Premier semestre 1913 aux îles du Salut : blues


Cela fait six mois, un peu plus même, que le matricule 34777 est sorti vivant des cachots de l’île Saint Joseph. Les trois tentatives d’évasion au cours du second semestre 1912 révèlent presque intacte sa volonté de résistance. Pour autant, ces trois échecs ainsi que les conséquences physiques de presque quatre années de claustration, mettent son moral à rude épreuve. « Je suis complètement schopenhaurisé » déclare-t-il le 11 mars 1913. Une période d’harassement et de faiblesse mentale commence.

Mais Jacob ne se déclare pas vaincu aussi facilement ; l’opposition à l’Administration Pénitentiaire ne faiblit pas. Le nombre de passages codés dans ses lettres vient le confirmer. Certes, les deux hospitalisations qu’il subit au cours de ce premier semestre 2013 l’affaiblissent physiquement un peu plus mais il cherche par tous les moyens à remonter la pente de la dépression. Auprès de Joseph Ferrand qu’il retrouve sur l’île Royale ? Les deux hommes finissent par ne plus se supporter et, au mois de juin, l’amitié semble se briser définitivement.

Lecteur insatiable, Jacob pense trouver un remède dans le livre et préfère désormais des lectures plus sérieuses que les romans que sa mère lui envoie. Il réclame Nietzsche, « ce professeur d’énergie », ou encore « un livre fort » comme L’unique et sa propriété de Stirner. Il commence aussi à s’intéresser de manière plus pointue au droit et développe toute une philosophie de la douleur.

La correspondance avec Marie met enfin en relief le rôle salvateur cette dernière. Contre l’avis de son fils chéri, elle persiste à entreprendre des démarches pour améliorer son sort. Elle espère encore naïvement le voir désinterné alors qu’il est classé A et B en raison de ses antécédents politiques et judiciaires. Elle cherche et trouve des réseaux de soutien. Le monde militant ne l’a pas oublié ; Vaudois – Gustave Hervé semble impliqué. Le monde des avocats par l’entremise d’André Aron, le mari de sa patronne, l’artiste parisienne Romanitza, commence à s’ouvrir à elle. Les anciens Travailleurs libérés comme Honoré Bonnefoy peuvent aussi lui apporter une aide précieuse. Elle trouve de nouvelles personnes acceptant d’être des boites à lettres pour le courrier clandestin en provenance de Guyane. Elle multiplie enfin les envois de livres, de produits parapharmaceutiques, de papier, de tabac, de linge etc. de manière à alléger le poids de la détention. Marie Jacob – Myra, ou encore Elisabeth et ses dérivés Elise et Elisa – est ainsi un rouage essentiel du stratagème de survie et de résistance du fagot récalcitrant, bien mal en point, à genoux … mais pas encore à terre.

27 janvier 1913

Saint-Laurent-du-Maroni

Ma chère maman,

Après cinq heures d’audience, le tribunal s’est aperçu enfin de ma non-culpabilité. J’ai été acquitté. Moins heureux, mes deux coaccusés[1] ont été condamnés à deux ans de travaux forcés pour évasion et vol. Il est vrai qu’ils avaient commis les faits qu’on leur reprochait. Il faut même avouer qu’ils s’en sont tirés à bon compte, car, s’acharnant contre moi, le rapporteur leur a été très favorable. Amen !

Il me tarde de recevoir de tes chères nouvelles. J’ai bien eu le soin, avant mon départ des îles, de prier le chef de camp de vouloir bien faire suivre ma correspondance ici, mais je l’attends encore, cependant que le courrier est arrivé depuis quatorze jours. J’ai dû être oublié… surtout que j’avais indiqué tout l’intérêt que j’y attachais à cause des renseignements juridiques que je t’avais dit de m’adresser et que j’attendais. Puissé-je ne plus en avoir besoin ! Je le souhaite sans trop y croire, car il ne se lâche pas un pet que je ne sois accusé d’en être l’auteur… ou le complice.

Tu as dû m’envoyer le peu de linge que je t’ai demandé et, peut-être aussi, ce livre d’histoire en trois volumes, Le Règne d’Élisabeth que tu m’avais annoncé. Dans l’affirmative, je recevrai le tout dans quelques jours, lors de mon arrivée aux îles. La session finissant très probablement demain, notre départ ne peut tarder d’avoir lieu. Il me tarde.

