Deuxième semestre 1912 aux îles du Salut : mais alors apparait la Belle


Nous pourrions croire Alexandre Jacob moins entreprenant une fois sa peine de réclusion purgée. Quarante-quatre mois d’encellulement ont de quoi épuiser l’homme qui, il y a peu, ne pesait plus que 39 kg avec ses chaussettes ! Nous pourrions le croire déprimé par la claustration, vaincu, brisé malgré une santé physique en nette amélioration. La multiplication des codes dans sa correspondance révèle qu’il n’en est rien. Les péripéties de la famille imaginaire de Barrabas montrent tout le contraire. Auguste le frère de Marie va se faire opérer ; il réclame à sa sœur trois ouvrages de la bibliothèque d’Elisabeth dont un sur la coutellerie ; mais, par la suite et du fait des vilénies d’Octave, Myra (contrepet de Marie) ne doit rien lui envoyer. Tous les forçats rêvent d’évasion ; le matricule 34777 tente d’embrasser la Belle par trois fois. Mais par trois fois, la gourgandine se dérobe.

On ne trouve pas trace de son premier essai dans la correspondance de Jacob. Tout au plus, pouvons-nous la situer à la fin du mois de juin 1912 ou au début du mois de juillet. Il mentionne sa deuxième tentative dans sa lettre en date du 15 août 1912 et l’évoque 13 jours avant dans une autre missive. Le 2e semestre 1912 est alors consacré à la préparation de sa défense en vue de son passage devant le Tribunal Maritime Spécial. L’Administration Pénitentiaire ne peut rien prouver quand bien même elle aurait des soupçons. Le troisième échec, comme le premier, n’apparait pas dans les lettres du bagnard qui, par la suite, s’est confié à son premier biographe, Alain Sergent[1].

Première Belle. Dès le départ, l’affaire s’engage mal et manque de très mal tourner. Il s’agit avec quatre codétenus de retourner une guérite pour qu’elle serve d’embarcation. Nous ne devons pas nous étonner du matériel utilisé. Tous les moyens sont bons pour le bagnard qui veut recouvrer sa liberté. A titre d’exemple, la tentative d’évasion de Guillaume Seznec en 1928 fait figure de symbole. Le Breton maquille une vespasienne en barque soigneusement calfeutrée. Il ne peut l’utiliser car il est dénoncé avant d’avoir pu la mettre à l’eau. Jacob a semble-t-il procédé de la même manière. Mais, une fois hors de la case, les cinq fugitifs sont repérés par un surveillant. Alain Sergent donne le nom de l’agent Simon[2] qui croit reconnaître Jacob mais se trouve fort contrit de trouver le supposé évadés et ses quatre compagnons endormis sur la planche de leur case :

Il se trouva devant un homme qui s’éveillait en baillant et s’étirait, demandant ce que signifiait un tel vacarme. Personne ne fut dupe et la surveillance qui s’était un peu relâchée à cause de la faiblesse physique du forçat redevint particulièrement vigilante[3].

L’affaire en reste là. La deuxième tentative donne lieu en revanche à l’ouverture d’un nouveau dossier judiciaire[4]. Elle vaut à Jacob de goûter encore aux joies de la cellule. La correspondance du bagnard pendant la détention préventive  ainsi que le dossier d’instruction pour une affaire où il n’intervient qu’à titre de complice nous permettent d’affiner le propos de Sergent. Jacob projette un départ en bateau avec deux hommes disposant contrairement à lui d’une certaine liberté de mouvement : l’infirmier Radtke et l’auxiliaire Deleuze[5]. Jacob, estimé spécialiste des questions maritimes du fait de son expérience de mousse, est quant à lui à nouveau étroitement surveillé. Il donne ses instructions par billets donnés lors de fortuites et brèves rencontres. L’état de santé du bagnard occasionne l’inquiétude de ses deux compagnons qui, le moment venu, décident de se passer de ses services. Les deux hommes, béotiens de la navigation, se font rattraper très rapidement dans la nuit du 7 au 8 août 1912[6].

« En apprenant la nouvelle, Jacob se désola »[7], nous dit Alain Sergent. Et pour cause, le dommage est double pour le bagnard. Les conditions de la préparation permettaient d’envisager une réussite facile de l’opération. Et il n’est pas dit pour Jacob que l’occasion ne se représente. De plus, la fouille effectuée sur les deux évadés repris permet de découvrir les billets écrits par Jacob[8]. Deleuze et Radtke ont commis l’imprudence de les garder. Pour Jacob, la perspective d’une lourde peine de réclusion se profile à nouveaux. Le 15 août 1912, mis en prévention, il rassure sa mère. Mais il sait surtout que son courrier est scrupuleusement épluché.

En feignant l’étonnement, Alexandre Jacob commence à jouer comme il l’a fait pour l’affaire Capeletti sur le thème du complot contre sa personne. S’il admet les similitudes d’écriture entre la sienne et celle du billet compromettant, ce n’est que pour mieux suggérer sa fausse innocence à ses lecteurs de l’Administration Pénitentiaire. Mais le bagnard complique son scénario et l’explique à sa mère le 17 novembre 1912. A l’instruction Deleuze et Radtke déclarent que le matricule 34777 ne voulait plus participer à la tentative d’évasion. D’ailleurs, d’après leurs dires, Jacob le leur aurait écrit mais le billet a disparu. Pour prouver cette fausse disparition, Jacob s’arrange pour faire voler un certain nombre de pièces à conviction, moyennant finance très certainement. Parmi ces pièces, les magistrats chargés de l’affaire ne parviennent pas à mettre la main sur une boussole prise sur l’embarcation des deux évadés. L’objet disparu accrédite la version de Jacob.

