La mort de Salsou


Ce furent près de 67 000 criminels en tout genre (52 000 transportés, 16 000 relégués) qui, en Guyane de 1854 à 1953, ont fini leur vie dans le ventre d’un requin ou bien enfouis anonymes dans les limbes de la tourbe amazonienne. Peu sont revenus en métropole. Si la population libre ou pénale est enterrée sur le continent, il n’en est pas de même, faute de place, aux îles du Salut. Seuls les déportés du Diable, du fait de leur petit nombre, ont droit à une sépulture. Sur Royale, un cimetière est réservé aux enfants du personnel ; Saint-Joseph accueille le cimetière des surveillants. Les autres, bagnards, subissent donc la tradition de la Marine dite du « mouillage » mais la scène offerte est, selon tous les témoignages recueillis, glaçante de sauvagerie comme ce fut le cas après le décès de Mélanie François Salsou, matricule 31504, le 19 juillet 1901.

Charles Malato narre le triste et effroyable spectacle dans le journal L’Aurore quelques mois plus tard. En fin de journée le corps du bagnard décédé, entreposé à la morgue, est embarqué sur une chaloupe, dans un cercueil amovible et réutilisable. Au son de la cloche de la chapelle, les bagnards canotiers lèvent leurs rames, les surveillants effectuent un dernier salut et le cercueil bascule, libérant une trappe qui permet le passage du corps, lesté et enveloppé dans un sac de toile de jute la plupart du temps. L’immersion du corps provoque le plus souvent un réflexe pavlovien chez les squales, guettant l’embarcation mortuaire et appâtés par les rejets des déchets déversés depuis la boucherie de l’île Royale.

Le 19 juillet 1901, les requins ont mangé le cadavre de l’auteur anarchiste de l’attentat parisien du 2 août 1900 contre le shah de Perse au grand plaisir de la cohorte de surveillants militaires venus voir le corps et la tête du bagnard trépassé disputés par les voraces animaux. L’anecdote marque les annales du bagne. Elle frappe les esprits de toute évidence. Elle choque tant et si bien que le matricule 34777, dit Barrabas, décide quelques années plus tard de s’offrir une spectaculaire et culinaire vengeance.

La Cervelle à la mode des îles du Salut a été publiée pour la première fois dans la réédition des Ecrits d’Alexandre Jacob par L’Insomniaque en 2004. Ce texte date de 1927. Jacob en est l’auteur. À cette date, il est interné à la prison de Fresnes et attend sa libération définitive. La Cervelle s’intègre dans une série de trois nouvelles. Elle constitue, avec Le Procureur de SA République et La comique histoire du môme à Pépète, l’ébauche d’un projet avorté de livre mettant en scène le forçat Barrabas et certains de ses camarades d’infortune.

La prose de Jacob, loin de se conformer aux canons du genre autobiographique, se veut dénonciatrice des pratiques délétères et éliminatoires du bagne. Plutôt que d’utiliser la première personne du singulier, l’ancien bagnard a opté pour la mise en scène des édifiantes aventures d’un fagot imaginaire : Barrabas. Au-delà de la truculence de l’historiette, la Cervelle à la mode des îles du Salut, que l’on peut vérifier tant chez Alain Sergent que chez Dieudonné ou encore Alexis Danan, met surtout en avant une attitude d’opposition, de résistance à l’Administration Pénitentiaire.

Barrabas – Jacob, occupant le poste de cuisinier en 1906 (ou en 1919), profite à l’occasion de la mort d’un bagnard pour remplacer son cerveau par de la cervelle de bœuf à l’amphithéâtre (la morgue) de l’île Royale. Il sait que l’immersion de François Salsou a donné lieu à l’horrible scène décrite par Malato. Il sait aussi que les surveillants se sont vantés de la chose. L’encéphalique substitution ainsi opérée, il eut tout loisir de préparer de délicieuses… et anthropophages recettes : « la cervelle de bœuf en vinaigrette, surveillants militaires, procureurs généraux, directeurs et sous-directeurs, gouverneurs en mission aux îles n’y coupaient pas. (…) Plusieurs femmes de surveillants hospitalisées à la maternité pour leurs couches ont aussi mangé de la cervelle de macchabées. »

François Salsou fut ainsi vengé.

 

L’Aurore

N°1500, 27 novembre 1901

Au-dessous des requins

La mort de Salsou – Sport militariste

Le militarisme et la chiourme avaient à leur actif bien des crimes : ils comptaient bien des lâchetés, bien des barbaries ; cependant je ne sais si les tueurs et tortureurs professionnels se sont jamais livrés à sport plus infâme que celui dont les détails vont suivre.