Encore que la constatation m’en ait étonné moi-même, je dois te dire que je n’ai pas été malade durant mon séjour ici. J’ai bien un peu de scorbut, mais c’est peu de chose si l’on tient compte que j’en suis à mon 50e mois de régime cellulaire sans désemparer. J’espère que tu ne vas pas plus mal toi-même, qu’il ne t’est rien arrivé de fâcheux et que tes chères nouvelles seront bonnes, rassurantes à l’endroit de Vaudois surtout. Tu me diras si Lucien lui a écrit de nouveau à l’occasion du nouvel an. J’aime à croire que oui[2].

Amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades, et à toi, ma bien bonne, mes affectueuses caresses. Ton fils,

Alexandre

P.-S. Envoie-moi, je te prie, pour remédier aux ravages du scorbut, un dentifrice quelconque, le Dental, par exemple : «En pâte ou en poudre, prix : 1,25 franc, en vente chez tous et partout, à Paris, comme à Jipourtou. »

31 janvier

Pas encore parti. Ce sera, paraît-il, pour demain. T’ai-je dit déjà que Léon était mort à Panama quelques jours après y être arrivé ? Libéré, son changement de résidence lui fut chose facile. De même pour François[3] qui a quitté Surinam le 5 août par le courrier hollandais, avec autorisation du gouverneur. Tant mieux pour lui. Il pourra revoir son fils qui, à présent, doit être soldat quelque part.

Dix + onze = vingt et un. À son tour, Lucien ne tardera pas d’être libéré du service. Il doit finir cette année, à la libération de la classe, en octobre prochain. Il doit lui tarder.

2 février 1913

Îles du Salut

Ma chère maman,

Me voici de retour et acquitté bien entendu. Je suis encore tout froissé, chiffonné, rompu comme un colis qui aurait fait trois fois le tour du monde par le peu de confort de la traversée. Roulé en escargot sur la plaque d’un trou d’homme de soute à charbon, j’avais le dos chauffé au rouge cerise et le ventre rafraîchi par les paquets de mer. Comme c’était gai, charmant, agréable ! De l’allopathie au suprême degré, quoi. La mer était agitée ; mes tripes et mon estomac ne l’étaient pas moins. Amen!…

Je viens de recevoir ma correspondance et trois colis-échantillons dont le contenu est conforme à ce que tu m’as annoncé. Un peu tardive, la correspondance, la lettre de

Me Aron surtout. Arrivée aux îles depuis le 15 janvier, j’aurais pu, si on l’eût voulu, la recevoir avant. Mais…

Élisa n’a donc pas encore eu des nouvelles de Vaudois. Tu me l’aurais dit sinon. Au fait, c’est un peu prématuré. J’espère qu’à l’occasion des fêtes du premier de l’An, elle sera plus heureuse. Tante ne sera pas oubliée non plus. Dégagé de la mauvaise influence de sa femme, il est probable qu’il profitera de la même occasion pour lui envoyer son fils. Avec le temps, la concorde régnera. Mieux vaut tard que jamais[4].

J’ai été mis sur le camp, à l’île Royale. C’est un peu moins triste qu’à Saint-Joseph ; cela me paraît ainsi, du moins. Effet du nouveau, peut-être ; mais, en attendant, j’en augure bien pour mon moral, qui est passablement déprimé. La monotonie perpétuelle du milieu agit forcément sur l’organisme, sur les nerfs surtout. De là un état neurasthénique que je subis depuis des mois. Je dois avoir une fissure dans le plafond. Je vais faire en sorte de la boucher. Joseph est dans ma case ; mais il ne rentre que le soir, passant la journée, bien avant l’aube, à cuisiner, confire, pâtisser. Contrairement à ce qu’il m’avait dit, il ne t’a pas écrit, il y a trois mois. Je n’ai pas jugé à propos de lui en demander le pourquoi. Il n’est pas méchant, mais seulement frivole, négligent, très brouillon.

6 février

Hier, j’ai été désigné pour filer à Saint-Joseph. Allons bon ! voilà que ça recommence… Mais, indisposé, j’ai passé la visite médicale et j’ai été hospitalisé. Rien de grave. Un peu de diarrhée. Ça se conçoit avec tous ces changements, ces tracas de voyage. Peut-être suis-je atteint d’ankylostomiase. C’est une tribu de microbes qui agissent dans l’intestin grêle comme certains hommes dans le corps social. On les traite, ces parasites, avec du formol, je crois. Une vraie médecine d’éléphant. Ça vous démolit un homme comme le mistral renverse une cheminée. Enfin, s’il le faut…

Je ne suis pas malade, malade, mais très prostré, abattu, abruti. Ma paresse cérébrale est excessive. J’ai de la peine à associer deux idées. Il me semble que je suis enveloppé de nuages.