Le 27 janvier 1913, le Tribunal Maritime Spécial ne peut que reprendre les conclusions de la commission disciplinaire des îles du Salut du début du mois de décembre de l’année précédente[9]. Pour autant, l’A.P. n’est pas dupe de la plainte que le bagnard dépose contre X et ne porte pas crédit à l’hypothèse d’un quelconque acharnement à le compromettre. Le 27 janvier 1913, Alexandre Jacob est pourtant acquitté[10].

Troisième essai. A la fin de l’année 1912, ou au tout début de 1913, avant de partir pour Saint Laurent du Maroni, Alexandre Jacob tente de mettre en place une prise d’armes. L’histoire, narrée à Alain Sergent par l’ancien bagnard, qui voit dans son échec « l’un de ses plus grands chagrins »[11], se retrouve dans les souvenirs du commandant Michel repris par le magazine Confessions en 1937[12]. Mais le chef du pénitencier des îles du salut  analyse l’anecdote rocambolesque comme une tentative de soulèvement des détenus. Ce n’est qu’une évasion collective. Comme pour celle avec Radtke et Deleuze, il ne peut aller et venir comme il l’entend. Jacob est personnellement surveillé de jour et enchaîné la nuit sur ordre du commandant Michel. Pour autant, son coup de force est conçu avec six autres bagnards chargés de venir le libérer. Le soir venu, les sept hommes doivent descendre sur le quai de l’île Royale et s’emparer des armes que le commandant Michel a fait placer dans la demeure du chef de quai Valet[13]. Il s’agit ensuite de s’emparer du vapeur accostant vers minuit sur les îles en se faisant passer pour ledit chef de quai. Une fois le bateau pris de force, Alexandre Jacob et ses complices entendent filer sur le Brésil.

Malheureusement pour le bagnard, la porte de sa cellule refuse de s’ouvrir malgré toutes ses connaissances techniques en la matière. L’opération tourne court et les compagnons de Jacob se voient contraints de regagner leur case. Deux d’entre eux sont pourtant surpris dehors et condamnés à des peines de cachot par la commission disciplinaire. Le commandant Michel fait allusion dans son interview à des mesures de représailles pour faire taire les éventuels délateurs. Le bruit de l’évasion raté que l’officier prend pour une tentative de soulèvement court parmi les forçats :

Le complot éventé, je n’eus aucun moyen de trouver des preuves contre Jacob. (…) Personne n’osa parler contre lui. Un détenu témoignant au procès aurait été trouvé mort le lendemain sans que Jacob eut même à intervenir[14].

Il n’y a pas de procès pour cette affaire et l’article qui donne la parole à l’agent de l’Administration Pénitentiaire en 1937 se focalise d’une manière paranoïaque sur le matricule 34777. Il va de soi que, par l’entremise de Jacob, le commandant Michel cherche à se mettre en valeur à la manière d’un Javert poursuivant inlassablement Jean Valjean. Malgré tout, le témoignage révèle la pugnacité d’un homme sorti intact ou presque des cachots de l’île Saint Joseph et qui, à la fin de l’année 1912, attend son départ pour Saint Laurent du Maroni.

2 août 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

Des quatre colis que tu m’as annoncés le courrier dernier, trois seulement me sont parvenus ; ils contenaient : un flacon de Globéol, une boîte de Maya, six tubes de coco, sept revues littéraires, un recueil de nouvelles et une Feuille littéraire. J’oublie une boîte de suppositoires. Quant au chocolat, je l’attends encore. Si tu l’as réellement expédié, tu peux en faire la réclamation. Pour ces colis du mois de mars ou d’avril que nous crûmes perdus, je les ai tous reçus quelques jours plus tard. Je crois même t’en avoir informée déjà. Avant-hier, j’ai reçu deux colis et deux lettres venus par le courrier anglais, car le Français ne doit arriver que le 5 à cause du conflit économique dont tu m’as parlé. Les colis contenaient : une revue, une Feuille littéraire, un livre de Clovis et une boîte de Maya.

Ce n’était pas utile de faire cette démarche pour Félicie ; c’était même déplacé. Laisse ça là. Très probablement fin août ou septembre, tante aura des nouvelles d’Auguste. Puissent-elles être bonnes[15].

7 août

De tous les colis que tu m’énumères dans ta chère lettre du 6 juillet que j’ai reçue hier soir, il n’y a que celui contenant une demi-livre de chocolat que je n’ai pas reçu. Tu l’as expédié le 22 mai. Tout le reste m’a été remis intégralement. Je conçois fort bien la ou les raisons qui t’ont déterminée à m’adresser des conseils à la place de l’épilatoire. Mais j’eusse préféré ce dernier. C’est toujours la même histoire. Enfin, le mal n’est pas grand. Autrement sérieuses ont été les suites de ta dispute avec Jeanne. Je m’en doutais bien. Tu en as été gravement malade et tu l’es encore, bien que tu m’assures du contraire. C’est pénible, ça l’est d’autant plus que nous n’y pouvons rien ou si peu !

Moi, je ne suis pas précisément malade ; indisposé tout au plus par un peu de rectite et de fièvre. J’attends la visite médicale aujourd’hui afin d’avoir du repos ou des travaux légers. Tu es toujours la même, ma bien bonne, avec tes envois de médicaments. C’est trop. Que veux-tu que j’en fasse, de cette pommade surtout, puisque je n’ai plus d’affection anale. Passe encore pour la Maya et le Globéol, ce qui ne veut pas dire de continuer l’envoi, car j’en ai encore deux boîtes et trois flacons.

