Le Zoo de Ré


la citadelle de Saint Martin de RéL’exclusion sociale et géographique du condamné aux travaux  forcés commence au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. Se clôt aussi de fait son existence métropolitaine. L’attente du départ vers la Guyane devient alors l’activité principale du forçat à venir même si, avec le temps, les perspectives d’un avenir heureux s’amenuisent. Le détenu doit envisager son nouveau statut avec pragmatisme. Escande est devenu Jacob et, à son tour, Jacob est devenu forçat, écrit Alexandre Jacob à sa mère le 3 décembre 1905. Ce n’est pourtant pas l’abattement qui caractérise la vie rétaise de l’honnête cambrioleur, mis immédiatement à l’isolement. Bien au contraire, les treize lettres écrites, depuis l’établissement zoologique et que vous allez pouvoir lire tout au long de ce premier semestre de 2013, révèlent la formidable volonté d’un enfermé. Mais la lutte dans cet univers si particulier ne se conduit pas de la même manière que dans la vie libre. Elle suppose organisation et réseaux. C’est ce à quoi s’attache Alexandre Jacob dans des lettres désormais de plus en plus codées (voir article la famille imaginaire de Barrabas). Le 20 août 1905, il franchit la porte du dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. Il porte le numéro d’écrou 4043.

La veille, il est à la maison d’arrêt de La Rochelle. Nous ne connaissons pas la date de sortie de la prison d’Orléans mais nous pouvons estimer un trajet d’environ deux jours entre le Loiret et la Charente Maritime. Il y a fort à parier qu’au regard du retentissement du procès d’Amiens des mesures exceptionnelles de précautions soient prises. Le temps de voyage entre les deux prisons s’en trouve ainsi d’autant plus réduit. Alexandre Jacob quitte sa « ruche » et le « pays des frelons » le 16 ou le 17 août 1905. Le trajet s’effectue par wagons cellulaires. Nous ne savons pas non plus les conditions d’exécution de celui-ci, les témoignages d’anciens bagnards, les reportages de journalistes ou encore les souvenirs du capitaine Puyguillem nous permettent néanmoins de l’envisager.

Jusqu’en 1933 ; le transport des condamnés aux travaux forcés se fait par train. Eugène Dieudonné rapporte dans La vie des forçats que Le voyage dure deux, trois ou quatre jours selon le hasard des correspondances. Plus, si le train prend en charge les détenus des nombreuses centrales pénitentiaires. En 1904, Antoine Mesclon, condamné à 6 ans de travaux forcés par la cour d’assises de la Drôme, part de Valence. Son parcours l’amène à Lyon ; il passe par Riom et Limoges. Il arrive à La Rochelle au bout de 15 jours ! Le train transportant le condamné René Belbenoit, juste après la première guerre mondiale, paraît encore plus zigzaguant. Il part de Besançon et passe par Arbois, Lons le Saunier, Dijon. Il attend deux jours sur une voie de garage à Chalons sur Saône, puis reprend son chemin sut Tours et La Rochelle. La durée du trajet peut atteindre trois semaines si l’on part de Lille, de Nancy ou de Marseille selon le journaliste Alexis Danan. La longueur justifie pour le journaliste l’accablement du forçat, visible sur son visage à la descente de train en gare de La Rochelle. L’inconfort éprouve le physique du détenu, effet aussi odieux que cruel, aussi stupide qu’inutile pour Antoine Mesclon. René Belbenoit décrit avec une certaine précision ces wagons que l’on attache indifféremment à des trains de voyageurs, de marchandises ou de bestiaux :

Les compagons de la Belle - Dry GuillotineLes condamnés sont acheminés vers [La Rochelle] dans des wagons cellulaires composés d’étroites cellules de 90 cm sur 1m20. Chaque cellule, munie d’un petit banc et d’un panneau à glissière par où l’on passe la nourriture sans être obligé d’ouvrir la porte verrouillé, est occupé d’un prisonnier dont les pieds sont solidement enchaînés. Dans chacun des wagons, trois gardiens armés se tiennent en permanence.

