Comme des lapins


En juin 1895, le Tribunal Maritime Spécial de Saint-Laurent-du-Maroni acquitte les transportés Lepiez, Foret, Hincelin, Bonacorsi, Bérard et Flamens et condamne deux autres prévenus à la peine capitale. Mais Bernard Mamert meurt avant l’exécution de sa peine le 11 octobre tandis que Jean-Baptiste Girier voit sa condamnation commuée en cinq années de réclusion en février 1896. L’innocent ne survit pas à plus de trente deux mois de ce régime. Les huit bagnards étaient accusés d’avoir peu ou prou participé quelques mois plus tôt à la tentative de soulèvement de l’île Saint Joseph qui fit grand bruit à l’époque et qui, depuis, marque l’histoire des bagnes guyanais d’une empreinte sanglante. Seize morts dont deux chaouchs, lardés de coups de couteau et deux porte-clés. Une répression d’une extrême violence qui révèle que la peur des anarchistes s’est largement véhiculée à plus de 7 000 km de la métropole.

La révolte n’a pourtant duré qu’à peine une demi-journée, du 21 au 22 octobre 1894, et tous les bagnards compromis ne furent pas anarchistes. Ils auraient pu réussir leur coup si les deux surveillants, Mosca et Cretallaz, assaillis par les forçats de la case n°2 au moment de l’ouverture de la porte à des fins de contre-appel, n’avaient pas donné l’alerte à 20 heures avant de trépasser. Des coups de feu tirés dans la nuit. C’est le début de la fin pour les anarchistes qui ont essayé de répondre au meurtre du compagnon Briens tués par le même Mosca au début du mois. L’arrivée du surveillant Dard sonne la débandade générale mais, sur un îlot d’à peine vingt hectares, les révoltés doivent bien savoir que les secours arrivés dans l’heure depuis l’île Royale ne manqueront pas de leur faire la peau.

Le forçat Garnier est tombé le premier alors qu’il essayait de s’emparer du fanal du porté-clé Boubou. La balle tirée par le surveillant Cretallaz a touché le cœur. « Le cadavre [du transporté Mattei] est absolument criblé de coups de feu. » écrit quelques jours plus tard le médecin-major Jourdran. Le bagnard se tenait au milieu de la case n°6, refusant de lâcher son poignard, lorsque le surveillant-chef Billet ordonna un premier appel en attendant les secours de l’île Royale.

Des tirs sont échangés durant la nuit. Surveillants et militaires sécurisent les lieux. Certains bagnards se réfugient sur le plateau de l’île qui n’accueillera la réclusion que cinq ans plus tard ; d’autres sur les berges. La chasse est ouverte mais elle ne devient effective qu’aux lueurs du petit matin. 6 heures pile. Boasis est tué « derrière les prisons » revenant très certainement du plateau. Deux balles. Au même moment, le surveillant-chef Billet fait procéder à un nouvel appel général et à une fouille minutieuse dans les cases. « Chaque condamné devait avoir les bras en l’air. – écrit le commandant Bouchet le 20 novembre dans son rapport d’enquête pour le Directeur de l’Administration Pénitentiaire – Les revolvers des deux surveillants tués avaient disparu et on pouvait craindre une nouvelle surprise. Le condamné Pigache ne voulant pas prendre la position prescrite, malgré les sommations qui lui sont faites, est tué sur les rangs par un soldat ».

Il fait jour et c’est une troupe d’une vingtaine d’hommes, fusil et revolver en main, qui s’en va tirer du lapin… ou plutôt de l’agouti. La violence de la répression est extrême. Pas de cadeau, pas de pitié. Elle est à la hauteur du vif émoi engendré. L’Administration Pénitentiaire ne peut perdre la face ; elle règne en maître sur ces hommes punis et ne peut souffrir qu’ils remettent en cause sa haute et quasi sainte autorité. Elle ne peut souffrir l’idée, horrible, de voir les îles du Salut aux mains de la crapule anarchiste.

Clément Duval, qui se trouve sur l’île Royale pendant la révolte, a raconté dans ses mémoires la mort de ses 12 compagnons forçats dont cinq sont des anarchistes affirmés. Auguste Liard-Courtois donne moult détails de la tuerie dans ses Souvenirs du bagne mais il n’arrive en Guyane qu’en 1895. Il n’a pas vécu les événements. En confrontant notamment ces deux textes à l’épais dossier H1852 des Archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence, Marianne Enckell a pu reconstituer les faits de manière précise pour feu le magazine d’histoire populaire Gavroche en 1990.

Le 31 octobre à Cayenne, le chef du 2e bureau Deniel établit la liste des condamnés tués : cinq anarchistes donc (Léauthier, Simon, Chevenet, Meyrueis et Marpaux) et sept autres transportés (Garnier, Mathei, Boasis, Pigache, Thiervoz, Mazarguil et Lebeau). Trois jours auparavant, le Docteur Jourdran avait procédé à l’examen des corps des bagnards et des surveillants décédés. Ses rapports (il manque les autopsies de Marpeaux et Pigache) permettent d’entrevoir une véritable boucherie facilitée par l’exiguïté des lieux. Le 22 octobre au matin, tout était fini. Seul Marpeaux eu droit à un jour de répit supplémentaire. Il est abattu le lendemain à cinq heures et demie précise.