11 février

Je vais mieux en ce sens que je n’ai plus de diarrhée ; je suis, au contraire, très constipé. Mais j’ai toujours de l’entérite. C’est peu de chose… Ne va pas, pour cela, comme tu en as l’habitude, m’envoyer un tas de remèdes. À part le Globéol, le reste ne me paraît pas efficace. Comme je suis démuni de tout écritoire, tu m’enverras : deux mains de papier, un gros cahier en bon papier et un autre à 10 centimes (200 pages) ; quelques plumes ; deux ou trois paquets de poudre, encre, marque Au Soleil levant (en vente dans toutes les drogueries et épiceries) ; trois ou quatre pelotes de fil blanc ; un porte-plume ; une petite glace ; et enfin un des ouvrages de Nietzsche : La Volonté de puissance. Encore que je ne partage pas toutes les idées de ce philosophe – il s’en faut de beaucoup -, dans l’état où je suis j’ai besoin, pour me tonifier, de prendre un bain intellectuel avec la philosophie de ce professeur d’énergie[5]. Ça me fera du bien. Je t’en demande, des choses, qué ? Mais, va, c’est l’indispensable. Ma santé morale et physique exige un traitement énergique. Si je me laisse chiper par la paresse, je vais tomber dans l’aquoibonisme, et alors, adioù botto, je suis fichu. Si c’est pour vivre à la manière d’un poulpe ou d’une pastèque, cela n’en vaut guère la peine. Autant s’endormir du dernier sommeil.

Excuse-moi auprès de Me Aron[6] de ne pouvoir le remercier moi-même des judicieux conseils juridiques qu’il a bien voulu m’adresser. Ils étaient, pour mon cas, d’une rigoureuse et très exacte application. C’est, du reste, avec moins de science, ce que j’ai soutenu. Je l’en remercie très sincèrement.

12 février

Je reçois ta lettre du 9 janvier ; mais combien triste, décevante. Tu es toujours la même, ma bien bonne ; tu te chagrines pour peu de chose, pour rien, c’est le cas de le dire. Un peu de patience, que diable. Si ton travail ne va pas d’une façon, eh bien, il ira d’une autre. Auguste n’en mourra pas pour ça. Moi qui voudrais te savoir contente. Je vois, au contraire, que tu es toujours chagrinée, contrariée. C’est désolant. Je ne suis pas de ton avis. J’estime, au contraire, que Myra a très bien fait. Il ne s’agit pas de s’emballer, de traiter le marché au petit bonheur, mais de procéder méthodiquement, avec circonspection. Toutes ces gens qui ont la figure ronde comme la pleine lune, ça ne me dit rien qui vaille. Sous des airs paternes, amènes, c’est tout hypocrisie, ruse, friponnerie. Ouvre l’oeil et le bon, et, au besoin, prends conseil d’un avoué, d’un camarade[7].

J’ai reçu également un colis-échantillon. Pour le moment, j’ai suffisamment d’amadou, de silex. Ne m’en envoie plus. Mais j’attends encore une autre lettre qui doit avoir filé sur Cayenne. Je la recevrai probablement ce soir ou demain. Avec cette affaire de succession, tu as oublié de me donner des nouvelles de ta santé. C’est pourtant ce qui m’intéresse le plus. J’aime à croire que tu te portes assez bien malgré la rigueur de l’hiver. Je t’envoie, ci-joint, un horaire pour 1913. Les dates d’arrivée à Paris y sont approximatives – un ou deux jours.

13 février

Ta lettre du 14 janvier vient de m’être donnée. Sapristi ! comme c’est embêtant. Bien sûr que si Lucien[8] avait su que ce soit bâclé aussi tôt, il aurait donné son consentement, et, à l’heure présente, ce serait terminé. Mais, comment veux-tu qu’il ait pu le savoir avant que sa sœur l’en ait informé ? Enfin, je te le répète, tâche d’arranger les choses pour le mieux et dans l’intérêt de tous. Nous avons déjà bien assez de nos propres affaires sans être encore ennuyés par ce débat familial.