Prémices de ce qu’est l’internement à Saint Martin de Ré, il convient de rajouter que les prisonniers sont astreints au silence le plus absolu. Il leur est formellement interdit de fumer. Malgré tout, cela n’empêche pas Eugène Dieudonné de remarquer l’honnêteté des gardiens assurant le transport et  recrutés parmi le personnel le plus intelligent des prisons. Alexandre Jacob a-t-il bénéficié des largesses des gardes-chiourme faisant avec lui le voyage jusqu’à La Rochelle ? Il nous est permis d’en douter au regard de la note manuscrite apposée par le président Wehekind du tribunal d’Amiens sur le dossier de l’anarchiste : Bandit exceptionnellement dangereux, à surveiller de très, très près.

Alexandre Jacob arrive à la prison de La Rochelle le 18 ou le 19 août 1905. En plein centre-ville, rue du Palais, cette petite maison d’arrêt que Francis Carco, de l’Académie Goncourt, compare en 1942 à une prison de jeu de l’oie, accueille les prisonniers pour une nuit, un jour, rarement plus. Elle sert de lieu de transit vers Saint Martin de Ré et, même entassés dans les cellules, les forçats ne peuvent qu’apprécier l’espace mis à leur disposition. C’était bon d’avoir la place de se remuer et surtout de pouvoir s’étendre de tout son long écrit l’ancien bagnard Belbenoit. Le même écho est perceptible chez Eugène Dieudonné narrant son admiration devant cette ancienne bâtisse des temps huguenots avec des murs épais comme des remparts.

Alexandre Jacob profite de son court passage à La Rochelle pour expédier le reste de ses effets personnels aux époux Develay, amis de la famille établis à Montreuil et chargé de leur vente. Les fonds récupérés permettent ainsi de subvenir aux besoins de Jacob et de sa mère incarcérée elle aussi. Le lendemain de son arrivée, au petit matin, le voleur anarchiste et ses codétenus sont dirigés sous bonne escorte jusqu’aux quais de la ville pour y être embarqués sur les bateaux le menant à Saint Martin de Ré :

lettre du bagneDe La Rochelle à saint Martin de Ré, le service est assuré par un petit vapeur. Les départs sont au nombre de deux, un le matin, un le soir. A n’en point douter, les heures de ces départs doivent concorder avec les heures de la mer étale » (lettre à Marie Jacob, 29 octobre 1905).

La marée rythme en effet le transport sur Saint Martin de Ré dont le port est à sec aux basses eaux. Le spectacle de l’embarquement sur l’Express, le Coligny, l’Avenir (sic !) ou encore le Pierre Labordière attire une foule nombreuse de curieux, de membres de la famille d’un des condamnés, d’amis de celui-ci, de journalistes venus tirer le portrait d’une vedette des cours d’assises. La traversée du Pertuis Breton, séparant le continent de l’île de Ré, s’effectue en 1h30 environ. Le petit bateau fait escale à La Flotte pour y débarquer des îliens ou autres voyageurs, avant d’atteindre le village de Saint Martin.

La première impression du bagne qui s’offre aux condamnés est loin d’être dantesque pour Francis Carco: Le petit port est entouré de maisons basses. Des voiliers, des bateaux pilotes, un ou deux remorqueurs prêtent au bas un caractère paisible et cependant assez sournois pour faire douter de la quiétude. Mais l’écrivain – poète – journaliste suggère néanmoins des apparences trompeuses.

Les soldats en garnison à la citadelle accompagnent les gendarmes locaux pour escorter les condamnés jusqu’à la prison, dépôt d’étape depuis 1873. Auparavant, la ville de  Toulon servait de point de départ pour la Guyane et la Nouvelle Calédonie. A partir de cette date, Saint Martin de Ré concentre chaque année environ 700 détenus dans l’attente du grand épart pour les bagnes coloniaux.

Si la bâtisse, construite en 1681 sur les plans de Vauban pour s’opposer à l’éventualité d’une incursion anglaise, accueille sept ans plus tard ses premiers prisonniers, son rôle pendant 100 ans demeure essentiellement militaire. Cette forteresse, conçue pour être imprenable, repousse en effet les 15, 16 et 17 juillet 1696 les assauts des navires britanniques.