Les nouvelles d’Auguste m’ont fait bien plaisir. Comme tu le dis, il vaut mieux courir les risques d’une opération savamment pratiquée que de continuer comme par le passé cette méthode de tatillonnements. Depuis tant d’années, il se débat dans un cercle vicieux fait d’espoir de guérison, de compromissions, et finalement il ne se trouve pas plus avancé à la fin qu’au commencement. Et pourtant, que de douleurs, que de souffrances. Aussi bien, puisqu’en ce moment sa situation est un peu meilleure, puisque la maladie ne l’a pas encore déprimé au point de lui enlever toute énergie, fera-t-il bien de tout risquer, même la vie. C’est le meilleur des calculs qu’il puisse faire. Car, qu’il se fasse ou ne se fasse pas opérer, il n’en mourra pas moins un jour. De sorte que si l’opération est malheureuse, il y gagnera encore puisqu’il ne souffrira plus. Et puis, il ne faut pas être égoïste. Son sacrifice, si toutefois le mot n’est pas trop fort, profitera toujours à l’humanité tant sa maladie est spéciale. Si cela arrivait, ma foi, je t’exhorte, non pas, certes, à en être heureuse (c’est ton frère et sa mort ne peut que te peiner) mais à ne pas te lamenter. Tu dois, au contraire, en être fière, tu dois te montrer forte. Il faut savoir s’incliner devant l’inéluctable. Crois-tu que ce soit une vie que la sienne ?

À peine de l’automatisme, de la végétation et encore, sous bien des rapports, nombre de végétaux, les poires par exemple, sont plus favorisés que lui. Cependant, tout ce que je te dis là est du domaine de l’hypothèse. Les docteurs, tu me l’as assuré toi-même, sont loin de désespérer de l’opération. Au contraire, paraîtrait-il, ils croient pouvoir la réussir. Je le souhaite de tout mon cœur et me languis de recevoir de tes chères nouvelles pour en connaître le résultat[16]. Bon courage, ma bien bonne. Soigne-toi bien, ne fais pas d’imprudence afin d’éviter une rechute qui pourrait t’être funeste : en un mot ne néglige aucun soin. Pour moi, je te le répète, ça va bien et dans une huitaine ça ira encore mieux.

La lecture que tu m’as envoyée m’a beaucoup plu. Pour des raisons que tu dois facilement comprendre, je ne puis t’en exprimer toutes mes impressions. Humanisme intégral surtout. C’est un livre admirable, malheureusement trop peu compris du grand public.

À chaque courrier, continue de m’envoyer un peu de lecture, pas beaucoup, quelques cahiers de feuilles à cigarettes et deux ou trois pelotes de fil. C’est suffisant.

Pour le moment, ça va bien, ainsi que pour Joseph. Nous verrons plus tard.

Amitiés sincères à tante, à ta bonne voisine, aux camarades, et à toi, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses. Ton très affectionné,

Alexandre

P.-S. Je n’ai pas encore reçu les trois colis expédiés le 4 juillet. Ce sera sans doute pour demain.

vue aérienne des îles du Salut15 août 1912

Saint-Joseph

Ma chère maman,

Je suis en prévention depuis deux jours. Rassure-toi. Ce n’est pas sérieux, malheureusement. Je dis malheureusement parce que je crains fort de ne pouvoir « bénéficier » d’un ordre d’informer et, partant, ne pouvoir aller villégiaturer à Saint Laurent du Maroni pour y être tout simplement acquitté. Il s’agit d’un billet dont on m’impute la rédaction et dont la découverte dans un local où couchait un condamné qui tenta de s’évader constituerait une manière de complicité. À moins que les Chambres, pour les besoins de cette cause, ne modifient les articles 2 et 60 du code pénal, il n’y a pas lieu de s’émouvoir. Du reste, bien que l’écriture soit légèrement ressemblante, je ne suis pas l’auteur de cet écrit. Donc, laissons pisser le mouton…

La prévention implique la mise en cellule. J’y suis on ne peut mieux pour lire, et c’est à quoi je m’occupe la plupart du temps. Quel plaidoyer en faveur de la Tradition, du principe d’Autorité, quel réquisitoire contre le féminisme qu’Un divorce de P. Bourget[17] ! Au fond, des préjugés habilement parés de sophismes. Cependant, je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt, car les théories y sont impartialement exposées. Très intéressantes aussi ces revues hebdomadaires, bien qu’elles me paraissent écrites surtout pour des gens bien rentés. Les trois colis annoncés m’ont été remis ; ils contenaient : un flacon de Globéol, un pot de pommade, un livre et deux Feuilles littéraires. J’oubliais : un paquet de tabac et quatre cahiers de feuilles à cigarettes. À quoi bon m’envoyer de la pommade de ratanhia que je n’emploie pas et que je pourrais aisément me procurer par prescription médicale, si j’en avais besoin ? Une bonne fois pour toutes, bon sort, n’envoie que ce que je te demande.

16 août

Je viens d’être transféré à Royale. À l’occasion du convoi dont l’arrivée est très prochaine, on attend la visite du gouverneur. Je crains fort que, sur la proposition du directeur, il ne me traduise devant la commission disciplinaire. Là, plus d’acquittement possible. Ça sera un 30 de cachot, le maximum. Après tout, ça ferait bien mon affaire. La forte lumière du soleil me fatiguait la vue. L’obscurité y remédiera. Tout le chagrin sera pour toi, ma bien bonne, car, selon la date de mon entrée au cachot et celle du passage du courrier, je ne pourrai peut-être pas t’écrire. Ne sois pas peinée pour ça, va. À la prochaine, je serai plus abondant. Ma santé est très bonne, excellente. C’est l’essentiel. C’est la tienne, de santé, qui me chagrine, et fort. Tous ces assauts que tu subis depuis quelques mois ne sont pas de bons signes avant-coureurs.