Je sors aujourd’hui de l’hôpital. Je crois que si j’y étais resté encore huit jours je tombais tout à fait malade. Je n’ai pas d’ankylostome. J’aime mieux ça. Quant à l’entérite, si elle m’indispose sérieusement, dans ma prochaine je te demanderai non pas de la Maya, mais un autre ferment lactique, de meilleure préparation, la Lactobacilline en comprimés.

Fâcheux pour Laurence ; mais qu’y faire ! Qu’allait-elle faire dans cette galère… Pourquoi Ripin ne m’écrit-il pas ?

Amitié à tante, à ta bonne voisine que je remercie bien pour la serviette et aux camarades. Ton fils affectueux,

Alexandre

P.-S. Avec tout ça, tu as omis de me dire si Élisa avait reçu des nouvelles de Vaudois.

11 mars 1913

Île Royale

Ma chère maman,

Ça ne va pas plus mal, mais ça ne va pas mieux. Non pas que je sois malade car, sauf un peu de fièvre ressentie ces jours-ci, je me porte physiquement fort bien ; mais, moralement, c’est autre chose. Je crains de ne pouvoir m’en relever. Vraiment, je ne me reconnais plus. Quelle dépression morale ! Effet de l’encellulement, sans doute. Cependant, je fais tout ce qui est en mon pouvoir – le pouvoir de soi, en ces sortes de cas, quelle blague ! – pour réagir. C’est ainsi que sur ma demande j’ai été mis avec Joseph. Mais j’y trouve si peu de consolation, si peu de marques d’affection, que sa compagnie n’a pas produit en moi le résultat que j’en espérais. Son caractère est impossible, son humeur profondément acrimonieuse. Cela s’entend avec moi, bien sûr, car avec autrui il fait preuve, au contraire, de beaucoup d’affabilité. Façon bizarre de comprendre la fraternité. Assurément, il doit y avoir une cause à cela.

Je me doute fort que la chaleur des fourneaux, je ne dirai l’oblige, mais le détermine à s’humecter plus qu’il ne conviendrait à son appareil digestif. C’est pourquoi j’eusse désiré être plus près de lui pendant son travail. À cet effet, j’ai demandé un emploi. Mais autant prêcher dans le Centre-Afrique. Et pourtant, je ne vois pas d’autre moyen pour sortir indemne de la crise de nihilisme qui m’étreint depuis des mois et qui finira, pour peu que cela continue, par me terrasser – je pourrais dire, m’immerger. Je suis absolument schopenhauerisé[9]. J’ai beau vouloir réagir, je retombe toujours dans le marasme. Le travail que je fais (manœuvre maçon) laisse trop les rênes libres à la folle du logis. Tandis que si j’avais une occupation capable de captiver toute mon attention, j’ai idée que ce serait pour moi une planche de salut. Mais, à te parler franchement, je n’y compte guère sur cette bouée de sauvetage. J’ai une mauvaise réputation ; on craint toujours que je ne m’évade encore alors que, tant par lassitude que par raisonnement, j’ai sincèrement rompu avec cette illusion. Aussi bien, comme perche, je m’attends plutôt à recevoir un pavé. Qu’y faire ?

Ce soir, j’ai reçu un colis contenant une Feuille littéraire, trois cahiers de feuilles à cigarettes, amadou, papier à lettre, enveloppes et un flacon de Globéol. Dans ma dernière, je t’ai demandé un tas de choses bien inutiles : papier, cahiers, etc. Je suis à me demander pour faire quoi. Décidément, je suis un peu piqué. Heureusement que ce n’est pas une forte dépense. Au prochain courrier, tu nous enverras des objets beaucoup plus nécessaires. À moi, deux tricots en coton blanc ou crème, trois paires de chaussettes en coton noir, un décimètre en bois de buis, quelques pelotes de fil blanc, une ceinture de flanelle et une autre élastique avec pochette et, enfin, un flacon de Globéol. À Joseph : deux tricots de même nuance et qualité que les miens, mais plus petits bien sûr ; trois paires de chaussettes noires pointure 40 ; une paire de jarretelles ; une serviette-éponge petit format, fond blanc à dessin jaune ou bleu et enfin une ceinture élastique comme la mienne. Ensuite, tu nous confectionneras, pour chacun, deux chemisettes blouses en flanelle coton, fond blanc à dessin rayé noir. Je t’en donne la forme et les mesures ci-jointes. Le dessin, peu exact, donne plutôt l’idée d’un costume de scaphandrier. Aussi arrange ça de ton mieux. Tu nous les expédieras le mois suivant.