La fonction carcérale de la citadelle n’apparaît clairement qu’à la fin du XVIIIe siècle. Mirabeau y est incarcéré en octobre 1768 et un millier de prêtres réfractaires viennent s’y entasser pendant la Révolution. La capacité d’accueil est à l’époque de 500 personnes. Les survivants, peu nombreux, en sortent libres en 1801. Soixante-dix ans plus tard, 400 communards (dont Henri de Rochefort) les remplacent et, de 1873 à 1936, 32500 forçats et 16800 relégués (soit 49300 détenus) transitent par la citadelle. Les chiffres qui précèdent  nous sont donnés par le capitaine Puyguillem qui écrit en 1935 une courte histoire du bagne pour une revue de gendarmerie (réédité en 1986 par l’Office du tourisme de saint Martin de Ré). Le militaire se borne en fait à décrire le pénitencier de Saint Martin de Ré

Le 20 août 1905, Alexandre Jacob fait son entrée au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. L’entrée marque un passage important. Le détenu devient un matricule. Alexandre Jacob est désormais le transporté m°34777. Le détenu devient un bagnard. En 1948, l’officier de l’Armée du Salut, Charles Péan, décrit avec force de précision une de ses premières intrusions durant l’entre-deux-guerres dans une citadelle qui, à cette époque, est sous surveillance de tirailleurs sénégalais qui, en 1928, avaient pris la relève du 57e régiment d’infanterie :

Conquète en terre de bagneOn y accède par un pont-levis sous un porche monumental, aux effigies du Roi Soleil et, pour ce faire, il faut montrer patte blanche à une sentinelle noire ! Passé le corps de garde, on se trouve dans une vaste cour entourée de bureaux, magasins, entrepôts, etc. de l’administration pénitentiaire. Plus loin, une seconde cour, entourée de bâtiments importants, séparée de la première par de hauts murs et un chemin de ronde. C’est le bagne. On y entre par deux portes et une grille.

Le bagne débute bel et bien au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. René Belbenoit se souvient de cette arrivée symbolique : Je compris que j’étais devenu un forçat et qu’une nouvelle vie avait commencé. Même son de cloche chez Antoine Mesclon : En entrant à Saint Martin de Ré, le combat commença. En le qualifiant d’établissement zoologique, Alexandre Jacob souligne, le 6 août 1905, l’extrême hétérogénéité du microcosme carcéral. La prison rétaise préfigure ce qu’est la vie du condamné en Guyane. Là, 6 à 700 individus vivent dans l’attente du départ vers les tropiques, promiscuité sur laquelle l’anarchiste revient le 24 septembre :

Le bagne est l’arrière de la vie. Il s’y trouve les individus les plus disparates : il y du beau, il y a du bon, mais il y a aussi du laid, du sale et du mauvais. Ces derniers sentiments dominent. Aussi, tu peux me croire combien je serai heureux de finir mon séjour au dépôt en cellule, isolé du reste de la population.

A peine entré dans la citadelle, le détenu subit une fouille sévère, puis passe devant une commission médicale et administrative chargée de statuer sur son affectation à venir en Guyane. Une grande majorité est déclarée « apte à tous travaux », c’est à dire les plus éprouvants : abattage du bois, terrassement, construction, bâtiments, gros œuvre, etc. La mise en valeur de l’espace guyanais motive initialement l’envoi des condamnés aux travaux forcés.

Un certain nombre pourtant parvient à se faire employer dans des activités moins pénibles et plus spécialisées. Ils bénéficient pour ce faire de leur savoir professionnel passé. Les tâches de secrétaire, d’artisan, de cuisinier ou encore d’infirmier leur sont généralement attribuées quand un passe-droit, une corruption quelconque ne vient pas les donner à de mieux nantis, à de plus fortunés qu’eux. Car le bagne est lieu de toutes les compromissions et du règne de la loi du plus fort. De fait, tous les moyens (menace, chantage, concussion, corruption, prostitution, force) paraissent admissibles pour qui veut adoucir son sort. Saint Martin de Ré n’échappe pas à la règle :

La vie des forçats, NRF 1930Heureuse corruption me répétait souvent mon vieil ami Barrabas qui permet aux prisonniers de traiter de pair avec certains gardiens et qui atténue ipso facto la sévérité redoutable des vieux règlements, écrit Eugène Dieudonné dont le vieil ami de Dieudonné n’est autre … qu’Alexandre Jacob. Les deux anarchistes, avant de se rencontrer aux îles du Salut, passent par la prison rétaise où, comme le souligne le capitaine Puyguillem en 1935, le régime est quasiment le même que celui des maisons centrales.