24 août

Je viens d’être appelé par M. le directeur. Il m’a renouvelé les démarches que les personnes que tu sais ont tentées à mon endroit et a trouvé fâcheux que ma conduite fût un obstacle aux promesses qu’il avait presque faites à ces personnes. Ma conduite, cela signifie ma présente prévention motivée par un crime que je n’ai pas commis. Je suis poursuivi pour complicité de tentative d’évasion. Au fond, je suis très heureux d’aller devant le tribunal maritime spécial, car, je te le répète, c’est un acquittement certain. J’en suis convaincu par la connaissance de cinq à six arrêts de la Cour suprême qui, en même occurrence, a cassé les jugements et renvoyé les accusés des fins de toute poursuite. L’accusation, en ce qui me concerne, ne pourra jamais réunir les éléments nécessaires pour établir légalement ma complicité. Je l’en défie, tout ignorant que je sois pour ces sortes de choses. Ne te chagrine donc pas pour moi, ma bien bonne. La session ayant lieu en novembre ou décembre, ce n’est jamais que trois ou quatre mois de cellule. J’en ai tant fait déjà que je n’y attache plus la moindre importance. L’essentiel pour moi, c’est que tu ne sois pas malade, que tu ne sois plus en peine. Ce n’est pas chanceux ce qui m’arrive, il est vrai ; mais qu’y faire ? Les circonstances et les événements dominent nos vouloirs. Envoie-moi toujours un peu de lecture, deux ou trois cahiers de feuilles à cigarettes (des gros Riz-la-Croix, à 10 centimes), trois ou quatre pelotes de fil blanc (fort), un paquet d’aiguilles (assez fortes), deux ou trois silex, mais point de tabac : si j’en veux, Joseph m’en donnera.

25 août

Pas en retard, ce mois-ci, le courrier. Je reçois ta chère lettre. S’il est bien vrai que tu sois mieux, c’est fort heureux, mais il faut que ce soit vrai. Tu me dis si peu la vérité à cet égard que je doute toujours. Tu en aurais tant besoin, pourtant, de donner congé à la maladie. Enfin, je crois néanmoins qu’il y a eu amélioration et j’en suis très heureux. En voilà des idées pour la biblio. Ce n’est pas étonnant si, avec un tel point de vue, tu ne te portes pas mieux, puisque tu te prives de soins qui pourtant te sont indispensables. Sois donc un peu plus raisonnable, que diable ! Ce n’est pas bien, ça non, pas du tout. Excellent pour ce malaise les Sept-Vaudoyer. À l’occasion. Mais pour le moment, tu le conçois, ce n’est guère possible. D’ailleurs Auguste t’a avisée que, présentement, il y en avait deux à Valthard. J’espère que dans ta prochaine, tu pourras me donner des détails.

Est-ce la prévention qui est arrivée bien à propos pour les livres ou le contraire ? Toujours est-il que j’en ai reçu de quoi attendre la décision du chef de la colonie. J’en ai lu déjà quelques-uns, mais je les lirai et relirai tous avec plaisir. C’est un genre de littérature qui me convient.

Si je m’en rapporte à la teneur de ta dernière lettre, Joseph n’a pas encore pu t’accuser réception du livre qu’il doit avoir reçu, ce n’est pas douteux ; il n’a pu t’en informer que par le dernier courrier. En ce moment ou dans peu de jours, tu recevras sa lettre s’il t’a écrit.

Pour les médicaments, j’ai encore deux flacons de Globéol et une boîte de comprimés. Pour l’instant c’est suffisant. Au prochain envoi de comprimés, tu changeras de marque ; tu m’enverras du Lactozimase-B. J’apprécierai la différence. Mais ne change pas le Globéol ; il est trop efficace. Sans exagération, c’est un excellent tonique. Ce n’est pas dire, par là, que les comprimés de Maya ne soient pas bons. Je désire seulement goûter des autres qui, moins chers, sont peut-être aussi efficaces.

Amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades et à toi, ma bien bonne, ma sincère affection,

Alexandre

P.-S. J’ai reçu, en deux colis-échantillons, tout ce que tu m’as annoncé. Joins à ton prochain envoi un fume-cigarette en merisier, 10 centimes chez tous les marchands de tabac.

24 septembre 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

J’ai reçu ta chère lettre hier, ainsi que deux colis contenant : trois livres, une Feuille littéraire, deux cahiers de feuilles à cigarettes et un paquet de mèches [illisible]. Bien sûr que c’est fort ennuyeux cette attente de nouvelles, dans notre situation surtout, mais, bon sort, tu ne devrais pas te chagriner si fort pour ça, ma bien bonne, toi surtout qui es au courant des événements qui en sont la cause. Tu le sais bien qu’il y a un grand conflit économique tant en France qu’en Angleterre ; de là le retard des courriers postaux. Partie d’Europe, la vague gréviste ondule jusqu’ici. De sorte que le retard de l’aller implique nécessairement le retard du retour. Cependant, le courrier étant parti de Cayenne le 10 août, je ne m’explique pas que, à la date du 2 septembre, tu ne l’aies pas encore reçu. Il est vrai que, ici, ils ne marchent pas très vite, tu sais, les bateaux. Plan-plan, ti puissès pas. Tout ce qu’il y a de plus omnibus, quoi. Enfin, j’arrive à croire qu’en ce moment, depuis pas mal de jours même, tu dois être tranquillisée. Tu en as bien besoin.