J’ai reçu aussi une lettre. Alors tu as encore adressé une demande en ma faveur ? Comme tu t’illusionnes, ma bien bonne. C’est absolument inutile. Même avec la plus exemplaire des conduites, que je suivrais non pas par espoir de récompense, mais tout simplement pour t’éviter le retour de chagrin dont j’ai été la cause, je n’obtiendrai jamais, tu entends bien, jamais, la moindre mesure de clémence. Et puis, à quoi bon ? Je suis usé, las et n’ai plus aucun espoir. J’ai atteint le bord du gouffre et l’envie de faire le dernier pas ne me quitte guère. La pensée du chagrin que tu éprouverais y met seule un frein.

Que veux-tu, ma bien bonne, ne me fais pas de reproche. J’ai fait là-dessus tous les raisonnements possibles, et j’en arrive toujours à la même conclusion. C’est maladif, bien sûr, mais à cause de cela il n’y a rien à faire. Pour un jour de santé normale, je subis ensuite des semaines de mélancolie. Cela m’est bien pénible, je te l’assure. Tu dois le concevoir, d’ailleurs.

Vraiment, je ne sais pas trop comment cela finira. Tu le vois, je fais tout mon possible pour résister ; je te prie de m’adresser des objets tout comme si je devais les recevoir et cependant, deux mois, c’est bien long. Que de tempêtes morales à essuyer durant ce temps ; que de versatilité dans les résolutions les plus sincèrement prises. Enfin tu n’ignores pas, ma bien bonne, combien je tiens à toi ; tu sais que tant que je pourrai résister, je le ferai. Ne te chagrine donc pas. Au prochain courrier, je serai peut-être moins triste.

Tes dernières lettres ne m’ont pas encore été remises, le courrier ayant été dirigé par erreur, dit-on, sur Cayenne. Je ne pourrai donc y répondre que le mois suivant.

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine, aux camarades. Ton affectionné,

Alexandre

10 avril 1913

Îles du Salut

Ma chère maman,

Encore que je ne sois pas gravement malade, je ne suis pas très bien portant non plus. Depuis six jours, la fièvre ne m’a pas quitté, la tête m’éclate, je suis tout courbaturé. Ce n’est pas une fièvre cause, mais une fièvre effet. La cause, j’espère que le médecin la découvrira, car je rentre ce soir à l’hôpital. En somme, c’est l’affaire d’une quinzaine de jours.

J’ai reçu ta chère lettre ainsi que les trois colis-échantillons qui contenaient toute la kyrielle de bibelots que tu m’as annoncés. Me voilà avec de la lecture forte ; mais ce n’est pas dans l’état d’esprit où je suis avec la maladie que j’y puis goûter. J’attendrai d’être rétabli, ce qui ne sera pas très long, il faut l’espérer. Bien entendu, je n’ai pas encore reçu le colis postal. Je ne pourrai pas le recevoir avant une quinzaine à cause d’une formalité quelconque, et inutile d’ailleurs puisque les imprimés ne payent pas de frais d’octroi de mer.

Au prochain courrier, je t’écrirai plus longuement.

Ton affectionné,

Alexandre

29 avril 1913

Îles du Salut

Ma chère maman,

Ma dernière a dû te causer bien du chagrin tant elle était laconique et exhalait un parfum de ça-ne-va-pas-trop-bien. En effet, j’ai été indisposé. Durant quinze jours, la fièvre ne m’a point quitté un seul instant. Ensuite, j’ai eu une congestion au côté gauche. Au début, cela devait avoir vilaine tournure, puisqu’il fut question d’intervention chirurgicale. Au fond, beaucoup d’effet pour rien. Tout ça a passé et je me porte, ma foi, fort bien. Dans quelques jours, je me ferai extirper un kyste que j’ai à la tempe droite, après quoi je sortirai de l’hôpital où j’ai été fort bien traité. J’espère que ces nouvelles te rassureront d’autant plus qu’elles sont très exactes.

Quel patraque que ce service postal. Encore un coup me voilà sans nouvelles depuis le courrier français. Je recevrai probablement toutes tes lettres ensemble dans quelques jours. Cela vaut bien la peine d’établir un horaire avec un tas de départs puisqu’il n’y a, en fait, qu’une seule arrivée. J’ai reçu les deux dictionnaires de droit, mais légèrement abîmés, sur les plats, par le frottement des petits clous fixant la suscription. C’est peu de chose. L’ouvrage me paraît bien agencé, très intéressant. J’ai là de quoi occuper agréablement et non sans profit mes moments de loisirs.