Les forçats y sont séparés des relégués et les surveillants y appliquent les règlements avec certainement plus de sévérité. On ne s’évade pas de Saint Martin de Ré peut ainsi écrire Eugène Dieudonné. En réalité, l’espoir de la Belle est ailleurs, en terre inconnue, en Guyane.

Ne reste alors plus au forçat qu’à se soumettre à la discipline de fer (Eugène Dieudonné), au travail assommant et répétitif dans les ateliers, aux trente minutes de promenade quotidienne faites dans la cour en rond et au pas cadencé. Il faut supporter aussi le silence absolu. Le 24 septembre 1905, le matricule 34777 écrit :

Non, je n’ai pas été puni. Tu n’as pas reçu ma lettre parce qu’elle n’a été expédiée que deux jours plus tard qu’à l’ordinaire. Toutefois la crainte ne manquait pas de fondement. Il en faut si peu pour cela. Il suffit d’échanger quelques paroles avec un codétenu pour être l’objet de mesures disciplinaires. Le silence est obligatoire. A ce propos, j’ai fait une remarque : dans la vie libre l’homme qui ne desserrerait point les dents serait mis à l’index par ses semblables ; on le traiterait de sournois, de sauvage, voire de détraqué. Ici, au bagne, un tel homme serait considéré comme un modèle des modèles, comme le parangon des forçats. Ce qui prouve une fois de plus qu’il n’y a pas de lois mais seulement des circonstances.

Mieux vaut en effet ne pas se faire remarquer à Saint Martin de Ré, se faire le plus discret ne serait-ce que pour éviter la vindicte des surveillants. Antoine Mesclon évoque les descentes en fanfare pour le forçat récalcitrant, c’est à dire l’envoi en cellule. Mais le trajet est effectué à coups de poing et de pied, dans le ventre ou ailleurs.

Alexandre Jacob ne connaît, dès le départ, ni les persécutions, ni la cohabitation dans les dortoirs ou dans les ateliers. Entré à Saint Martin de Ré le 20 août 1905, il est placé à l’infirmerie le lendemain pour n’en ressortir que le 20 décembre, soit la veille de son départ. Il subit au total 122 jours d’hospitalisation pour y être officiellement soigné d’une bronchite ! Rassurant sa mère au mois de septembre, il ne peut s’empêcher d’ironiser sur sa situation et sur son état de santé même s’il redoute les effets et les rigueurs de l’hiver à venir :

Pour tout te dire à la vérité je suis dans une espèce de sanatorium ; c’est presque une villégiature. Avant c’était Spa, Baden-Baden pendant l’été et la Côte d’Azur pendant l’hiver ; maintenant c’est Saint Martin de Ré ; un peu plus tard j’irai à la Guyane. La faculté m’a toujours recommandé les pays chauds pour ma bronchite.

Un anarchiste de la Belle EpoqueAlain Sergent, en 1950, justifie autrement l’internement de Jacob à l’infirmerie, dans une cellule qui comme par hasard se trouverait être la même qui aurait donné asile à Mirabeau et Rochefort. Il va de soi que l’allusion aux deux célèbres révolutionnaires est faite pour retenir l’attention du lecteur de la première biographie de l’honnête cambrioleur et semble, en fin de compte, peu importante pour l’approche du séjour rétais d’Alexandre Jacob. Fiché comme bandit exceptionnellement dangereux, ce dernier serait donc mis à l’isolement sur ordre direct du ministère de l’Intérieur. Pour Sergent, il convient d’éviter tout contact entre le forçat 34777 et ses codétenus. Le fait nous paraît probable. Anarchiste, Alexandre Jacob est l’objet d’une attention d’autant plus particulière que son procès a été couvert par l’ensemble de la presse de l’époque. Nous avons vu en outre combien Alexandre Jacob s’est montré à ce moment capable de construire autour de sa personne un capital de sympathie. Il peut donc être apte à reproduire à Saint Martin de Ré le même schéma et d’organiser un réseau de résistance à l’Administration Pénitentiaire, voire même très hypothétiquement de s’évader. Il y a donc tout lie de parer à l’éventualité d’un scandale à venir.

