La chanson anarchiste de la période héroïque


Dans Libres ! Toujours … paru en 2011 à l’Atelier de Création Libertaire, Gaetano Manfredonia présente une anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes du XIXe siècle. Il nous a paru intéressant d’en diffuser quelques extraits dans les colonnes du Jacoblog pour au moins deux raisons. L’historien, qui nous a autorisé cette mise en ligne – un grand merci à lui ! -, ne manque tout d’abord pas de signaler que la chanson fait partie intégrante de la propagande. A ce titre, les complaintes, airs, sérénades, et autres ritournelles, dont nous reproduirons les textes très prochainement, ont forcément nourri l’idéal et la pensée d’un militant illégaliste tel qu’Alexandre Jacob. On regrettera d’ailleurs de ne pas trouver dans cet excellent ouvrage les textes de Clarenson ou de Pélissard qui, en 1905, avaient été publiés dans Germinal. Mais Gaetano Manfredonia n’oublie pas de s’attarder dans son chapitre 7 sur les productions des Terroristes, illégalistes et trimardeurs. Ainsi, de 1880 à 1894, la chanson anarchiste de la période héroïque tend à se singulariser du répertoire socialiste, pris dans son acception la plus large. L’auteur nous montre de fait que, si l’on chante encore la Carmagnole dans les rangs libertaires, de plus en plus les refrains de la muse antiautoritaire mettent en avant le drapeau noir et dame dynamite.

Gaetano Manfredonia

Libres ! Toujours …

Anthologie de la chanson et de la poésie libertaires du XIXe siècle

Atelier de Création Libertaire, Lyon, 2011,

La chanson anarchiste de la période héroïque (1880-1894)

p.61-65 : Le processus qui conduit à la formation d’un mouvement anarchiste séparé des autres composantes du mouvement socialiste et ouvrier est long et complexe. Dès la fin de l’année 1873, les internationalistes italiens, avec à leur tête Carlo Cafiero, Errico Malatesta et Andrea Costa, s’engagent dans une voie ouvertement insurrectionnelle. Cela les porte à délaisser le lent travail d’organisation de la classe ouvrière au moyen des grèves au sein de l’A.I.T. pour prôner la « propagande par le fait ». Convaincus qu’il suffirait de montrer aux masses exploitées les gestes libérateurs pour qu’elles se révoltent, les Italiens vont organiser plusieurs tentatives de soulèvements populaires dont, en avril 1877, celle connue en France sous le nom d’« équipée du Bénévent »[1].

Ces actes de « propagande » se soldent par des échecs cuisants. Mais, en dépit des limites de cette nouvelle tactique d’action révolutionnaire, d’autres internationalistes, dont le Français Paul Brousse, reprendront à leur compte cette vision insurrectionnelle du changement social avec comme résultat de favoriser encore davantage la dislocation de l’A.I.T. De plus en plus de militants antiautoritaires, tels Élisée Reclus ou Pierre Kropotkine, en outre, vont affirmer la nécessité de donner une formulation explicitement anarchiste à l’ancien programme collectiviste de l’Internationale, ce qui les portera à se réclamer du « communisme anarchiste ». D’une manière générale, les antiautoritaires auront désormais tendance à envisager leur action comme celle d’une fraction distincte non seulement des autres écoles socialistes, mais également de la classe ouvrière. Cette évolution capitale va fortement favoriser, à partir de la fin des années 1870, la formation de groupements anarchistes nationaux sur les ruines de l’ancienne Internationale.

En ce qui concerne la France, la formation d’un « parti » anarchiste est encore plus tardive à cause de la répression qui s’était abattue sur l’ensemble du mouvement ouvrier au lendemain de l’écrasement de la Commune. Il faudra attendre le vote des lois d’amnistie en 1879 et 1880 pour que les premières publications se présentant ouvertement comme l’émanation de groupements libertaires voient le jour. Comme le rappellera bien des années après dans ses mémoires Jean Grave, les anarchistes déclarés encore au début des années 1880 ne représentaient qu’une infime minorité du mouvement social[2]. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que, parmi les chansons les plus prisées par les compagnons, on retrouve quelques-unes des compositions les plus représentatives tant de la Commune que de l’A.I.T. antiautoritaire. Tout un pan du répertoire chansonnier anarchiste restera, d’ailleurs, toujours commun avec celui des autres composantes socialistes et ouvrières comme l’atteste le succès rencontré par des compositions comme la Marianne d’Olivier Souêtre, la Bataille de Gérault-Richard ou les compositions aux élans antiautoritaires de Jean-Baptiste Clément et Eugène Pottier. Néanmoins, le besoin grandissant qu’éprouvent les militants libertaires de marquer leur différence vis-à-vis des autres écoles socialistes ne va pas tarder à les pousser à se doter d’un répertoire chansonnier original en mesure d’exprimer les nouvelles exigences de radicalité du jeune mouvement anarchiste. En l’espace d’une dizaine d’années à peine, c’est toute une nouvelle tradition chansonnière qui s’affirme, dans laquelle la volonté des compagnons d’en découdre par tous les moyens avec la bourgeoisie et l’État est ostensiblement affichée[3].