La machine administrative et les procédures d’enquête peuvent commencer ; le commandant Bonafai est immédiatement suspendu de son poste et Bouchet devient le nouveau commandant des îles du Salut. L’Administration Pénitentiaire veut des coupables à juger : huit hommes, dont Girier-Lorion que l’on cherche visiblement à accabler, sont envoyés à Saint-Laurent-du-Maroni pour y être traduit devant le Tribunal Maritime Spécial.

 

Rapport du commandant Bouchet, 20 novembre 1894

(…) Les condamnés Mattei, Garnier, Boasis avaient été tués, on constate l’absence des condamnés : 25800 Thiervoz, 26176 Mazarguil, 26548 Léauthier, 25607 Simon dit Biscuit, 25673 Chevenet, 26183 Meyruis, 26156 Lebeau et 26564 Marpeaux.

Sauf Marpaux, tous étaient tués dans la matinée : Chevenet, dans les roches du plateau ; Simon et Meyrueis sur un arbre (plateau) ; Thiervoz, dans une des carrières du plateau ; Léauthier, Lebeau et Mazarguil au milieu des roches bordant la côte est de l’île (ces trois derniers sont tombés en criant « vive l’anarchie ! »). Il ne restait plus dehors que le condamné Marpaux, sur lequel plusieurs coups de feu furent tirés dans la soirée. Marpaux a été tué le 23 à 5 h 1/2 du matin par une patrouille sur le plateau.

 

Surveillants et porte-clés

 

Examen du cadavre du surveillant Mosca :

Le cadavre est revêtu d’un pantalon, la veste est à demi arrachée. Nous constatons :

1° Une plaie transversale produite par une lame quadrangulaire sur la partie médiane du sternum. Cette plaie a pénétré en plein cœur et a dû amener la mort instantanément.

2° Une autre blessure à 3 centimètres au-dessous du sein droit.

3° Une autre à 4 centimètres au-dessus du sein droit.

4° Une plaie déchiquetée dans la région sous maxillaire droite.

5° Une section très large se trouve à la partie interne du bras droit. (…) Cette plaie parait avoir été produite par un instrument tranchant d’une largeur assez grande

Cinq blessures agglomérées dans la région du grand pectoral gauche et axillaire. Toutes ces blessures présentent une largeur d’environ 1 centimètre ½ à 2 centimètres. La région du dos présente une grande quantité de blessures, une située sur la région scapulaire gauche, deux autres de chaque côté de la ligne médiane à environ 6 centimètres de la 7e vertèbre cervicale. Deux autres blessures dans la région du grand dorsal gauche, une autre sur la région du scapulaire droite, une dans la région lombaire droite et une dans la partie supérieure de la fesse gauche. Une autre blessure dans la région de la nuque. Toutes ces plaies présentent environ 2 centimètres de largeur. Elles semblent produites par un poignard de la même dimension.

Conclusions :

1° La mort est certaine.

2° La mort est produite par coups de poignard.

Examen du cadavre du surveillant Cretellaz :

Ce cadavre présente :

1° Une plaie à section nette de 2 centimètres de large faite par un instrument quadrangulaire que nous retrouvons près du cadavre. Cette plaie siège à 2 centimètres ½ environ au-dessous de la fourchette sternale. La mort a dû être instantanée, cette plaie ayant dû amener ouverture de l’oreillette droite. Une autre plaie faite avec le même instrument siégeant sur le moignon de l’épaule droite, pénétrant profondément et venant aboutir dans l’insertion du deltoïde.

Une autre plaie située à la région pectorale gauche sur une ligne à peu près verticale partant du mamelon gauche et située à environ 10 centimètres au-dessus du mamelon gauche à 2 travers de doigt environ du creux axillaire.

Deux autres plaies situées sur le moignon de l’épaule gauche à environ 4 centimètres de distance l’une de l’autre. Toutes ces plaies ont une longueur de 2 centimètres. L’écartement des lèvres de ces palies est franc. Quatre autres plaies se trouvent dans la région du dos. Toutes ces plaies présentent une forme losangique. La lame de cet instrument est en effet quadrangulaire. Ces plaies sont disséminées sur une ligne traversant en diagonale la région scapulaire gauche, la ligne médiane, la région dorsale droite et elles sont étendues sur une ligne présentant une longueur d’environ 25

centimètres et distante chacun de 10 centimètres environ.

Une autre palie est située dans la région fessière pénétrant profondément dans les muscles de la fesse. Enfin, une dernière blessure sur la partie externe du genou droit.

Conclusions :

1° La mort est instantanée.

