Barrabas et la 1e Boucherie Mondiale


Dans ses lettres du bagne, Alexandre Jacob évoque peu les évènements de l’actualité. Seule la première guerre mondiale semble retenir son attention. De 1914 à 1918, et même au-delà, l’embrasement de l’Europe lui autorise d’amples réflexions sur la nature humaine. Ce sont ces pensées qui frappent, en 1925, le journaliste Louis Roubaud lorsque ce dernier se laisse convaincre par la mère de Barrabas de lancer une campagne de presse dans les colonnes du Quotidien en faveur de sa libération. Le matricule 34777 sait alors dans ses missives faire preuve de prudence pour éviter les foudres de la censure qui frappe les propos pacifistes ou défaitistes. Mais il se révèle aussi et surtout totalement imperméable au bourrage de crâne hexagonal.

Le 22 juin 1920, il demande à sa mère de dire à Jacques Sautarel, son ancien complice au sein des Travailleurs de la Nuit, de mesurer ses déclarations antimilitaristes dans les lettres que ce dernier lui envoie. Il est vrai que le fils du bijoutier libertaire tombe au front en 1916 : « Dis à Jacques qu’à l’avenir, lorsqu’il m’écrira, il veuille bien s’abstenir de toutes considérations philosophiques sur la guerre, sinon ses lettres ne me seront pas remises. La mort de son pauvre enfant lui fait maudire un évènement inéluctable. Faut-il maudire le vent parce qu’il cause des naufrages ? »

De son côté, le bagnard nuance ses déclarations. Le 20 octobre 1914, par exemple, il trouve que, du fait de son caporalisme, « l’anéantissement de l’Allemagne est chose désirable ». Mais ce n’est que pour mieux s’élever contre les idées nationalistes et l’erreur du sentiment patriotique. Et, pour convaincre sa mère de la fatuité de ce qu’elle a pu coucher sur papier, de son propos germanophobe, il lui oppose l’excellence des écrits Schiller, de Goethe, de Nietzsche, de Stirner et même de Bismarck. Les civilisations, pour lui se valent, et par conséquent il ne peut adhérer à l’idée d’une union sacrée comme le font un bon nombre de libertaires par exemple.

En février 1916, « l’appel des 16 » est lancé. A cette occasion, un certain nombre d’anarchistes, estimant devoir passer outre leur pacifisme, s’engagent et soutiennent ce qu’ils considèrent comme une lutte contre l’impérialisme allemand. Parmi les 15 signataires d’un texte qui jette un peu plus de confusion dans le mouvement libertaire, nous retrouvons entre autres Paul Reclus, Kropotkine, Jean Graves et surtout Charles Malato. Il se peut que ce soit cette éminence libertaire qui, en son temps, fut un des grands amis d’Alexandre Jacob, que ce dernier prend violemment à partie le 18 mars 1918 :

« Tiens, Charles t’a écrit du Brésil ? Que peut-il bien prétexter pour essayer de justifier sa désertion ? Je n’aime pas ces sortes de caractères dont le propre est d’en manquer totalement. Quand on combat pour un drapeau, quel qu’il soit, on doit aller jusqu’au bout, quel qu’en puisse être le résultat. La défection est toujours une lâcheté. Aussi bien, n’ai-je que faire de son amitié. D’ailleurs tu le comprends, depuis vingt ans que je ne l’ai vu, il m’est plutôt indifférent que sympathique. J’ai idée que si jamais son oncle Julien le revoit, il n’aura qu’à se bien tenir ! »

Malato apparaît sous le nom de code Charles ; l’oncle de Charles se nomme Julien. Jacob se joue de la censure en inversant l’ordre chronologique puisqu’il est le cadet de son ancien ami, devenu dans sa correspondance son neveu. Jacob est Julien. L’utilisation des termes « défection », « désertion » et « lâcheté » est à double emploi : Charles, membre de la famille imaginaire de Barrabas, se trouve au Brésil et Marie a reçu une lettre de lui. A travers l’idée du « combat pour un drapeau », Alexandre Jacob laisse croire que cette personne à qui il promet une sévère correction de la part de Julien, aurait abandonné ses camarades sur le front.