7 mai

Le courrier est arrivé hier. Les lettres, quelques-unes du moins, ont été distribuées. Je n’en ai point reçu. Par contre, j’ai reçu cinq colis-échantillons. Sapristi ! tu n’as pas été en retard pour nous expédier ces chemisettes ; seulement, comme trop souvent, voulant bien faire, je crains fort que tu n’aies fait d’inutiles dépenses. Je t’avais dit en flanelle coton et d’un dessin fond blanc rayé verticalement de gris ou de noir. Au lieu de cela, tu nous as envoyé de la pure flanelle, bien blanche, c’est-à-dire très salissante. Or la flanelle, je te l’ai écrit cent fois, la flanelle blanche, après avoir subi deux lavages, se rétrécit tellement que le linge en est hors d’usage. Serait-ce, par hasard, une qualité de flanelle exempte de ce défaut ? J’attends ta chère lettre pour le savoir. À part cela, je suis très satisfait de ce que j’ai reçu. Me voilà pourvu en linge pour plusieurs mois. C’est même dommage pour ces chemisettes, car la confection en est irréprochable. Pour le moment, j’ai suffisamment de Globéol. Il me faudrait plutôt un ou deux flacons de levure de bière et 100 grammes environ de naphtaline en boules pour ennuyer les puces qui me le rendent bien.

8 mai

Après avoir été promenée jusqu’à Cayenne, ta correspondance m’a été remise ce matin. À mon tour, j’ai tort de te reprocher l’envoi de flanelles blanches puisqu’on a cru devoir, conformément à la règle d’ailleurs, biffer le « rayé de noir ». Cependant, tout en t’y conformant, tu aurais dû employer de la flanelle coton, et non de la flanelle pure. Te l’avouerai-je ? je n’ose pas les laver de crainte de ne plus pouvoir les porter. Et puis, tu sais, ce n’est pas en travaillant comme manoeuvre maçon que je vais endosser ça. Je m’y ruinerais en savon.

Joseph a reçu ses quatre colis-échantillons. Du reste, j’espère qu’il ne poussera pas la négligence jusqu’à omettre de t’écrire comme cela lui arrive trop souvent. Certes, à mon endroit, sans grand effort, il pourrait être plus aimable. Mais…

Ainsi, tu as encore un coup satisfait ta marotte en retentant une démarche de clémence à mon sujet ? Si tu savais, ma bien bonne, comme c’est inutile, tout ça. C’est ce qu’on appelle pisser dans l’eau pour faire des beignets. Je m’étonne que toi, si raisonnable d’ordinaire, tu puisses couper en de telles billevesées. Quand on est vaincu, c’est pour toujours. Laisse donc ces illusions de côté. Je t’ai promis de ne plus rien faire pouvant aggraver ma situation et je n’y manquerai pas. Non pour l’espoir d’une récompense, ce que j’en fais fi !, mais tout simplement pour t’être agréable par devoir envers toi. Ménage tes forces. Fais en sorte de vivre une vie sinon heureuse – heureux qui peut, en vérité, se flatter de l’être – du moins tranquille, exempte, dans la mesure du possible, de tracas. Cela sera pour moi un plaisir, le seul à vrai dire, que je puisse effectivement goûter. De mon bord, sois-en assurée, je ne ferai rien qui te puisse chagriner.

Je conçois que ma dernière ait dû te peiner. C’est que, vraiment, j’étais dans le marasme. Présentement, cela va mieux, beaucoup mieux. Moins déprimé, je me suis ressaisi. Il m’arrive bien, de-ci de-là, de subir quelques crises de spleen, mais c’est peu de chose. Ce n’est pas à comparer avec la profonde neurasthénie de ces mois derniers. Il me tarde de sortir de l’hôpital où, je te l’avoue, je m’ennuie copieusement. Ce matin, le médecin m’a dit que je ne pourrai pas être [sorti] avant dimanche à cause de la plaie qui n’est pas suffisamment fermée. Cela me fera un mois de repos. Franchement, j’aime mieux le travail, même pénible. C’est mon meilleur dérivatif à l’ennui.