Je suis de ton avis. Il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’Auguste a demandé à tante. Sauf pour les trois ouvrages de la bibliothèque Élisabeth, mélangés à d’autres, il ne me paraît pas très utile que sa soeur le satisfasse tant au sujet de la coutellerie que de la parfumerie : canifs, dentifrices, objets magnétiques me semblent, comme à toi, d’une vente difficile à cette saison. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’il vaut beaucoup mieux pour lui qu’il s’en tienne à son commerce de librairie où sa compétence et sa clientèle lui assurent un bénéfice certain. À quoi bon courir deux lièvres à la fois ?

Parlons un peu de moi. J’en suis encore à attendre une décision. Commission disciplinaire ou tribunal maritime spécial, je ne sais toujours pas devant laquelle de ces juridictions je serai traduit. Attendons. J’espère que, au prochain courrier, je pourrai t’annoncer du nouveau.

Très bonne, ma santé. Je n’étais encore resté si longtemps sans souffrir de l’entérite. J’attribue ce résultat au Globéol dont je ne me fais pas faute. Il ne m’en reste plus qu’un flacon que j’emploierai probablement le mois prochain, de façon à combattre le plus possible le déprimant régime de la cellule. Aussi bien, est-ce encore ce que tu peux m’envoyer de meilleur et de plus profitable. Ça me tonifie non seulement le corps mais encore le moral. Lorsque j’en consomme, l’esprit est moins paresseux, les idées sont plus claires, les ressorts physiques moins, beaucoup moins affaissés.

Pour la Maya, j’en ai encore une boîte. Or, comme les tripes me paraissent retapées, il n’est pas nécessaire que tu m’en envoies, pour le moment du moins, car le moindre froid à l’embouligou suffit pour déterminer une rechute. C’est en cette prévision, d’ailleurs, que je conserve la boîte que j’ai. Tu peux ajouter aussi un peu de fil, et autres bricoles. Assurément qu’ils me conviennent, les livres que j’ai reçus. Ils me plaisent même beaucoup. À l’occasion, tu me feras plaisir en m’en adressant quelques autres. Tu m’as bien fait rire avec tes appréciations sur la propriété des dépilatoires. Mais je le savais, ça, ma bien bonne. Qué testamenti ! Envoie-m’en un quelconque.

Alors il y a de nouvelles défections ? Qui ça ? Jacques, Louis ? Que veux-tu, la fringale des appétits leur fait enfin montrer le bout de l’oreille. Et député, rien que ça ? Bigre !

J’oubliais. Tu sais bien ce livre spécial aux choses maritimes que j’avais demandé à tante, eh bien, ce n’est pas la peine qu’elle te le donne pour me l’adresser. L’édition en est sans doute épuisée et puis, en ce moment, je n’ai guère la tête à l’étude[18].

Amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades et à toi, ma bien bonne, ma plus sincère affection,

Alexandre

P.-S. Il est bien entendu que je ne te crois pas malade, puisque tu me l’assures avec tant d’énergie. Ai-je besoin de te dire combien j’en suis heureux ? Toutes mes pensées gravitent autour de cette question.

22 octobre 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

Reçu deux lettres : une du 12 septembre, l’autre du 30 du même mois et deux colis, les derniers expédiés. Je pense recevoir l’autre demain. Adresse une réclamation à la poste à Paris, au bureau expéditeur pour celui envoyé en mars ou avril et que je n’ai pas reçu. Tu as droit à une indemnité. Pour les deux que tante dit ne pas connaître, de deux choses l’une : ou bien Octave y a mis empêchement, [illisible][19].

Je ne peux te donner aucune nouvelle. J’attends toujours que l’on veuille bien prendre une décision à mon égard. Crois-tu qu’il en faut de la patience ! Si ce n’était pas pour toi, ma bien bonne, je serais plus prompt, moi, à prendre une décision. Enfin…

Garde-t’en bien de renouveler ces démarches. Pas de compromissions. Laisse-moi, au moins, la satisfaction de pouvoir agir, à l’occasion, comme je pense. Ces gens-là ont une mentalité de formation toute professionnelle et ne jugent en toutes choses qu’à travers le prisme de leurs appétits. Lorsqu’ils t’ont répondu « c’est ceci, c’est cela », tu pouvais le traduire par « il porte préjudice à mes intérêts, qui sont de toucher tant de mille francs par an ».

Encore des commentaires pour cet envoi ? Tu aurais pu t’en passer. Crois-tu que j’ignore tout ce que tu as souligné ? Si je te l’ai demandé, c’est que j’en avais besoin, que diable. Inconsciemment, tu t’ingénies à me faire du tort. À l’avenir, ne m’envoie plus ni cahiers à cigarettes, ni silex, ni aiguilles, ni mèches. J’en ai une pleine boîte, n’ayant pu consommer ceux que j’ai reçus. Un peu de lecture (si tu en as encore) et un flacon de Globéol, c’est tout ce qu’il me faut pour le moment.

Sauf un fort énervement causé par un tas d’ennuis, je me porte très bien. Les intestins me paraissent complètement remis. Ce qui est certain, c’est que, depuis quatre-vingts jours, je n’ai pas eu la moindre rechute. Seul ce régime de sardines à l’huile sans huile, constamment enterré dans un cube de pierre, m’est pénible au point que, par moments, je crains pour ma raison. Au fond, ce n’est pas tant le régime lui-même que la cause injuste qui m’y retient qui me détermine cette humeur. Si j’avais réellement tenté de m’évader, ma foi, c’est là un de ces crimes qui ne laissent guère de remords et je m’en soucierais peu. Mais rien, m’entends-tu, rien ; pas la moindre participation[20] . Enfin… nous verrons bien où cela nous conduira.

