mais il fait main basse « sur les ors insolents », ainsi qu’il parle, de vingt-huit églises ou cathédrales. Il s’introduit dans les villas que leur apparence aristocratique lui désigne, et de préférence dans les châteaux, dans les anciennes demeures seigneuriales qui lui sont comme un défi personnel. Les bijoux, les métaux précieux qu’il y prélève, il les livre à la fonderie qu’il a créée, ayant, dit-il, « pris soin de supprimer le parasitisme du receleur ». Et quel parti ce révolté tire-t-il, pour son propre compte, de ses razzias méthodiques ? Le moindre, et la chose fut admise au procès par le ministère public lui-même. Jacob entretenait fastueusement « la Cause » du produit de ses équipées. Il a distribué des millions de subventions diverses. Mais, il prenait, quant à lui, ses repas dans des gargotes. Ses fringales de solide garçon qui ne boude pas à la tâche lui coûtaient 1fr15 à midi, 1fr50 le soir. Il n’a pas, témoigne-t-il, le souvenir d’une journée de chef de bande qui ne doit de compte à personne, où ses dépenses propres aient excédé huit francs.

Jacob dans VoilàIl est arrêté avec les siens, le 22 avril 1903 à Abbeville. Il a 23 ans et cent cinquante six vols qualifiés à son actif. Aux assises d’Amiens, son procès dure onze jours. Mais il n’assiste qu’à huit audiences, expulsé du box à cause de son attitude intraitable. Il refuse de se dresser à l’entrée de la cour. Il refuse de se découvrir. Il provoque les témoins, ses victimes, interpellant celui-ci pour ses mouchoirs à deux cent cinquante francs la pièce, « qui sont un défi à la misère », et cette pieuse rentière pour les secrets instruments d’amour qu’elle serrait dans son secrétaire.

Alexandre Jacob, anarchiste et partisan de la reprise individuelle, passa vingt-cinq années de sa vie à casser des cailloux sur les routes torrides de Guyane.

On envoie finalement l’ancien mousse au bagne, à perpétuité.

Jacob est trop intelligent, débarquant à l’île Royale, « interné A », pour y entretenir si peu que ce soit d’illusions. Il bande son énergie de fauve au repos, et, comme les autres, il attend l’occasion favorable, guettant les courants.

A vrai dire, si prévenus qu’ils soient contre lui, commandant, fonctionnaires, surveillants, ne demanderaient pas mieux que de signer avec Jacob un traité de paix. Mais il décourage toutes les avances, et le paie cher. En vingt-deux ans de séjour à la Royale, il endure huit ans et onze mois de fer. Pendant huit ans et onze mois, il n’a pas vu la lumière du soleil. Il n’a mangé qu’une boule de pain tous les trois jours, pendant huit ans et onze mois. Simplement, parce que, instruit des règlements, qu’il avait appris comme un candidat licencié, il exigeait son dû et dénonçait l’iniquité, la violence gratuite et le barbotage, alors même qu’il n’était point de sa propre personne en cause. Les règlements, il en possède la lettre jusqu’à les enseigner à ses juges. Traduit sept fois devant le Tribunal maritime spécial de Saint Laurent du Maroni de qui relèvent les transportés, il est acquitté six fois. Il obtient de plaider pour des camarades. Une fois, la Cour de cassation donne raison à l’anarchiste juriste contre le Tribunal.

En châtiments de ses crimes, dont aucun, de son fait, ne fut de sang, on peut dire que Jacob a souffert jusqu’à la limite de l’endurance humaine. Sans se plaindre. Sans jamais quitter sa posture délibérée d’ennemi des lois. Il a failli mourir, les fers aux pieds, de dysenterie et de faim. Cet athlète, de qui le poids normal est de 85 kilos, il est tombé jusqu’à 42 kilos. En cellule, affamé, il a mangé les boulettes de mie de pain dont ses devanciers s’étaient servis pour boucher, le long des murs, les trous à punaises. Il a de clairs souvenirs d’agonie.

Un jour, un visiteur, à l’esprit libre, ayant reçu le spectacle de ce haut caractère appliqué à de stériles défis, s’est laissé aller, à son retour, à publier son admiration sans fausse honte. C’était un journaliste. C’était Louis Roubaud. Sans craindre de heurter le bourgeois peureux, Roubaud demanda la grâce de Jacob. Le gouverneur Chanel lui fit bravement écho. A la Royale, on croyait rêver. Jacob, rentrer en France ? Ces pékins de Paris, disait-on, sont indécrottable !

– Je réponds de cet homme, insistait M. Chanel. Jacob ne fera plus parler de lui, parce que sa vieille mère l’attend, et parce qu’il me l’a promis.

On lui retira les fers des chevilles pour le conduire au bateau. Il ne pouvait plus marcher. On le hissa sur le Saint Raphaël, comme un moribond, les pieds nus, gonflés et gluants de sang noir, le corps flottant dans un bleu de coutil. On était en novembre. Il avait les cheveux blancs d’un vieillard qui veut revoir son village avant de mourir.