Mais Alexandre Jacob sait l’acte irréalisable sur l’île charentaise. Comme ses codétenus, il l’envisage une fois arrivé en Guyane. Les lettres qu’il envoie à sa mère mettent en lumière l’envie de prendre la poudre d’escampette. Ainsi, le 29 octobre 1905, demande-t-il l’activation des réseaux de soutien auprès des compagnons anarchistes mais aussi d’œuvrer avec un maximum de précaution :

Je dois ajouter que tu as bien fait de procéder ainsi car indépendamment de moi, tu aurais fait faute à Lulu et à Yvonne. J’espère bien que d’ici quelques années, dans deux ou trois ans, dès qu’il sera un peu plus âgé, Lulu fera en sorte de te venir en aide. Mais, d’ici là, il a besoin, grand besoin de toi (…) et même de la sollicitude des camarades. Mais pour l’instant je te recommande surtout de le laisser à la campagne, de ne point le mener respirer l’air vicié des villes. Avec un tel régime, tu verras qu’il se remettra sans peine de cette légère indisposition ».

Lulu apparaît sous des écritures multiples dans la correspondance d’Alexandre Jacob ; il peut être Lucien, Lucie, Luce ou encore Lucienne. Lulu désigne Jacob lui-même. Nous ne savons pas en revanche qui se cache derrière Yvonne. Il se peut qu’il s’agisse de la fille de Jeanne Roux mais le prénom peut tout aussi bien faire allusion à Rose, la sœur de Jeanne et la compagne incarcérée d’Alexandre Jacob. Ce dernier entend donc bien dès le départ fausser compagnie à ses geôliers.

Mon plus féroce désir est de passer inaperçu ; tu m’entends bien i-n-a-p-e-r-ç-u. Si je pouvais, je me volatiliserais, écrit-il encore le 03 décembre 1905.

Mais il sait la probabilité réduite de l’entreprise. Il n’a donc de cesse d’envisager tous les moyens possibles pour la mener à bien. Condamné à perpétuité, il sait aussi jouer sur le temps. C’est pourquoi il espère profiter des possibilités qui lui confèrent l’isolement carcéral dont il est l’objet pour échafauder une multitude de plans, de projets, d’initiatives, applicables une fois arrivé en Guyane. D’une manière indirecte, les rêves de liberté permettent au prisonnier Jacob de rompre l’ennui consécutif à l’inaction, à la stupide monotonie de la prison (lettre du 04 octobre 1905). Si le 26 novembre il aime se comparer à un moine capucin pour éviter toute sorte de dispute et développer ses sens observatoires, le ton n’est pas le même un mois plus tôt. Le 22 octobre, en effet, il décrit les méfaits psychologiques de l’enfermement :

Il y a des instants où je n’ai pas ma tête à moi ; mes idées s’embrouillent, deviennent opaque pour me servir de cette expression. (…) Il faut croire que l’esprit s’oxyde, s’alourdit pour mieux dire, comme le corps. C’est l’emprisonnement qui est cause de cela. Et il faut dire que cela fait trente mois aujourd’hui que j’en subis les effets. La claustration a cela de commun avec l’absinthe que, comme ce poison, elle conduit à l’hébétude, au crétinisme. Au demeurant, enfermé entre quatre murs, sans parler, sans discuter, en laissant les facultés pensantes dans un perpétuel farniente, on finit par perdre la notion d’associer les idées et les mots. Certes, je n’en suis pas réduit à ce point. (..) En tout cas, sois rassuré que l’énergie morale ne me fera jamais défaut sans réagir contre cet effet de milieux.