Dans l’espoir que tu sois toujours en bonne santé, reçois, ma bien bonne, les marques de ma sincère affection,

Alexandre

La Belle : aquarelle de bagnard3 novembre 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

Décidément, je ne suis bon qu’à te faire de la peine. Que veux-tu, j’étais énervé, très surexcité, tant par cette vie toute végétative qui est celle de l’encellulement que par l’énormité de l’accusation dont je suis l’objet. Ces jours-ci, la température a fraîchi et je vais mieux. Je parle comme état d’esprit, car, physiquement, je me porte comme un charme. J’en suis même surpris. J’en déduis donc que ce qui m’a tenu si longtemps malade, c’était surtout les soins que je recevais.

Je les ai reçus ces deux colis en retard, rien n’y manquait. Mais pour le dépilatoire, c’est tout bonnement de la poudre à faire baver les limaçons. Tu le savais peut-être, qué ? Enfin, n’en parlons plus. Je n’en ai plus besoin.

5 novembre

Je viens d’être avisé que l’ordre d’informer avait été donné par le gouverneur. Cela signifie que l’affaire va être instruite. J’aime mieux ça. J’irai ainsi à Saint-Laurent pour y bénéficier d’une ordonnance de non-lieu, ou tout au moins, d’un acquittement.

7 novembre

Je reçois ta carte-lettre. Encore opérée ! Ma bien bonne, vraiment, tu n’as pas de chance. Tu t’efforces de me rassurer, bien sûr, mais, au fond, je ne le suis pas plus que cela. Aussi est-ce avec anxiété que j’attends de plus récentes nouvelles.

10 novembre

Reçu un colis contenant trois livres : deux Années scientifiques et La Vie de Luther que je lirai avec plaisir et intérêt un peu plus tard, lorsque les besoins de ma défense captiveront moins mon attention.

17 novembre

Ça y est, enfin. L’instruction est close. De deux choses l’une : ou bien la cellule m’a rendu idiot, crétin, ou bien l’accusation soutenue contre moi est digne de figurer en lettres de radium dans le plus beau des dorés sur tranche des Pêle-Mêle. Je n’y comprends plus rien, absolument. C’est pourquoi je vais, en deux mots, t’exposer mon cas, de façon à ce que tu demandes l’avis d’une personne compétente, un avocat par exemple. Un de mes codétenus me propose de nous évader de concert. J’accepte. Durant plusieurs jours, nous échangeons l’un et l’autre une correspondance, exposant des moyens nous paraissant les plus propres, selon nous, à nous évader. Par les idées, cette correspondance est tendancieuse, subversive même; par les moyens, elle est, bien entendu, plutôt technique.

Bref, à la suite de divergences de vues, je me retire volontairement du projet. Ce point me demeure acquis, c’est admis. Mon ex-associé, à la suite de mon désistement, s’abouche avec un autre condamné, et dans la nuit du 7 au 8 août, ils tentent de fuir en construisant un radeau à l’aide de matériaux qu’ils durent tout d’abord voler. Surpris, ils furent arrêtés et mis en prévention. Comme de juste, les billets que ce détenu m’avait adressés, je les avais détruits, et pour cause ; mais, moins prudent, lui conserva ceux que je lui avais écrits, en sorte que, les ayant trouvés, ils motivèrent ma mise en prévention sous la double  inculpation de complicité de vol et de tentative d’évasion. Tel est le fond de l’affaire.

Le dossier de l’enquête préliminaire ayant été soumis à la décision de M. le gouverneur, l’ordre d’informer fut délivré, mais seulement, en ce qui me concerne, quant au chef de complicité de tentative d’évasion. Nous abordons ici le côté formel de l’affaire. Le vol ayant précédé l’évasion et ayant été commis pour y servir de moyens, il y a non seulement connexité, mais encore, indivisibilité. De sorte que, puisqu’il est légalement admis que ma correspondance n’est pas un élément suffisamment constitutif du crime de vol, il est fort surprenant qu’on la trouve suffisante pour celui de tentative d’évasion. Autre argument. Ces écrits dénotent bien des intentions, il est vrai, mais ce ne sont même pas, en droit, des actes préparatoires ; ce sont tout simplement des idées, des moyens qui n’ont jamais reçu, de ma part, un commencement d’exécution, puisque, la veille, je m’en suis désisté. Peut-on, en ces conditions, m’appliquer les dispositions de l’article 59 du code pénal ? Je t’ai retracé là, à grands traits, les points principaux de l’affaire. Mes coprévenus confirment entièrement mes dires. Tu me feras savoir, par retour du courrier, ce que l’on t’aura répondu.

