Mes tombeaux 19


Les Allobroges

7ème année, n° 1292,

jeudi 19 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XVIII

Au camp de CHARVEIN, ou l’odieux rejoint l’étrange, deux gardiens jouèrent une vie à la belote

Lorsque ces damnés du Bagne regagnaient leurs cantonnements, c’était pour eux un immense soulagement.

Pourtant, ils y trouvaient encore la menace de la férule toujours présente. Les cases, construite, sur pilotis, étaient agencées d’une telle façon que les surveillants pouvaient se rendre compte de ce qui s’y passait à chaque instant.

II ne fallait parler qu’à voix basse, sinon c’était le « mitard ». En revenant du travail, les hommes revêtaient leurs effets d’habilement qu’ils conservaient durant la nuit. Le soir, on ne leur apportait la soupe qu’une fois accomplie l’opération du ferrage. Souvent, quelqu’un se trouvait indisposé ; il se soulageait dans la boite de conserve qui servait de tinette à chacun (sans couvercle). Ses voisins qui mangeaient, en prenaient plus avec les narines qu’avec une pelle…

Une pareille vie de tous les jours pesait lourdement sur ces hommes Certains se rendirent volontairement aveugles pour s’y soustraire ; d’autres se mutilèrent.

D’une plume puissamment évocatrice Albert Londres a décrit, comme il savait le faire, ces scènes hallucinantes du camp des Incos. Après lui, on peut tirer l’échelle.

Le médecin ne venait à Charvein que tous les quinze jours, les communications étant difficultueuses Il faisait ce qu’il pouvait. Les Incos hospitalisés à Saint-Laurent étaient renfermés dans une salle spéciale ; on leur mettait les fers aux pieds pendant la nuit – et plusieurs d’entre eux moururent dans cette position.

En vain, les médecins s’insurgèrent-ils contre cette barbarie. Le Directeur passait bien, de loin en loin, et le Gouverneur de même. Mais, terrorisés, craignant à bon droit de terribles représailles, ils se taisaient.

A Charvein le droit de réclamer par écrit tait foulé aux pieds. Toute lettre était déchirée, jetée au panier.

Une atroce désespérance s’emparait de ces hommes poussés à bout, constamment malmenés, toujours à la merci d’une balle. Car aux Incos. les revolvers partaient tout seuls. Les surveillants étaient la plupart du temps en état d’ivresse ; pour la moindre futilité, des hommes étaient abattus.

Un jour, deux de ces monstres se disputèrent à propos d’un Inco qu’ils avaient dans le nez. « A la première occasion, je le descends ! » disait l’un. « C’est moi qui aurai sa peau ! » répliquait l’autre. Ne pouvant se mettre d’accord sur cette question de priorité dans le meurtre, ils décidèrent que les cartes trancheraient la question. A la belote, en Mille sec, une vie humaine se joua…

L’homme qui servait ainsi d’enjeu ne fut que blessé. Transporté à l’hôpital, cela lui valut, peu après, d’être déclassé des Incorrigibles. Tout est bien qui finit bien.

On pourrait citer mille traits se rapportant au camp de Charvein, où l’odieux rejoint l’étrange.

Il faudrait un volume.

Très souvent, pendant le travail, des tentatives d’évasion se produisaient, en groupes.

Alors que rien ne pouvait en présumer, tout à coup, cinq ou six hommes partaient comme des flèches, à toutes jambes. De suite, les gardes-chiourmes épaulaient leurs carabines, faisaient feu au bon endroit. Un homme tombait, deux, trois. Deux ou trois autres réussissaient à gagner la grande brousse, malgré les porte-clefs qui les poursuivaient. S’ils se laissaient rejoindre, malheur à eux : frappés à coups de sabre d’abatis (dont les porte-clefs étaient armés), ils n’en réchappaient que rarement.

Un jour, une nouvelle se répandit dans le Camp des Incorrigibles. Un nouveau Procureur Général venait d’entrer en fonctions, donnant des preuves étonnantes d’une rare intégrité. Il venait d’inspecter le camp de Cayenne, et le surveillant principal avait été mis aux arrêts de rigueur, par son ordre. D’autre part, il avait fait hospitaliser des punis de cachot porteurs de plaies purulentes, qui se trouvaient au quartier disciplinaire de Cayenne.

Les Incos se concertèrent. Justement, l’un d’eux devait incessamment être dirigé sur Saint-Laurent pour y être libéré. Il fut décidé qu’une lettre serait rédigée et remise au libérable pour être confiée à la poste à l’adresse du Procureur Général.

Dans cette lettre furent relatés tous les faits qui se passaient au camp disciplinaire de Charvein, contraires aux règlements, à la justice et à l’humanité.

Le chef de camp était particulièrement mis sur la sellette. Un de ses mots favoris fut même cité : « Vous pouvez écrire à qui vous voudrez et même réclamer au Pape. Gouverneur, Procureur ou Inspecteur, je les mets dans ma poche : avec un canard, je leur ferme le bec. »

Cette lettre devait parvenir à sa destination.

Le Procureur Général Liontel, dot il s’agissait, était originaire du Sénégal. Il avait fait ses études à Paris.

On raconte que le Maréchal Mac-Mahon, alors Président de la République, visitait un lycée de Paris. Selon la coutume rituelle, il voulut se faire présenter le « nègre », c’est-à-dire, en argot estudiantin. le meilleur élève de l’établissement.

On alla chercher le jeune Liontel, le fort en thème du lieu. Le voyant s’avancer vers lui, le Maréchal demeura perplexe. « Est-ce là le meilleur élève, ou bien… ? » dit-il au Proviseur. En effet, l’élève Liontel était un jeune Noir de la plus belle eau. Il pouvait y avoir confusion.

(A suivre)

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