On n’a pas oublié Salsou, cet anarchiste qui fut condamné aux travaux forcés à perpétuité pour un attentat parfaitement inoffensif sur la personne de shah de Perse. Son acte maladroit, indécis, n’avait rien eu de la grandeur tragique de l’acte de Bresci ou d’Angiolillo, et ceux-là même qui admettent le régicide, come l’admirent les républicains des âges héroïques, éprouvèrent une sensation d’agacement devant cet attentat, accompli avec un pistolet de treize sous, qui semblait ridiculiser le tragique. D’aucuns traitèrent même Salsou de mouchard : c’est ce qu’on fait un peu trop souvent. Ce mouchard n’en fut pas moins envoyé au bagne.

Des renseignements précis que nous recevons de Cayenne, et de source on ne peut plus autorisée, nous apprennent ce qu’on a fait de Salsou vivant et de Salsou mort.

En juin dernier, le forçat anarchiste arrivait aux îles du Salut, à bord du transport Calédonie. Ce fut une fête pour le haut personnel du pénitencier qui, en suête de distraction, afflua pour visiter Salsou comme une bête curieuse. Officiers, médecins et garde-chiourmes se firent une joie sadique de l’accabler de leurs sarcasmes et de leurs insultes.

À son arrivée, le condamné, doué d’une forte constitution, jouissait d’une excellente santé. Cependant, un mois plus tard, le 17 juillet, épuisé par les tortures auxquelles il était impitoyablement soumis, il se présentait à la visite du docteur Clavet, qui le fit admettre à l’hôpital. Salsou y expirait le 19, à quatre heures du matin.

Ce décès plus que rapide eut-il une autre cause que les souffrances physiques et morales essuyées par le forçat ? C’est l’avis de nos correspondants qui estiment que le personnel du service de sante n’y fut pas étranger. Nous pourrons revenir là-dessus : pour aujourd’hui nous nus attacherons aux faits, matériellement constatables et constatés, qui suivirent la mort de Salsou. Ici, nous cédons la parole à un de nos correspondant, rendu témoin oculaire d’un spectacle inouï :

Le même soir, nous écrit-il, son cadavre, traîné dans un tombereau servant à ramasser les immondices du camp, fut porté au quai et immergé à 50 mètres du bord. Habituellement, les immersions de cadavres s’effectuent à 200 mètres environ.

Avant de l’immerger, à un endroit où l’eau était peu profonde, on attendit que le requins, attirés par l’odeur du cadavre, entourassent le canot et l’on eut soin de tenir le corps pendant quelques instants au-dessus de l’eau pour permettre à MM les médecins, pharmaciens et lieutenants de troupes de prendre des vues photographiques.

Le cadavre aussitôt jeté à l’eau, les requins se le disputèrent et le firent, à plusieurs reprises, rebondir au-dessus de l’eau.

À l’amphithéâtre, les médecins avaient décapité le cadavre, si bien que la toile déchirée par les squales, la tête d’un côté, le tronc de l’autre, étaient le jouet des requins.

À ce spectacle, médecins, pharmaciens, officiers de troupe et quelques soldats applaudirent avec frénésie.

Le commandant du pénitencier seul, désapprouva cette odieuse manifestation.

Comment trouvez-vous ces fonctionnaires, ce galonné et ces soldats qui s’amusent frénétiquement à voir les requins, par eux amorcés, déchirer ce qui fut un homme et qui cherchent à perpétuer par la photographie le souvenir de cette jouissance ?

De tels monstres de même que les explorateurs africains qui prennent des instantanés de négresses dévorées par des cannibales, de même aussi que les Yankees brûleurs de nègres qui recueillent dans un phonographe les cris des victimes, ne sont pas nos congénères. Bien qu’appartenant à la classe des mammifères et porteurs d’un uniforme, ils constituent, en réalité, une espèce innommable, très au-dessous de celle des requins, lesquels, du moins sont anthropophage par nécessité.

Et comment trouvez-vous ce commandant de pénitencier qui désapprouva la manifestation, mais n’ose ni l’empêcher ni frapper ses misérables auteurs ?

Férocité, lâcheté, voilà donc tout ce que peut donner le militarisme !

Nous publions ces détails monstrueux sachant bien qu’il n’y a rien à attendre du gouvernement, ni rien d’ailleurs à lui demander. Mais nous comptons bien que si dans la masse quelques indignations viriles sont encore possibles, nos amis ne manqueront pas de les soulever, et qu’il en naîtra un peu plus de haine, sainte et salutaire, contre la caste infâme des supplicieurs.

Ch Malato

 

Sources :

  • Alexandre Jacob, Cervelle à la mode des îles du Salut, Fonds Jacob, CIRA Marseille
  • ANOM, H548 et H4033/a, dossiers Mélanie François Salsou
  • Sergent Alain, Un anarchiste de La Belle Époque, Le Seuil, 1950
  • Dieudonné Eugène, La Vie des forçats, réédition Libertalia, 2009
  • Commandant Michel, article « Mes bagnards», dans Confessions,  15 avril 1937
  • Danan Alexis, L’épée du scandale, Robert Laffont, 1961, p.140.
  • Malato Charles, article « Au-dessous des requins », L’Aurore, 27 novembre 1901

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