De toutes les manières, je te l’affirme très sincèrement, je suis innocent. Si ce n’était pour toi, ma bien bonne, je ne me serais même pas défendu ; j’aurais laissé aller les poursuites, tant je vois de la méchanceté dans cette affaire. Car enfin, il suffit de savoir lire pour se pénétrer de mon innocence. Mais, pour toi, j’ai été patient, je le serai encore jusqu’au tribunal, s’il le faut jusqu’à la Cour suprême. Mais après, vois-tu, ce sera au-dessus de mes forces. Réfléchis ce que doit souffrir un homme réellement innocent. Lorsqu’il m’arrive de protester de mon innocence, on me répond par un de ces sourires qui veut dire : «Ne nous rase pas. » Juge un peu ce qu’il me faudrait endurer pendant deux ans de réclusion car, ce fait, ce crime pour parler le langage des honnêtes gens, va de deux à cinq ans de réclusion cellulaire. Certes, si j’avais tenté de m’évader, si j’y avais participé, à cette tentative, je me ferais une raison de circonstance ; mais innocent, ce n’est pas possible. Je ne pourrais pas, absolument pas l’accepter. Alors…

19 novembre

Ta lettre m’a un peu rassuré, si toutefois tes dires sont bien vrais. Puisses-tu, dans ta prochaine, m’annoncer ton complet rétablissement que je souhaite, que j’espère.

J’ai reçu deux colis : livres, Globéol, amadou, fil, etc. Voilà de quoi combattre les effets réellement nocifs de l’encellulement. Remercie bien le donateur. Que de bonté ! Je suis très heureux de te savoir si bien soignée. Il y a tant de misères, de souffrances, que, par comparaison, j’ai toujours peur pour toi, ma bien bonne. Aussi bien, à ce sujet, tes lettres me font beaucoup de bien, en me rassurant.

Je vais au travail depuis deux jours, l’instruction étant close. Je ne me porte pas mal, mais un peu de mouvement et beaucoup d’air et de lumière me feront mieux porter encore.

La date de la session n’est pas encore fixée. Je pense qu’elle aura lieu dans la deuxième quinzaine de janvier. Je partirai donc pour Saint-Laurent dans un mois environ.

Et Joseph, t’a-t-il écrit ? Tu ne m’en as rien dit. Il est vrai qu’avec tous les tracas d’une opération tu as pu l’oublier. Hier j’ai pu lui serrer la main, mais n’ai pas eu le temps de lui causer longuement. Il m’a paru se bien porter.

Je n’ai plus de linge. Il me faudrait trois mouchoirs, trois paires de chaussettes en couleurs, très bon marché (c’est seulement pour me protéger de la piqûre des moustiques, la nuit) et une serviette-éponge, mais plus petite que la dernière que tu m’as envoyée et de couleur.

Le flacon de Globéol que tu m’as adressé est arrivé bien à propos. Je me souciais déjà de ne pas en avoir, en prévision de mon séjour à Saint-Laurent. Quant au Maya, j’use, en ce moment, la dernière boîte. Je ne suis pas malade du ventre pourtant, mais seulement indisposé. Les premiers jours de ma sortie, j’ai beaucoup bu de l’eau, trop même, de là un léger dérangement. Ne m’en envoie plus tant que je ne t’en demanderai pas.

Moi aussi, je t’écris un peu à la briscambille. Bah ! tu me comprendras toujours, qué ? Alors ne te fais pas de mauvais sang, ma bien bonne. Soigne-toi bien, rétablis-toi complètement. Dans ta prochaine, tu me diras si Myra a reçu des nouvelles de Lucien Vaudoyer.

Amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades et à toi, ma toute bonne, ma sincère et profonde affection,

Alexandre

Evasion10 décembre 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

Bien que ma lettre ne parte pas avant le courrier du 20, je me vois obligé de t’écrire avant la réception de la tienne. Je dois comparaître devant la commission disciplinaire et, pour légère que pourra être la punition que l’on m’impliquera, si je ne m’y prenais pas à l’avance, je ne pourrais te donner de mes nouvelles. Tu as assez d’ennuis comme cela, ma bien bonne, sans être encore chagrinée par mon silence.

Je ne sais toujours rien de neuf quant à mon affaire. À présent, je ne compte plus sur un non-lieu. Il ne me reste que l’espoir d’un acquittement. Il est probable que le tribunal maritime spécial ouvrira sa session en janvier prochain. Je m’attends donc à être dirigé sur Saint-Laurent-du-Maroni incessamment.

Comme toi, j’estime qu’il est bien fâcheux que Myra n’ait pu satisfaire un peu plus tôt au désir d’Auguste. Ce retard pourrait lui être fort préjudiciable. Aussi bien serait-il préférable à présent, s’il en est encore temps, de le remettre à un peu plus tard. Ce n’est qu’une idée de ma part, mais que tu ferais bien de lui communiquer lorsque tu lui écriras[21].

Ma santé est toujours bonne. Je suis bien un peu indisposé par la grippe, qui depuis quelques jours est épidémique, mais ce n’est pas grave. J’attends impatiemment le courrier pour savoir s’il n’a pas surgi de complications à la suite de ton opération. Voici l’hiver. Soigne-toi bien, ma bien bonne. Il en faut si peu, à ton âge surtout, pour être gravement atteint.

À l’occasion, envoie-moi quelque lecture, pas de la biblio Élisabeth ; pour l’instant du moins, et quelques bricoles comme à l’ordinaire, articles fumeurs, mais pas de tabac, ainsi qu’un cahier écolier. En fait de remèdes, il n’est pas utile que tu m’adresses encore des comprimés de Maya, car j’ai constaté que le Globéol, en me fortifiant, était en même temps très désinfectant du tube digestif.

Je pense que Joseph t’écrira à ce courrier. Il a pu me venir voir quelquefois à mon travail et causer un peu. Sans être heureux, tout est relatif, sa situation est bien meilleure que la mienne. Il espère être nommé prochainement 2e classe et par la suite désinterné. Je le lui souhaite. Ai-je besoin d’ajouter qu’il s’est montré très dévoué pour moi ? Tu dois bien le penser.