Or, « le combat pour le drapeau » n’indique pas la couleur de celui-ci et peut tout aussi bien s’assimiler à la lutte anarchiste qui, par définition, nie le principe de patrie.

Autre hypothèse : le drapeau peut représenter Jacob lui-même, c’est-à-dire l’abandon par Malato de son ancien ami. Il se montre effectivement solidaire au début de la détention du forçat 34777. Des rapports de police font même état en 1908 de préparatifs d’évasion organisés par ses soins (voir article Barrabas se marie). Passé cette date, Malato semble disparaître de la correspondance du bagnard Jacob et des documents que nous avons pu consultés.

La guerre, déclenchée par l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand le 28 juin 1914, s’enlise ; les poilus s’enterrent dans les tranchées. Cela risque de durer pour Jacob qui écrit le 8 mai 1916 :

« Quant à la fin du conflit, je ne crois pas qu’on puisse sérieusement la prévoir. Il y a un siècle, l’Europe coalisée a mis exactement 22 ans pour mater l’hégémonie révolutionnaire et napoléonienne de 1793 à 1815. Ce précédent historique nous induit à nous poser cette question : sommes-nous assez jeunes pour voir la fin de la guerre ? (…) En se basant sur la puissance des engins de guerre, on évaluait la durée du conflit à plusieurs mois à peine, alors que, par des moyens appropriés aux méthodes nouvelles, la guerre dure depuis bientôt deux ans et rien de vraiment objectif n’autorise d’en prévoir une fin prochaine. Donc, dans les circonstances présentes, le mieux est de considérer le temps de guerre comme normal plutôt qu’accidentel et momentané. »

Mais la grande boucherie l’amène surtout à des réflexions d’ordre philosophico-politiques sur le monde des bagnards. Comme Arthur Roques, il s’indigne de la qualité outrageante d’ « embusqués » qui leur est faite dans la presse. Dès le début des opérations militaires, Jacob établit la comparaison bagnard – soldat dans sa lettre du 19 novembre 1914 :

« N’est-ce pas la plus belle chose, la plus sublime des sensations, que de mourir les armes à la main ? Toute question de subjectivisme et de métaphysique mise à part, ceux-là sont à envier et non à plaindre. Ce qui est triste, ce qui est pitoyable, suprêmement lamentable, c’est ce suicide de tous les instants, c’est cette mort graduelle, goutte à goutte, que l’on nomme vie tranquille, cette vie cénobitique des capucins, des limaces et des forçats ».

Iles du Salut, 11 septembre 1915. Barrabas écrit au ministre des Colonies. Dans cette longue missive, il vante l’apport, positif selon lui, que constituerait l’emploi des transportés dans les combats contre le Reich allemand :

« Il est facile de promettre aux criminels des moyens de redressement par le travail et le repentir. Pour qui est au courant de la vérité ce ne sont là que des mots, et avec des mots on ne prouve rien, les faits ont une autre éloquence. Abrutir et pervertir ce n’est pas rééduquer, il serait beaucoup plus moral et surtout plus utile de nous placer en des circonstances où chacun puisse donner des preuves de sa bonne foi, de son courage et son dévouement. »

Dans la lointaine Guyane, certains bagnards imaginent pouvoir gagner leur régénération et leur liberté en boutant, germanophobie oblige, la sale race tudesque hors de la très française Alsace. Mais la rumeur d’un envoi au front des condamnés aux travaux forcés s’avère finalement infondée. Barrabas ne passera pas par la Lorraine. C’est ce que souligne le matricule 34777 à sa mère le 23 septembre 1914 : « Prisonnier de guerre sociale, je suis au bagne et j’y reste ».

S’il juge vaine, le 1er août 1915, l’idée d’une démarche demandant la possibilité d’incorporer les forçats dans les unités combattantes, il feint pourtant de se ranger à celle-ci 21 jours plus tard et promet même à sa génitrice d’écrire au ministre des Colonies. La lettre de Jacob en date du 11 septembre suivant prend alors prétexte de la très hypothétique et chimérique mesure gouvernementale pour dénoncer le statut de réprouvé à vie frappant le fagot, et en particulier l’interné aux îles du Salut. « L’un des plus mauvais sujets du bagne » demanderait ainsi à faire la guerre afin « de pouvoir faire une paix sincère avec la société ». L’argument, aussi simpliste soit-il, permet bien évidemment de révéler l’ignominie du bagne et de montrer que le « régime disciplinaire n’a pas en vue l’amélioration morale, le redressement du criminel, mais tout au contraire son abrutissement ».