2° Produite par

coups de poignard.

 

Examen du cadavre du transporté Belle, contremaître :

Un coup de couteau a perforé la paroi abdominale dans la région du flanc gauche et la mort a eu lieu à l’hôpital environ 30 heures après l’accident.

 

Examen du transporté Salah ben-Ahmed-ben-Embareck [orthographié Sala] :

Le corps présente un coup de poignard, une plaie d’une largeur d’un centimètre et demi située à un centimètre environ au-dessous de la clavicule droite et à deux centimètres environ de la fourchette sternale ; la mort a dû être instantanée.

Cette plaie ayant divisé la région des gros vaisseaux du cou.

 

Révoltés :

 

Examen du cadavre du transporté Lebeau :

Il présente une fracture complète du crâne ; la balle est rentrée dans la région frontale gauche et est ressortie dans la région mastoïdienne droite ; le cerveau fait hernie à cet endroit ; la mort a dû être instantanée.

 

Examen du cadavre du transporté Léauthier :

Une blessure dans la cuisse gauche. Une balle entrée à la partie interne de la cuisse gauche à trois centimètres du sillon génito-crural, la balle est ressortie par la partie extérieure de la cuisse en fracturant l’os et sectionnant le gros vaisseau.

 

Examen du cadavre du transporté Meyrueis :

Une balle a atteint la colonne vertébrale, vers la onzième vertèbre dorsale, une autre balle a traversé le mollet gauche.

 

Examen du cadavre du transporté Mazarguil :

Une balle a atteint le crâne dans la région pariétale gauche. La mort a été instantanée.

 

Examen du cadavre du transporté Thiervoz [orthographié KERSOSS] :

On constate la présence d’une balle dans la région temporale gauche, une autre balle dans la région du cœur à trois centimètres en dedans du mamelon gauche.

 

Examen du cadavre du transporté Boasis [orthographié BOISY] :

Il présente une plaie par arme à feu d’environ 6 millimètres située dans la région fessière gauche à trois centimètres de la rainure interfessière, un autre coup de feu ayant pénétré dans le pli du coude droit et dont l’orifice de sortie de la balle se trouve à la région olécranienne ; ayant fracturé complétement le coude droit.

 

Examen du cadavre du transporté Chevenet :

Le corps présente un éclatement du crâne. (…) la balle a dû être tirée dans la nuque et on ne voit aucun orifice d’entrée en avant.

 

Examen du cadavre du transporté Mattei [orthographié Matei] :

Le cadavre est absolument criblé de coups de feu. Une balle a atteint la poitrine sur une ligne verticale partant du mamelon droit, à une distance d’environ 6 à 7 centimètres du mamelon. Une autre a atteint le bras droit dans la région du biceps et est sortie à la partie externe du bras à environ 8 centimètres du coude. Une autre a atteint la partie externe du poignet droit (…) dont les deux orifices sont à environ un centimètre de distance. Deux autres balles ont atteint la région abdominale, la première sur une ligne verticale descendant du nombril à une distance d’environ 8 centimètres sur une la ligne médiane. Une autre balle dans la région du flanc droit à environ 4 centimètres de la 1e balle. Une ouverture énorme se trouve dans la région latérale gauche à une distance d’environ 15 centimètres de l’épine iliaque antérieure et supérieure gauche, par cette ouverture les intestins font hernie, sont répandus à l’extérieur et forment un paquet collé le long du flanc gauche. Une autre balle a atteint la région du pli du coude gauche en sectionnant une bonne partie des ligaments. La mort a eu lieu environ 20 minutes après l’accident.

 

Examen du cadavre du transporté Garnier :

Ce cadavre présente un coup de feu dans la région du sein gauche à deux centimètres en dedans et au-dessus du mamelon gauche ; la balle a perforé la pointe du cœur, la mort a dû être instantanée. Ce cadavre présente de plus une plaie à la région sourcilière gauche, produite probablement par un instrument tranchant ou par la section faite dans la chute par le rebord tranchant de l’arcade sourcilière.

 

Examen du cadavre du transporté Simon

Une balle entrée à trois centimètres au-dessous du mamelon droit est ressortie près de la fourchette sternale et labouré le cou dans toute la moitié gauche. Une autre balle a fracturé l’index du côté droit. Une autre balle a atteint la cuisse droite qui est fracturée. Une autre balle a traversé l’avant-bras du côté droit dans le tiers inférieur. Une autre balle a atteint la région pectorale gauche à trois centimètres au-dessus du mamelon. Une balle a traversé le moignon de l’épaule gauche.

 

Sources :

  • AD Guyane
  • ANOM H1852
  • Enckell Marianne, article « Une révolte au bagne », in Gavroche, n°50, mars-avril 1990
  • Enckell Marianne, Moi Clément Duval bagnard et anarchiste, Nada, 2019
  • Liard-Courtois Auguste, Souvenirs du bagne, Les Passés Simples, 2005 (réédition Pasquelle 1903)

 

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