En attendant de tes chères nouvelles, reçois, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses,

Alexandre

19 décembre 1912

Îles du Salut

Ma chère maman,

J’ai bien comparu devant la commission disciplinaire, mais j’ai été renvoyé sine die. En tout cas, je ne serai pas puni ; je ne peux pas l’être, bien qu’au fond ce soit une vétille. Ce renvoi me permet donc de pouvoir répondre à ta chère lettre que j’ai reçue hier. Excuse-moi, ma bien bonne, de t’avoir fait de la peine. Tu dois penser dans quelle disposition d’esprit je suis en de tels moments. Je souffre d’autant plus que je suis très sensible.

À présent, ça ne va pas bien, bien sûr (ça ne peut jamais aller bien), mais il y a néanmoins amélioration. Je sors au travail et, la fatigue aidant, j’ai les nerfs un peu plus reposés, brisés pour mieux dire. Selon les nouvelles de la dernière heure, la session n’aura lieu qu’en fin janvier, peut-être en février. Il ne nous reste qu’à attendre. J’ai la conviction que l’on ne peut pas me condamner. Ce qui est certain, c’est qu’en France un juge d’instruction, ou au pire la chambre des mises en accusation, m’aurait accordé un non-lieu. Enfin, nous verrons bien.

Je crois t’avoir annoncé au dernier courrier la réception de six volumes, d’un feuilleton et des deux Feuilles littéraires ainsi que d’un flacon de Globéol, le tout conforme à ton énumération. Je n’ai pas encore reçu les deux colis que tu m’as annoncés dans ta dernière. Je les toucherai ce soir ou demain. Pour les ouvrages de la collection Betty, maintenant, ce n’est guère le moment. Avec tous ces tracas, je n’ai pas beaucoup la tête à lire des ouvrages techniques. Nous verrons plus tard. Je sais bien que si Myra ne te les a pas remis plus tôt pour me les expédier, il n’y a pas de sa faute, laquelle incombe tout entière aux événements[22].

Je suis très heureux que ta santé soit bonne. J’avais si peur que tu ne sois malade, malgré l’assurance contraire que tu m’en donnais. Prends garde, ma bien bonne, aux rigueurs de l’hiver. Ne fais pas d’imprudences. Il t’en faudrait si peu pour rechuter.

Sois certaine que je me porte bien, physiquement du moins. Il y avait des années que je n’avais été aussi robuste. Il va de soi que le Globéol, d’une part, et les soins de Dunin, de l’autre, n’y sont pas étrangers.

Tant mieux que je me sois trompé à l’endroit du dépositaire. Au demeurant, ce n’était qu’une idée, idée qui n’avait guère de consistance. Quant à Auguste, je ne suis pas de ton avis. Sa confiance est si réservée que, comme il me l’écrivait un jour, il voit en tout homme un ennemi possible. S’il se trompe, tant mieux et, s’il voit juste, il a toujours la satisfaction de ne pas être dupé[23].

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine, aux camarades et à toi, ma bien bonne, ma profonde affection. Ton fils qui t’aime bien,

Alexandre

P.-S. Tu m’enverras un petit canif semblable à celui que tu m’as envoyé déjà et que l’on m’a soustrait.


[1] Alain Sergent, Un anarchiste de la Belle Epoque, Le Seuil, 1950.

[2] Sergent Alain, op. cit., p.161.

[3] Sergent Alain, op. cit., p.161.

[4] A.O.M., H1481/Jacob.

[5] A.O.M., H5009, jugement du Tribunal Maritime Spécial, 27 janvier 1913.

[6] A.O.M., H5009, jugement du Tribunal Maritime Spécial, 27 janvier 1913.

[7] Sergent Alain, op. cit., p.162.

[8] A.O.M., H5009, jugement du Tribunal Maritime Spécial, 27 janvier 1913.

[9] A.O.M., H1481/Jacob.

[10] A.O.M., H5009, jugement du Tribunal Maritime Spécial, 27 janvier 1913.

[11] Sergent Alain, op. cit., p.164.

[12] Commandant Michel, article « Mes bagnards », dans Confessions,  15 avril 1937.

[13] Sergent Alain, op. cit., p.164.

[14] Commandant Michel, article « Mes bagnards », dans Confessions,  15 avril 1937.

[15] Annonce d’une évasion à venir ?

[16] Le code pour Auguste éclaire la situation : Jacob étant à la fois l’expéditeur et le destinataire de la nouvelle, il est probable qu’il parle de lui-même et de sa nouvelle tentative d’évasion, apparemment dangereuse, étant donné sa grande faiblesse physique.

[17] Écrivain originaire d’Amiens (1852-1935), compagnon de jeunesse de Brunetière, spécialiste de romans dits psychologiques à forte tendance moraliste.

[18] Vraisemblablement codé ; il doit s’agir soit d’un envoi de matériel (carte maritime ? boussole ?), soit d’informations interdites par l’administration et que Jacob, enfermé en cellule, ne peut réceptionner.

[19] Possible surveillance de la police parisienne sur le courrier reçu par Marie.

[20] Jacob racontera plus tard qu’il aurait dû participer à cette tentative d’évasion. Il espérait certainement que l’administration, lisant la lettre, se persuaderait de son innocence.

[21] Jacob doit indiquer à sa mère qu’étant donné la situation il est préférable de différer un envoi prévu précédemment.

[22] La supposition précédente est confirmée : c’est bien du matériel « technique » dont Jacob parlait à sa mère.

[23] À coup sûr, c’est Jacob qui parle par la voix d’Auguste ; il expliquerait ainsi les raisons de son soupçon envers le « dépositaire » d’un envoi.

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