C’est donc bien les processus de normation à l’institution totale et pénitentiaire que Barrabas qui, cette année-là, entreprend l’étude du droit criminel, met en lumière pour mieux les critiquer par le prisme de la grande boucherie mondiale. Jacob n’a jamais eu envie de mourir pour une patrie qu’il a toujours niée et qui l’a condamné en 1905 à aller crever en Guyane. Mais il est enfin intéressant de noter que, dans le même temps, Arthur Roques, le faux commissaire Jules Pons du coup du Mont de Piété de Marseille (31 mars 1899), lui aussi détenu sur l’île Royale, écrit une lettre courroucée au journaliste Jacques Dhur qui accuse les prisonniers et les bagnards d’être des « embusqués » dans un article paru dans Le Journal du 23 avril 1915. Il y a fort à parier que, dans les deux cas, Jacob et Roques ne s’attendaient pas à une réponse du ministère des Colonies pour l’un, de Jacques Dhur pour l’autre.

La guerre mondiale donne bien lieu en fin de compte à une intense méditation et ce au-delà des évènements, des annonces de batailles, de la conjoncture militaire. Certains aspects concrets du conflit le préoccupent pourtant quand la vie et le bien-être de sa mère sont en jeu. Le 23 septembre 1914, il avoue une appréhension dirigée plus sur les conséquences de la guerre que sur la guerre elle-même qu’il définit comme « une fatalité de l’existence ». Il craint la misère, la maladie, la famine pour les plus humbles.

La première bataille de la Marne engendre l’inquiétude et, s’il se réjouit de l’échec de la menace allemande sur la capitale, ce n’est que parce que Marie Jacob s’y trouve. De la sorte, la deuxième bataille de la Marne met fin également en 1918 à une sérieuse crise d’angoisse qu’atténue à peine le voyage de Marie Jacob à Marseille. Ainsi écrit-il le 18 juin de cette année :

« Depuis quelques jours, je suis en peine pour toi, infiniment. C’est que les nouvelles de la guerre ne sont pas rassurantes. S’il est exact que l’ennemi est à moins de 80 kilomètres de Paris entre l’Oise et la Marne, la situation est grave. Certes, je ne prendrai pas sur moi de te conseiller de quitter Paris tant je conçois ton attachement à tes habitudes, à tes relations ; et puis, je te suppose bien informée. Cependant, si les événements te contraignaient à cette décision, fais en sorte que ce ne soit pas trop tard. Que deviendrais-tu, pauvre sainte femme, au milieu de cette catastrophe ? Enfin, il est possible que je m’exagère l’imminence du danger. Combien je le souhaite. »

11 novembre 1918. Des millions de morts. Un continent détruit. C’est une paix bancale et dangereuse qui s’annonce à Versailles. La fin des hostilités n’est pas forcément vécue comme un soulagement du fait notamment de l’inflation et des ravages de la grippe espagnole. Alexandre Jacob donne à l’occasion une réflexion sur la paix en comparant, le 1er janvier 1919, l’Europe au lendemain du conflit qui vient de l’ensanglanter au continent redessiné par le congrès de Vienne en 1815 : « Demain nous réserve de dures réalités devant lesquelles viendront se heurter les rêves d’aujourd’hui. En 1815, au lendemain de Waterloo, l’Europe s’est trouvée, toute proportion gardée, à peu près en face du même problème. On ne parlait pas alors de Ligue des Nations, mais de Sainte-Alliance. Et on fit la Sainte-Alliance qui, aux yeux des gens avertis, était un moyen capable d’éviter le retour de telles calamités. Au fond, qu’en est-il résulté?… Il nous reste à savoir – en supposant que nous vivions assez pour cela – ce qu’il résultera de la Société des Nations.».

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