Tu ne m’as pas dit si Honoré avait revu Myra. C’est un homme de ressources inépuisables, très intelligent et qui, je présume, pourrait parfois être utile à Julien. Son commerce est à cultiver. Si tu es à même d’en avoir, dans ta prochaine, donne-moi de ses nouvelles. Je pourrai, par ton intermédiaire, donner quelques conseils à Myra, à qui je te prie d’ailleurs d’adresser mes sincères amitiés.

Tu m’as bien annoncé le départ d’Élisa ; mais tu as oublié de me désigner s’il s’agit de ma tante ou de ma belle-sœur ; pas un mot non plus de la cause de son départ, ni du lieu de sa nouvelle résidence. En sorte que je ne suis que très médiocrement renseigné.

Au fond, cela n’a que peu d’importance puisque je ne leur écris pas. À propos de correspondance, si tante n’a pas encore, n’avait pas encore reçu pour mieux dire, des nouvelles d’Auguste, cela tient non pas à un accident comme vous l’avez trop tôt supposé, mais parce que son amie était à ce moment de l’année en villégiature dans les Ardennes. Quel fichu pays, entre parenthèses ! Je suis persuadé qu’au prochain courrier tes nouvelles confirmeront nos présomptions[10].

Pourquoi ne m’as-tu point écrit aux dates de départ indiquées sur l’horaire que je t’ai adressé ? C’est bien long, vingt-huit jours sans nouvelles. Tu as fort bien fait de compléter ta correspondance par l’envoi de cette carte-lettre en m’informant de la cause du changement d’écriture pour la suscription des colis-échantillons. Je l’avais faite, la remarque, tu dois le penser. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Lorsque tu m’annonces l’envoi d’ouvrages de lecture quelconque, ne manque jamais d’en indiquer le titre. Les deux dernières brochures étaient d’Alphonse Daudet. Était-ce bien cela ? Ce n’est pas la peine de m’envoyer tant de littérature. Tout ça ce ne sont que des mots, de l’encre, du papier, de la pure blague. J’en ai soupé de toutes ces fictions, de tous ces mensonges hypocrites, fort bien écrits d’ailleurs, finement ciselés, mais puant la fausseté à plein nez. Tu dois penser que, dans ma situation, les airs de guitare, les romances du sentiment, les tralalas du romantisme me laissent fort indifférent. À l’occasion, un livre fort, sincère, je ne dis pas non. Mais rien d’autre. Il convient de te dire que j’ai été littéralement charmé par le Nietzsche. Quel terrible raisonnement ! Le dernier courrier, j’ai reçu trois revues dont deux Revue des deux mondes en très mauvais état et une Revue ; mais j’attends toujours La Cour de la reine Betty, que tu m’avais annoncé à ce qu’il me semble, si ma mémoire est heureuse.

Amitié à tante, à ta bonne voisine et aux camarades. Ton affectionné,

Alexandre

P.-S. À ce courrier j’ai reçu : 2 tricots, 2 chemises flanelle, 3 paires de chaussettes, 1 ceinture élastique, 1 flanelle, 1 glace, 4 pelotes de fil, 1 flacon de Globéol, 2 brochures, 1 Feuille littéraire, 1 paire de jarretelles.

1er juin 1913

Îles du Salut

Ma chère maman,

Se tromper de cette manière vaut beaucoup mieux que d’annoncer une mauvaise nouvelle que, par la suite, on ne peut démentir. C’est à cause de ce que t’avait annoncé Julien au sujet de Bibyl[11] que je te dis cela. Que veux-tu, déprimé comme il était à cette époque, ses recherches ont dû laisser très à désirer. Le principal est que tout soit pour le mieux. All right.

Comme tu exagères ! Bien sûr, j’ai été indisposé, mais pas malade, malade comme tu le crois. En tout cas, je n’y pense même plus et me porte, ma foi, fort bien. Cela s’entend de toutes les manières, au physique comme au moral. D’ailleurs, l’un implique toujours l’autre. Quelle différence de mentalité, de point de vue, entre le malade et l’homme sain, bien portant.

Pour ma part, je t’assure que je vois les choses sous un angle bien différent de celui sous lequel je le voyais il y a quelques mois à peine. Du nihilisme où je pataugeais, terrassé par la neurasthénie, j’ai évolué à grandes enjambées vers le vouloir-vivre, de la négative à l’affirmation de la vie. Bien sûr, la vie que je mène ici, en ce moment surtout, affecté à un labeur qui, encore que bien pénible, n’en est pas moins agaçant de monotonie, de toujours même chose, n’a rien de bien agréable ; mais j’ai fini par m’extérioriser, par ne plus attacher d’importance à ce qui me déplaît, et cette manière de philosophie me réussit fort bien. Je vis, dans la mesure où cela m’est permis, à ma guise, sans me soucier d’autrui. Je sais que je dois finir mes jours ici et, ma foi, je fais en sorte pour les passer le mieux possible. Tous les soirs, je me dispute avec Joseph. Cela est devenu une habitude, presque un besoin. Nous nous chicanons comme d’autres plus heureux vont au théâtre. C’est une distraction.