Quand il grimpe le raide escalier du passage Delaunay, à Bagnolet, il y a tout juste vingt-cinq ans, deux mois et huit jours qu’il n’a pas vu sa mère : plus de la moitié de sa vie. On lui trouve tout de suite quelque occupation chez un ami charitable. Mais Jacob ne s’accommoderait point de complaisance. Trop fier pour émarger au budget de l’amitié, il entend rendre dix fois la valeur des salaires reçus. Il étudie les procédés de fabrications de l’usine, les amendes, prend des brevets, accroît dans la proportion du simple au double le chiffre d’affaire de la maison, et puis, un beau jour réclame son compte. L’atmosphère d’un atelier clos l’accable. Homme libre, il a besoin d’espace. Il achète un lot de bonneterie, et, chaussé de brodequins de soldat et sa camelote au dos, il s’en va parcourir les marchés, à grandes enjambées et ses larges narines de marin humant le vent.

le barnum de Marius dans VoilàLa maison Marius, lingerie, confection, bonneterie en tous genres, Alexandre Jacob propriétaire, est une honorable maison de commerce.

Sa mère m’avait dit :

– Vous le trouverez samedi à Blois, dimanche à Amboise, lundi à Montrichard. Vous reconnaîtrez bien son barnum : il est bleu et rouge à l’enseigne Marius.

J’ai trouvé Jacob, boutiquier forain, à Amboise sur le Mail, au bord de la Loire. Haut, les traits épais, la face un peu mafflue et rase, l’œil aigu derrière des bésicles d’acier, des mèches blanches s’échappant d’un étroit béret étrangement posé sur sa tête, à la façon d’un bonnet de pâtissier, un foulard marron à poids autour du cou, vêtu d’un bleu de mécanicien et chaussé de sabots. Il hélait la pratique d’une voix chantante qui fleurait l’ail, la marée fraîche et le soleil.

– Donnez un petit coup d’œil à l’étalage, mesdames, en passang….

Une paysanne rougeaude s’approche, marchande une chemise de garçon, qu’elle juge un peu courte, pour obtenir un rabais.

– Trop courte, protesta Jacob. Té, si elle était plus large, vous croyez que je vous la laisserais pour cinq francs ? De la pécale d’Alsace, dites.

Une autre trouve la chemise trop longue.

– Trop longue ? Vous y faites un pli et puis cocagne !

Il est si jovial, si bon enfant, si entraînant qu’à la fin les paysannes tourangelles lui répondent avec l’accent de la rue Paradis.

– Allez « la » voir, derrière, m’a-t-il dit tout de suite.

C’est la voiture qu’il voulait dire. Il écrit à sa mère : « Tout va bien, la voiture et la santé ». Elle est son orgueil et l’autre moitié de sa vie, la première étant sa mère de qui avec une pointe d’inquiétude il m’a demandé dès la présentation :

– Vous l’avez trouvé bien, pas vrai ?

Je lui fais des compliments sur sa voiture.

– 16 billets, me dit-il. Et ici 20 de camelote.

Marius et son étal dans VoilàIl est fier de sa réussite, pour la liberté merveilleuse qu’elle assure d’aller et venir, plus que pour ce qu’il en tire de gain d’argent. Il n’a guère plus de besoins qu’à vingt-trois ans. Il boit de l’eau, fume deux ou trois pipes par jour, ne mange autant que possible que des fruits. La Touraine est sa contrée d’élection qui abonde en foires. Il y circule pour se prouver sa force, insensible désormais à l’appel des châteaux et des cathédrales. Plus rien en le tente que la route malgré les gendarmes que, d’aventure, on y voit. Mais les gendarmes vont à bicyclette et la poussière, à l’occasion, vient de lui. C’est un homme heureux. Il m’a fait une confidence :

– Je vais me mettre en ménage, je crois.

– A cinquante-six ans, M. Jacob ?

– Eh quoi ? Ca va se décider demain à Montrichard. C’est la femme d’un copain. Il est tellement « obnubilé » par ses idées, qu’il la néglige, la pauvre. Alors, moi, je vais lui dire comme ça, franchement : « Ecoute, vieux, faut ce qu’il faut. Si tu peux la rendre heureuse, garde-toi la. Sinon, faut comprendre les choses, pas vrai ? Je me l’emmène »

Jacob heureux n’a pas d’histoire, non plus que d’histoires. M. Chanel avait raison : il n’a point fait parler de lui. Pourtant, il est allé un jour chez le commissaire. Il avait appelé le garde-champêtre : « tête de cul de lampe ».

Jacob invoqua l’arbitrage du maire qui est imprimeur :

– Un cul-de-lampe, pas vrai Monsieur le Maire ? C’est une figure d’art et, par conséquent …

Le garde-champêtre, flatté, finit par remercier Jacob, avec chaleur, pour la courtoise comparaison.

On ne pense plus aujourd’hui devant une bonne bouteille d’Anjou, aux souffrances d’autrefois sur les bords du Maroni.

Alexis DananAlexis Danan

 

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