Mes tombeaux 10


Les Allobroges

7ème année, n° 1283,

lundi 9 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

IX

« J’ai une arme c’est pour m’en servir » disait un récidiviste cinq fois meurtrier. c’était un surveillant

Nous en reparlerons. Notons, au passage, leur esprit mutualiste : à la tête de différents services, ils se fournissaient réciproquement ce dont ils pouvaient disposer dans leur zone d’influence. Le surveillant attaché à la boulangerie du lieu ravitaillait de pain et de farine ses collègues chargés des jardins, de l’abattoir, de la cambuse, de l’hôpital, lesquels faisaient de même à l’égard des autres. Passe-moi la rhubarbe et je te passerai le séné.

De même que les transportés sous leurs ordres, ils se jalousaient non moins mutuellement, se desservaient les uns les autres auprès des chefs, pour avoir les bonnes places, les emplois qui rapportaient. Dans leurs rapports avec les condamnés, ils différaient de conceptions et de tactique. A vrai dire, dans leur ensemble, on n’avait pas trop à s’en plaindre.

Ce serait se montrer injuste de les mettre tous dans le même sac.

Pour ma part, je n’en voulait pas à un surveillant qui faisait son service, sans excès de zèle ni animosité. Il n’en était pas toujours ainsi. Dans un camp qui comptait une vingtaine de surveillants, il suffisait qu’il y en ait deux de foncièrement mauvais pour créer un climat de provocation, de coercition et de révolte dont les condamnés faisaient les frais. Parce qu’un jour ou l’autre on finissait par tomber sous la coupe de ces deux brebis galeuses. Si donc le Bagne, tout au long de son existence, a connu les excès de toutes sortes, allant jusqu’à l’assassinat, dont se rendirent coupables de trop nombreux surveillants envers des hommes mal heureux et désarmés, il ne s’ensuit pas que tous les surveillants étaient des brutes et des assassins. Au contraire, bien souvent, s’est trouvé des surveillants loyaux et honnêtes qui sont intervenus pour empêcher le geste homicide de leurs indignes collègues.

Et ceci compense cela.

Albert Londres, Roubaud, Larrique, Lefèvre et tant d’autres, ont dénoncé ces mœurs sanguinaires. Les surveillants avaient droit de vie et de mort : ils n’étaient jamais inquiétés lorsqu’ils faisaient usage de leurs armes. Leurs déclarations justificatives suffisaient à les couvrir du fait de leur assermentation.

L’un d’eux, cinq fois récidiviste de meurtres ainsi consommés sous le couvert de la légalité, se plaisait à dire : «J’ai une arme, c’est pour m’en servir ».

La vie d’un bagnard ne comptait pas.

C’est pourquoi on ne saurait trop rendre justice à la grande majorité des surveillants militaires qui se succédèrent à la Guyane et qui ne voulurent jamais déshonorer leur uniforme par une telle conduite. J’admets que dans cette contrée hostile, où les distractions faisaient défaut, trop de surveillants se livraient à la boisson et qu’ainsi ils perdaient le contrôle de leurs actes et de leurs réflexes. Mais ce n’est pas une excuse absolutoire.

L’ELEMENT PENAL

Le Bagne était un échantillonnage de toutes les catégories sociales et de nationalités diverses.

L’adolescent y coudoyait le vieillard.

Apaches de barrières, ouvriers, paysans, notaires. banquiers, ecclésiastiques, étudiants, médecins, gendarmes, officiers, comtes et barons, etc., etc, tout ce monde hétérogène s’était donné là rendez-vous.

Chacun d’eux, en arrivant au bagne, avait sa propre mentalité, son caractère particulier, une personnalité, qui semblaient indestructibles.

Mais ces unités qui s’ajoutaient à la masse, ne pouvaient faire autrement, en fin de compte, que de s’y amalgamer à leur corps attendent. L’action occulte du milieu ambiant provoquait chez les nouveaux venus une psychose de transformation qui les enveloppait inconsciemment. En contemplant le processus de dissolution autour d’eux, ces réfractaires sentaient faiblir en eux leur résistance.

De la révolte intérieure, ils passaient à l’excuse verbale, tolérant et excusant chez les autres ce qu’ils avaient d’abord réprouvé. Finalement, en un temps plus ou moins long, ils en arrivaient à hurler avec les loups. Parce que le Bagne façonnait ceux qui le hantaient dons un moule uniforme ; parce que, aussi, ses conditions particulières de vie étaient en dehors de la normale et qu’il fallait ou s’y adapter ou bien se créer soi-même son univers en recherchant une solitude protectrice. (A suivre)

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