Le Visage du Bagne : chapitre 10 Le Système D.


Au Bagne, la « débrouille » est un qualificatif qui englobe toutes sortes de moyens et de procédés destinés à se procurer de l’argent ou toute autre chose ayant de la valeur. Selon les cas, elle est peut aussi bien être licite qu’illicite.

La « camelote » se rapporte spécialement aux trafics entre surveillants et condamnés ; elle est toujours répréhensible en regard des règlements[1].

Se débrouiller, est la grande affaire en ces lieux où chacun est tenu de pourvoir à son nécessaire, s’il ne veut pas vivre en parasite aux dépens de la communauté.

Les vivres des condamnés, qui constituent leur ration réglementaire – qui devait être sacrée – donnent lieu à une foule de trafics qui se sont révélés à l’épreuve de toutes les défenses et de toutes les précautions préventives[2].

Ils sont entrés dans les mœurs.

D’abord, les employés de cambuse commencent par fausser les pesées ; ensuite les cuisiniers font des prélèvements sur toutes choses : viande, légumes secs, riz, graisse, lard, sucre et café.

Ces détournements sont liquidés aussi bien aux surveillants qu’aux condamnés.

Parmi ces derniers, il y a une catégorie de privilégiés, qui achètent ainsi la ration de leurs camarades – ceux qui savent s’imposer. Au nez et à la barque[3] de ceux qu’ils frustrent ainsi, ils font cuire de beaux biftecks qu’ils acquièrent à bon compte. Les condamnés vendent généralement une partie de ce qu’ils reçoivent de l’Administration : chemises, chaussures, couvertures, savon – dont les surveillants, aux Iles du Salut, et les indigènes à la grande terre, sont acquéreurs. Tous ceux qui ont des emplois en tirent tout ce qui est possible pour améliorer leur sort.

Les boulangers vendent du pain frais, des gâteaux, de la farine (transformée en nouilles) ; les jardiniers tirent parti des légumes verts et des fruits ; les infirmiers trafiquent des boîtes de lait et des médicaments ; les balayeurs extérieurs se livrent aux maraudages. Les comptables sont experts à faire flèche de tout bois. Ils procurent des places et des emplois, tarifés selon leur rendement. Ils font disparaître les libellés de punition, grattent les livrets individuels en faisant disparaitre les notes qui peuvent porter préjudice aux intéressés. Lorsqu’il est formé un convoi pour aller au chantier forestier – ce qui est particulièrement redouté – ils font en sorte de rayer certains noms de la liste pour la remplacer par d’autres. Ces derniers, partiront au lieu et place de ceux qui auront payé pour ne pas partir.

Les plantons, se débrouillent en bazardant du papier, des plumes, de l’encre. Les canotiers écoulent les articles du Bagne, les marchandises volées ; ils passent des billets et des commissions d’une ile à une autre.

De temps en temps, il se commet quelque vol ; il manque une ou plusieurs têtes de volailles ; des régimes de bananes disparaissent. Quant aux cocos, c’est une véritable dévastation.

Certains ont la spécialité de trouver des écoulements pour le produit de ces vols et de ces chapardages.

Tout cela se pratique presque ouvertement, dans la généralité des cas. L’Administration laisse faire : d’ailleurs les surveillants y sont trop intéressés pour faire montre d’un zèle intempestif. Les uns et les autres se tiennent par le bout du nez.

Quelquefois, cependant, des Commandants de pénitenciers ont tenté – tout au moins – d’enrayer le trafic des cuisines.

Ils firent cadenasser les marmites ; les vivres étaient pesées par le Chef de camp, la graisse était mise en sa présence, ainsi que le café et le sucre.

Précautions inutiles ! Les cadenas étaient ouverts et refermés à l’aide de fausses clés ; la graisse était récupérée à la surface. On enlevait une partie du café et on ajoutait de l’eau. De même pour la viande. Le café ainsi détourné, se vendait liquide ; La viande cuite récupérée, était cédée à des commerçants des cases, qui en faisaient des boulettes frites, en y ajoutant de la mie de pain.

Un génie inventif de mauvais aloi, venait à bout de tous les obstacles. Certains allèrent même jusqu’à enduire des briques d’une légère couche de savon pétri et séché, pour les vendre aux cargos de passage.


[1] Note de Roussenq : Exemple : les surveillants et les fonctionnaires se font faire des meubles en « camelote » par les ouvriers de l’atelier des travaux – ainsi que des ustensiles de toutes sortes. Il y a là, à la fois, détournement de la main-d’œuvre pénale et de matières premières appartenant à l’Etat.

[2] Le trafic alimentaire est un des thèmes majeurs de la correspondance de Roussenq qui n’a de cesse de dénoncer cette pratique tout au long de sa détention ; ainsi en est-il dans son Mémoire kaléidoscopique de vingt mois aux îles du Salut qu’il adresse au gouverneur de la Guyane le 19 septembre 1910 et qui pointe du doigt les bagnards infirmiers, cuisiniers et autres « aristocrates du bagne » s’engraissant sur le dos de leur codétenus.

[3] Comprendre plutôt : au nez et à la barbe.

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