De ce fait, les chansons des années 1880-1894 doivent être, tout d’abord, envisagées comme un moyen privilégié d’expression grâce auquel les militants anarchistes, en quête d’une légitimité historique qui leur fait encore défaut, cherchent à affirmer leur identité de groupe. La chanson politique, ne l’oublions pas, ne s’adresse pas exclusivement à un public extérieur que l’on veut rallier à sa cause, mais elle doit être envisagée également comme un outil à usage interne visant à renforcer, entretenir, créer un sentiment d’appartenance collectif. La chanson sera un des lieux où s’élaboreront  avec le plus de force les éléments d’une altérité militante tant sur le plan du discours idéologique que sur celui des symboles. En atteste, dès juin 1884, la référence au drapeau noir comme nouvel emblème de la révolution sociale dans une poésie parue dans un journal anarchiste lyonnais[4]. Cette production chansonnière va, en outre, fortement contribuer à la formation d’un véritable imaginaire resté presque inchangé jusqu’à nos jours.

Dans ces chansons, on trouve affirmés non seulement les espoirs et les attentes des compagnons, mais également leurs rêves, ainsi que les images idéalisées d’eux-mêmes et de leur combat. Les anarchistes ont tendance à se présenter comme des révoltés et des iconoclastes, ayant rejeté tous les préjugés de la société actuelle. Refusant de se soumettre aux injonctions autoritaires ou à l’exploitation capitaliste, ils sont prêts à se battre jusqu’à la mort pour préserver leur dignité. Comme il l’affirmait crânement une chanson anonyme dont l’auteur pourrait être Jean-Célestin Dervieux, un compagnon trimardeur du Forez :

Si le hasard qui m’a fait l’âme fière

Voulait un jour que je fusse mendiant

Je n’irais pas les yeux dans la poussière

Me ravaler devant chaque passant,

Je n’irais pas les yeux remplis de larmes,

En plein soleil implorer nos humains

Mais chaque nuit me riant des gendarmes

Je mendierais un poignard à la main.

Indépendants et fiers, ils refusent de se laisser enfermer dans leur condition de classe de travailleurs exploités, ce qui les porte à exalter la vie au grand air ou bien à valoriser des figures emblématiques comme celle du « trimardeur »[5].

Ce rêve d’altérité radicale n’empêchait pas pour autant les compagnons de s’identifier au peuple et à ses misères comme l’atteste le succès rencontré par la figure du « Père Peinard ». Rendu célèbre par le journal homonyme d’Émile Pouget, le « Père Peinard » est présenté comme un prolétaire sûr de sa force comme de son droit, sachant manier aussi bien la plume que son tranchet de cordonnier. Les anarchistes, en outre, se rattachent toujours dans leurs chansons à quelques-uns des thèmes ou des symboles les plus caractéristiques non seulement de la tradition politique socialiste, mais également républicaine. Tel est le cas de la référence au drapeau rouge qui continue à être utilisée dans les textes des chansons conjointement avec celle du drapeau noir. Plus surprenant encore sont les emprunts récurrents à la Marianne républicaine ou à la tradition révolutionnaire de 1793 que l’on trouve dans les chansons, comme l’atteste le succès durable de la Carmagnole. Dans ces cas, toutefois, ce qui intéresse les anarchistes c’est la dimension ouvertement insurrectionnelle et populaire de ces compositions. Contrairement à la Marseillaise, unanimement rejetée en tant qu’hymne de la bourgeoisie triomphante[6], la Carmagnole gardait à leurs yeux une « allure rouspéteuse » indéniable grâce aussi, il faut bien le reconnaître, aux rajouts et modifications successives dont elle avait fait l’objet au fil du temps.

Ce qui frappe en premier aujourd’hui, lorsqu’on lit la plupart des chansons anarchistes de  cette époque, c’est l’abondance des écarts de langage et des expressions outrancières qu’on y trouve. Cette production est placée tout entière sous le signe de la propagande par le fait, dont elle se fait un des interprètes les plus efficaces, mais aussi les plus excessifs. Ces chansons apparaissent littéralement truffées de stéréotypes poussés jusqu’à la caricature. Certes, le genre particulier que constitue la chanson politique l’exige, mais, le moins que l’on puisse dire, c’est que les compagnons se complaisent dans l’excès. Ainsi les bourgeois sont toujours gras et abjects, tandis que les prolétaires, maigres et chétifs, pourront se métamorphoser par leur révolte en des gaillards indomptables et vengeurs. Mais surtout, le tournant insurrectionnel de l’anarchisme porte les militants à glorifier dans leurs chansons l’utilisation de moyens violents, voire terroristes, pour amener la révolution sociale. Comme le précisait une affiche manuscrite placardée à Armentières, tous les moyens étaient bons pour se débarrasser de la « caste des parasites », « depuis le poison qui foudroie jusqu’au poignard qui tue dans l’ombre ».