Séparé du reste des prisonniers, Alexandre Jacob passe ainsi 122 jours à attendre celui du départ. Alain Sergent précise qu’il profite de la solitude pour méditer. Mais il rapporte néanmoins, sans préciser de date, une anecdote significative des rapports tendus et violents entre bagnards. Aux heures des repas, un prévôt, c’est à dire un forçat désigné responsable par l’Administration, distribue la nourriture accompagnée par un gardien dans les quartiers cellulaires et à l’infirmerie. Face à Jacob, il verse la soupe dans une gamelle et y rajoute un crachat, tout en riant à gorge déployée. Mais Jacob ne réagit pas à la provocation. Le scénario se reproduit en effet dans la cellule voisine et donne lieu à une sévère correction ; le jeune bagnard ayant de colère jeté sa soupe à la face du prévôt.

Alexandre Jacob ne réagit pas et l’incident ne se retrouve donc pas dans son dossier d’interné à Saint Martin de Ré. Quoi qu’il en soit, outre l ‘écriture des lettres, peu de choses viennent égayer les 122 jours que le bagnard passe à l’infirmerie du pénitencier. L’envoi de livres est prohibé. Alors Jacob espère alors une visite de sa mère mais, comme le courrier, les rencontres sont extrêmement réglementées. Les visites ne sont autorisées que les jeudis et les dimanches. Un couloir sépare le détenu de sa famille, de ses amis venus discuter sous la surveillance des gardiens et voir une dernière fois le compagnon, le mari, le fils, le père, que l’on va mener outre-Atlantique.

En 1925, Marie Jacob déclare à Louis Roubaud, journaliste au Quotidien, avoir vu son fils une dernière fois le 11 novembre 1905.. Nous ne savons pas la fréquence des visites si tant est qu’elle en ait effectué plusieurs. Peut-être celle du 11 novembre est-elle unique ? Cela contredit en tout cas le propos d’Alain Sergent fixant le départ de Jacob pour la Guyane au début de ce mois. La correspondance du bagnard indique que Marie Jacob voyage beaucoup à cette époque. Toujours est-il que son fils évoque le 29 octobre l’impossibilité d’un contact physique si elle décide de se mouvoir jusqu’à Saint Martin de Ré :

Un mot encore à cet égard ; un dernier. Tu as l’espoir, que dis-je ?, la conviction de pouvoir m’embrasser. C’est du moins ce que j’ai pu comprendre dans ta lettre. Eh bien, permets-moi de te dire que tu commets là une profonde erreur. Au dépôt des forçats, comme dans presque toutes les prisons d’ailleurs, à moins d’une autorisation spéciale délivrée par le ministre ou le préfet, les détenus ne peuvent voir et parler à leurs parents qu’à travers une grille ».

Au soir du 11 novembre 1905, Marie Jacob s’en retourne sur La Rochelle par le vapeur faisant la navette avec l’île de Ré. En 1946, Charles Péans indique que seuls 8% des condamnés ont la joie de rencontrer un parent avant le grand départ. Alexandre Jacob fait partie de ceux-là. La correspondance rétaise de ce dernier s’arrête le 3 décembre. Dix-neuf jours plus tard, il embarque sur Le Loire et quitte définitivement « l’établissement zoologique de Saint Martin de Ré ».

L’arrivée, sur l’île de Ré, de surveillants chargés d’encadrer les bagnards, signale l’imminence d’un départ. Deux fois par an, généralement au début de l’hiver et de l’été, la métropole fournit à la Guyane un contingent de 500 à 600 condamnés. Ces hommes viennent maintenir l’effectif du bagne à 4500-5000 détenus. La forte mortalité dans ce monde carcéral, les nombreuses évasions provoquent en quelque sorte une sorte de système de vases communicantes. Pour le journaliste Alexis Danan, « Un convoi mange l’autre. Pendant deux à trois semaines, l’Administration Pénitentiaire s’emploie à préparer le futur convoi, soumettant le forçat à un régime spécial. Ainsi, doit-il reprendre des forces (afin de pouvoir supporter l’éprouvant voyage à bord du Loire) durant cette période dite d’expectative. Le travail en atelier cesse et la nourriture s’améliore d’une manière conséquente. A la ration quotidienne faite de 130g de pain, de soupe et de 700g de légumes, viennent s’ajouter un quart de vin et une part de viande qui, ordinairement, n’est servie que les dimanches et les jours fériés. Le bagnard peut en outre consacrer une part de son pécule gagné dans les ateliers dans l’achat de provisions. Il occupe ses journées en promenades et lectures collectives.

