Mes tombeaux 12


Les Allobroges

7ème année, n° 1285,

mercredi 11 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XI

De CAYENNE à SAINT-LAURENT les surveillants servaient d’intermédiaires aux débrouillards

LES FORÇATS CHEZ EUX

Généralement, les transportés devaient fournir journellement huit heures de travail.

Le reste du temps, ils le passaient dans leurs cases.

La case, c’était le « home » des bagnards ; ils étaient là chez eux – sans contestation possible. Les surveillants n’y pénétraient jamais qu’en l’absence des occupants, par exemple pour opérer une fouille, ou bien lorsqu’un fait grave s’y produisait. De même que jadis les églises étaient des lieux d’asile inviolables, ainsi en était-il, par analogie, des locaux d’habitation affectés aux condamnés.

Dans la case, la vie privée de chacun se déroulait en dehors des contraintes et des astreingences. Les règlements étaient en sommeil. A peine si, de temps à autre, les surveillants venaient jeter un coup d’œil blasé à travers les grilles de la porte d’entrée.

Reportons-nous dans le temps, pénétrons par la pensée dans une de ces cases, qui se ressemblaient toutes, les dimensions exceptées.

Il est cinq heures du matin. Roulés dans leur couverture, côte à côte, les dormeurs reposent encore. Au fond du local, une lampe en veilleuse baisse pavillon devant le jour naissant. La cloche du réveil vient troubler ce silence. Les hommes s’étirent, puis se lèvent.

On allume la première cigarette, on va faire ses ablutions. Puis le café arrive, apporté et distribué par l’homme de corvée du jour.

Pas fameux ce café, mais ça a le mérite d’être chaud et quelque peu sucré. On y trempe un morceau de pain. A six heures moins un quart, la cloche retentit à nouveau. C’est l’appel.

Les hommes sortent des cases, s’alignent dans la cour et répondent à l’appel de leur nom. C’est, aussitôt après, de nouveaux rassemblements pour la formation des équipes de travailleurs, de destinations différentes.

Les cases sont désertes. Seul, le gardien affecté à chacune d’elles se met en devoir de commencer le nettoyage.

Dix heures. Les hommes rentrent du travail et regagnent le bercail.

Les hommes de corvée de soupe vont chercher les vivres à la cuisine du camp ; la distribution se fait. D’abord le pain, puis le bouillon, ensuite la viande. Le bouillon en saurait être que de l’eau chaude ; la viande ne vaut guère mieux. On mangera quand-même.

Des appels, des invitations se font entendre :

« Qui veut du ragoût bien gras ? », « Qui veut des nouilles ? », « Voilà du bon café ! , « Qui n’a pas ses bananes ? », « Par ici les belles mangues ! ».

Les commerçants du bagne font de bonnes affaires. Qu’est-ce à dire ? C’est bien simple. Certains condamnés : vidangeurs, porteurs d’eau, gardiens de case, ont du temps devant eux, leur tâche accomplie. Pour occuper leurs loisirs, ils se débrouillent, car, au bagne, la débrouille est reine.

De Cayenne ou de St-Laurent. ils font venir ce qu’ils ne peuvent, se procurer sur place. Il y a toujours des surveillants pour d’intermédiaires, moyennant une honnête commission.

Leur matériel a été fabriqué à l’atelier des travaux, illicitement. Chaque jour, pendant que les hommes sont au travail, ils préparent les spécialités qui les concernent, pour les repas du matin et du soir.

La Tentiaire tolère ce qu’elle ne saurait empêcher. C’est ainsi que se débitent : ragoûts,, nouilles, boulettes, café, thé, bonbons, nougat, épicerie, tabac, etc…

Vers onze heures, tout le monde a mangé. Jusqu’à deux heures de l’après-midi, qu’a lieu la reprise du travail, il y a donc trois heures de répit. Ce répit est accommodé diversement, selon les habitudes, de chacun : dormir, jouer, bricoler.

On joue à la belotte, au poker, à la passe, etc…, et l’on joue de l’argent.

Les bricoleurs, leur petit matériel devant eux, s’exercent à mettre au point toutes sortes d’objets, de valeur marchande et de bon placement.

Ainsi sortent de leurs mains ces articles du Bagne dont beaucoup sont de petits chefs-d’œuvre. Citons pour mémoire : tapis en aloès, coffrets en marquèterie,  cocos sculptés, articles de bureau, cannes, nécessaires, guillotines en os, bateaux en tous genres, statuettes, tableaux, aquarelles, etc… etc… Tout cela est vendu, par intermédiaire, aux passagers et aux équipages des cargos et des courriers qui font escale, aux surveillants et aux civils.

D’autres font des souliers pour le personnel libre, retaillent des effets, confectionnent d’élégants chapeaux fantaisie pour les jeunes condamnés… Il y a aussi les écrivains publics, qui tournent des lettres et rédigent des suppliques ; certains sont laveurs de linge et d’autres se chargent de faire les corvées de remplacement. Tranchant sur la masse de ces besogneux qui améliorent leur sort de cette façon, les intellectuels se plongent dans la lecture.

Car il y a une bibliothèque dans chaque case.

Non pas administrative, mais appartenant à un ou plusieurs transportés. Ils se procurent des livres de divers côtés, les cataloguent, et les mettent en location.

Le répertoire de ces bibliothèques est assez varié. On y trouve les auteurs classiques, anciens et modernes, les grands écrivains français et étrangers, les poètes et les philosophes, ainsi que des relations de voyage.

A deux heures de relevée, la cloche sonne la reprise du travail et à six heures c’est la rentrée. On prend le repas du soir. Souvent, on délaisse la ration réglementaire et l’on se rabat sur les denrées offertes à prix coûtant.

A sept heures commence la veillée, qui durera jusqu’à minuit De nouveau, chacun reprend ses occupations habituelles. La case s’illumine et la scène se présente sous de nouveaux décors. Une boite de lait condensé vide, une rondelle et un bobêchon ad hoc, et voilà une lampe de fortune. On achète du pétrole et le tour est joué.

(A suivre)

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