La production chansonnière ne fera, à cet égard, qu’amplifier ces appels répétés à la guerre sociale qui renouaient avec la veine vengeresse de Déjacque. Les compagnons n’hésitent pas à jouer avec la peur, réelle ou supposée, des biens pensants à leur égard en faisant l’apologie de l’utilisation des explosifs en tant qu’outil d’émancipation individuelle et collective comme l’attestent les célèbres chansons, Dame dynamite et le Père Lapurge, composées par le cordonnier Constant Marie et où il était question de danser, chanter et dynamiter.

Ces prises de position dithyrambiques en faveur des actes terroristes de propagande par le fait ne tarderont pas à soulever la réprobation de militants comme Malatesta qui, tout en étant un partisan de l’insurrection armée, estimait que l’utilisation de la terreur aveugle ne pouvait convenir aux anarchistes. En plein emballement ravacholiste, dans une lettre adressée aux rédacteurs de la revue parisienne l’Endehors, il rappelait qu’une chose « est comprendre et pardonner », autre chose est revendiquer : « Ce ne sont pas là des actes que nous pouvons accepter, encourager, imiter. »[7] S’insurgeant contre l’argument jésuitique que la fin justifiait les moyens, il affirmait que, puisque le but des anarchistes était l’affranchissement de tous les individus de toute forme d’exploitation et de domination, ils ne pouvaient utiliser pour le réaliser n’importe quels moyens : « Nous devons être résolus et énergiques – précisait-il -, mais nous devons tâcher de ne jamais outrepasser la limite marquée par la nécessité. »

En dépit de l’estime dont l’ancien internationaliste jouissait en France, ses appels ne seront pas entendus dans l’immédiat. Pendant plusieurs mois, nombreux seront les militants pour qui les gestes de Ravachol, Vaillant, Henry devaient être interprétés comme les signes avant-coureurs de la révolution en marche. Or rien de tel ne se produira. Les pouvoirs publics réagiront à cette vague d’attentats en faisant adopter, à partir de décembre 1893, une série de textes législatifs, connus sous le nom de « lois scélérates », qui donnaient la possibilité de poursuivre légalement les activités anarchistes jugées dangereuses. La répression policière, d’ailleurs, ne tarda pas à s’abattre sur le mouvement libertaire, rendant impossible la poursuite de toute activité militante. Celle-ci culmina au lendemain de l’assassinat, le 24 juin 1894, du président de la République Sadi Carnot par l’anarchiste italien Sante Caserio. Plus aucun périodique libertaire ne paraît en France à ce moment-là, tandis que des dizaines de militants sont soit arrêtés soit obligés de se réfugier à l’étranger pour échapper aux poursuites.

Lorsque les libertaires pourront à nouveau organiser leurs activités au grand jour, les choses ne seront plus tout à fait comme avant. Une période bien particulière dans l’histoire du mouvement anarchiste français, marquée par la certitude que des actes héroïques isolés ou des simples gestes de révolte quotidienne pouvaient hâter la venue de la révolution sociale, venait de se clore.


[1] Sur l’adoption par le jeune mouvement anarchiste de la « propagande par le fait » : G. Manfredonia, Anarchisme et changement social. Insurrectionalisme, syndicalisme et éducationisme réalisateur, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2007, p. 310-321.

[2] J. Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 160.

[3] De 1881 à 1994 plus de deux cent titres originaux sont publiés dans la presse, sur feuilles volantes ou dans des recueils

[4] « À la police infâme », le Droit anarchique, Lyon, n° 3, 22 juin 1884.

[5] Sur l’importance accordée à la figure du trimardeur dans l’imaginaire anarchiste : G. Manfredonia, « L’imaginaire utopique anarchiste au tournant du siècle », Cahiers Jaurès, n° 180, avril-juin 2006, p. 40-43

[6] Maurice Dommanget taxera cette composition de « chant de cannibales » (cf. De La Marseillaise de Rouget de Lisle à L’Internationale de Pottier : les leçons de l’histoire, Paris, éd. du Parti socialiste S.F.I.O., 1938).

[7] E. Malatesta, « Un peu de théorie », l’Endehors, Paris, n° 68, 21 août 1892.

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