Si Jacob, isolé à l’infirmerie, ne bénéficie pas de celles-ci, il doit subir comme les autres le régime alimentaire spécial. De la même manière, il passe les jours qui précèdent l’embarquement une seconde visite médicale effectuée selon les dires du capitaine Puyguillem avec le plus grand sérieux :

La commission médicale, composée de deux médecins coloniaux et trois médecins civils, n’a pas manqué d’examiner un à un et avec tout le soin désirable les 800 condamnés à transférer afin d’assurer de s’assurer qu’ils sont en mesure de bien supporter le long et pénible voyage qui les hante.

La vision du militaire tranche, en 1936, avec celle offerte deux ans plus tôt par Alexis Danan. Le journaliste affirme et dénonce une consultation de pure forme transformant les convois en  cour des miracles flottante et où est déclaré transportable tout ce qui la veille de l’embarquement se tenait à peu près droit sur ses jambes. Eugène Dieudonné évoque quant à lui une visite médicale courtelinesque. Il n’est pas rare, en effet, de voir embarqués nombre d’impotents, d’infirmes et de souffreteux. Mais il convient de replacer ces témoignages dans les débats sur la suppression du bagne qui tient le public et l’opinion en haleine à la suite des articles d’Albert Londres en 1923.

Dix-huit ans plus tôt, le thème est rarement abordé. Les départs ne se font pourtant pas dans l’indifférence. Ils attirent une foule de curieux même si interdiction est faite aux Martinais de sortir le jour de l’embarquement. Tôt le matin, vers quatre heures, le forçat doit se lever et recevoir son paquetage. Le règlement de mai 1855 précise d’une manière stricte les effets du transporté avant son départ : 3 pantalons dits de fatigue (pour les travaux), 2 chemises de laine, 3 de coton, 1 brosse à laver, 1 peigne, 1 sac de toile, 1 paire de souliers et 2 paires de sabots. A moins d’une demande expresse formulée par la famille pour les récupérer, les objets personnels sont gardés par l’Administration Pénitentiaire qui peut les revendre à son profit par la suite. Cette règle explique au demeurant pourquoi Alexandre Jacob demande à sa mère de ne rien lui envoyer tant qu’il est à Saint Martin de Ré.

A 6 heures, les bagnards se rassemblent dans la cour de la prison. Ils forment les rangs et sont groupés en colonne par quatre : les relégués précèdent les condamnés aux travaux forcés. La porte monumentale s’ouvre à huit heures. Les surveillants militaires accompagnés d’escadrons de gendarmerie et du bataillon présent dans la citadelle, baïonnette au fusil, encadrent le convoi. La troupe se dirige vers le port. Le bateau Le Loire stationne en rade du Pertuis  et attend l’arrivée d’une cargaison amenée par les vapeurs de l’île. Direction la Guyane … où l’espérance de vie du forçat à son arrivée ne dépasse guère les cinq années.

Sources :

–          Belbenoit René, Les compagnons de la Belle

–          Carco Francis, La route du Bagne

–          Danan Alexis, Cayenne

–          Dieudonné Eugène, La vie des forçats

–          Mesclon Antoine, Comment j’ai subi 15 ans de bagne ?

–          Péans Charles, Conquêtes en terre de Bagne

–          Capitaine Puyguillem, La route du bagne

–          Sergent Alain, Un anarchiste de la Belle Epoque

–          Archives Nationales, BB18 2261A, dossier 2069A03

–          Archives départementales de la Charente Maritimes, 1Y207.1

–          Cira Marseille, fonds Jacob

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