Salauds d’pauvres !


Bien avant la répression, la résignation, c’est-à-dire l’acceptation du rapport dominant – dominé par celui qui est au plus bas de l’échelle sociale, constitue le meilleur garant de cette harmonie universelle présentée en toute logique comme naturelle puisque, depuis la nuit des temps, il y a des riches et des pauvres. La marge, l’immense masse des exclus du capital, l’énorme troupe des traîne-misère doit donc se comporter de manière léthargique et louanger le bon cœur de dame patronnesse qui fait tinter la timbale au sortir de l’église en y glissant quelques sous. La retraite pour le salarié, l’aumône pour le mendiant, les freins à la révolte ne manquent pas. L’article d’Augustin Sartoris, premier d’une série avortée pour cause de fermeture définitive du journal L’Agitateur, s’inscrit dans la logique des « appels » de la feuille libertaire marseillaise aux exclus du partage social.

Là où François Guy interpellait la femme dans son papier Adam et Eve (N°2, Du 18 février au 02 mars 1897), là où le dénommé Pertuis décrivait le triste sort des filles de joies (N°2, Du 18 février au 02 mars 1897), là où encore un certain Adrien stigmatisait la jeunesse(N°2, Du 18 février au 02 mars 1897), le Nîmois de 22 ans décrit Les coins de vie de ceux qui, aux pieds du gouffre, non contents de subir pitoyablement leur sort, deviennent des ennemis politiques. Aujourd’hui nommés SDF, hier c’étaient la horde des gens de la cloche tendant misérablement la main à leurs propres bourreaux. Charité ainsi bien ordonnée ne profite qu’à l’ordre bourgeois, semble affirmer l’auteur. En 1905 Alexandre Jacob ne dit pas autre chose lorsque, le 24 juillet 1905, il interpelle le jury de la cour d’assises d’Orléans pour expliquer et justifier ses cambriolages et la tentative d’homicide sur l’agent Couillot pour lesquels il comparait : « Comme Darwin, je crois descendre du singe et non du chien. Or on n’a jamais vu un singe lécher la main qui le frappe ou qui va le frapper ». Salauds d’pauvres !

L’Agitateur

N°2

Du 18 février au 02 mars 1897

COINS DE VIE

I – Aux pieds du gouffre

Mollement, par intermittence, comme à regret, l’ambiance murmura plaintivement aux oreilles du gueux, l’écho des quatre quarts de la troisième heure de la nuit qu’une lointaine horloge venait de gravement scander.

Dessous le balcon qu’il s’était choisi pour reposer quelques heures sa misérable carcasse harassée par une longue et pluvieuse journée de pénible marche, il venait d’être, pour la deuxième fois déjà, brutalement chassé.

Aussi marchait-il morne, silencieusement, marchant – se trainant serait plus exact – avec difficulté, comme une bête qu’on traque et qui est blessé.

Un opaque brouillard qui amènerait sûrement encore de la pluie, s’égouttait tristement dans la rue dévêtue à cette heure de passants. Et c’est à peine si, de loin en loin, un point vaguement lumineux supposait la présence d’un réverbère s’efforçant, mais en vain, de percer l’obscurité.

Aucun son ne bruissait rappelant tant soit peu à la vie.

Toujours cependant – désespérément – il marchait. Au milieu des profonds ténèbres, les yeux d’un jaune terne, la barbe broussailleuse, le corps revêtu de sordides haillons pendant lamentablement le long des jambes défaillantes, éclaboussant de ses savates la boue noire et épaisse induisant son pantalon n’ayant depuis beau temps plus de couleur, de subséquentes couches visqueuses, – il apparaissait sinistrement hideux ; pareil aux spectres dont parle la légende.

Au bout de la rue que terminait une sorte de hangar, n’en pouvant plus, il laissa choir par terre un informe et crasseux baluchon sur lequel il s’affaissa. Là, accroupi, son bâton tordu – comme son échine – entre les jambes grelottant, il s’endormit – comme une bête – sans un cri de haine, une imprécation coléreuse parce qu’aucune idée ne hantait son cerveau, aucune volonté ne dominait en lui.

Demain, s’il n’est point encore mort, et que la police ne le ramasse, il tendra bénévolement aux passants indifférents une main longue, osseuse, recouverte d’une peau grise et tannée comme cuir.

Car il est de ceux qui ne se révolte point – quoi que crevant de misère.

Son cerveau est trop fêlé, son tempérament trop indolent, sa volonté trop aveulie pour qu’il puisse comprendre où réside la première cause du mal dont il supporte si lourdement le poids, lui : le bouc-émissaire chargé des hontes, des ignominies, des iniquités de notre criminelle société !

La misère a abêti, déprimé ses sens ; elle est pour lui un engrenage qui a broyé au profit de la caste dirigeante sa volonté d’être heureux, libre ; elle est un voile impénétrable, indéchirable qui s’interpose impitoyablement devant son malheur et lui masque jalousement la possibilité du bonheur !

De possibilité, il n’en voit qu’une : la mendicité ; il n’attend rien d’autre que la charité – cette arme jésuitiquement hypocrite dont se servent si dextrement la Bourgeoisie pour la sécurité de ses privilège, la Religion pour l’entretien de l’obscurantisme, l’Etat pour la conservation de l’autorité.

N’attendons rien de cet inconscient que la misère a fait tomber dans une si lamentable prostration que, pour un sou, un morceau de pain, un quelconque billet de logement, – il sera le plus acharné, le plus haineux de nos ennemis, et servira volontiers de bouclier à quiconque l’aura secouru ; et tant que ses yeux ne se dessilleront pas devant l’évidence, il servira de fondement à la genèse sociale actuelle.

Que de part l’organe de ses plats cuis la bourgeoisie laisse tomber entre ses mains le sou qu’il implore – « Que deviendrions-nous s’il n’y avait pas de riches ! »vous dira-t-il si vous l’interrogez.

Que de par l’organe de l’un de ses inquisiteurs la religion lui tende le morceau de pain demandé – « Dieu ? c’est l’ami des malheureux ! » et il vous invectivera si vous lui soutenez le contraire.

Que de par l’organe de l’un de ses hâbleurs l’état donne le billet de logement sollicité – « Il faut un gouvernement pour aider les pauvres ! »

Et ce malheureux ne s’apercevra pas que la bourgeoisie ne s’engraisse que de sa veulerie, la religion de son ignorance, et que ce même gouvernement qui, tout à l’heure le secourait, demain peut-être le jettera en prison pour flagrant délit de vagabondage !

Ah ! si seulement un faible rayon de lumière pénétrait son intellect et mettait à nu la criminelle absurdité des principes qu’li protège involontairement, inconsciemment, c’en serait tôt fait de la misère qui déshonore l’humanité et dégrade l’individu !

Comme l’a judicieusement écrit Théodore Jean :

La misère est le grand foyer, le grand enfer

Cause de tous les maux, de toute ignominie.

Peuples, l’horreur n’est point des martyrs soufferts,

Mais la bêtise et sa lamentable ironie.

Mais bien peu de gueux comprennent et tous, ou presque tous, continuent involontairement le même errement jusqu’à ce qu’ils disparaissent, emportés dans l’éternité par cette grande maitresse de l’ignorance : la misère !

Aussi, éduquons-nous ; pénétrons biens des causes qui engendrent le mal d’où découle la souffrance qui fait de la race humaine des êtres sans volonté ni pensées, au lieu d’êtres humains (en ce que le terme a de plus noble, de plus élevé !)

A-J. Sartoris

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