Au fond, nous sommes toujours d’accord, c’est-à-dire que nous vivons en bonne intelligence. Je ne sais ce qu’il a fait des jarretelles que tu lui as envoyées, mais il ne les a plus et j’ai dû lui donner les miennes. C’est une façon de te dire de m’en adresser une autre paire. Est-il gamin cet enfant-là ! Imagine-toi que dès ses colis reçus il n’a trouvé rien de plus pressé que de s’endosser, un jour après l’autre, et les tricots et les chemises. Point de méthode, pas d’esprit d’économie. Un peu plus, il les aurait mis tous les quatre à la fois. Aussi, c’est un peu de ta faute. Je t’avais cependant bien dit d’espacer les envois d’un courrier à l’autre.

Enfin, le mal n’est pas grand. Pour son travail, le livre que tu lui as envoyé ne lui suffit pas. Il est bien indigent comme technique et comme recettes, ce livre. Tu lui ferais bien plaisir et l’aiderais en lui envoyant celui-ci : La Cuisine et la Table modernes, prix broché 5 francs, en vente et édité par la librairie Larousse, 17, rue Montparnasse, à Paris ; envoi franco. Envoie-lui aussi un flacon d’Antisudoral.

3 juin

Je reçois une deuxième lettre qui, encore que datée du 4 avril, m’arrive en retard. Bon sort ! comme tu es sensible à des choses, des appréciations qui n’ont pas la moindre valeur. Faiblesse que de se laisser toucher par cela. L’estime de soi suffit. Qu’importe l’appréciation de gens qui font profession de relater ces sortes de choses. Au fond, c’est une erreur commise par un employé très myope sans doute qui a écrit « spécial » au lieu de « qualifié ». Ce dernier terme est exact et s’applique à mon arrestation, à Toulon, en 1899, alors que j’ai été trouvé porteur d’une perforeuse et d’une somme supérieure à 100 francs[12]. Cela se nomme vagabondage qualifié. D’ailleurs, si j’eusse été un souteneur, je ne serais pas traité avec autant de sévérité.

Laissons ces questions-là de côté ; en causer, c’est leur donner une valeur qu’elles n’ont pas. Tu as tort, ma bien bonne, de te chagriner pour des mots écrits par un plumitif pressé et de vue basse. C’est toujours ta sensibilité de chrétienne qui te cause ces déchirements. Tâche de te défaire de cette morale contre nature, morale de troupeau. De pareils faits ne méritent pas même un haussement d’épaules. Le geste serait encore de trop. M’envoyer cette lettre ? et pourquoi faire ? Le grain du papier est trop grossier pour l’usage auquel je l’emploierais. Mets-la plutôt aux ordures. C’est sa place. Avais-je raison de te conseiller de ne pas t’abaisser à ces pleurnicheries. J’entends : ça a été fait avec dignité, etc. De la blague. À elle seule, la démarche n’est pas digne. On n’implore pas qui on a combattu. Un vaincu est toujours un ennemi. Et c’est logique. Chacun son drapeau. Les haillons et la fine dentelle ne peuvent se trouver dans le même sac. Te l’avouerai-je ? eh bien, j’ai du regret d’avoir demandé un emploi pour être avec Joseph comme je te l’ai annoncé. Ce n’est pas dire que je manquerai à la promesse que je t’ai faite. Non. Ta santé, ta tranquillité morale en dépendent. Mais j’aime encore mieux travailler où l’on peine le plus, sans amélioration, que d’être employé quelque part. La fonction crée l’organe.

Or qui me prouve que je ne m’abrutirai pas jusqu’à devenir un limaçon, comme tant d’autres ? La souffrance, comprise non au sens chrétien comme négation, mais au point de vue individualiste comme renforcement d’énergie, est un puissant tonique. Ne te fais donc pas d’illusions sur mon cas, particulièrement à l’égard des administrateurs locaux. Leur opinion est exactement la même que celle qui t’a tant touchée, sauf l’erreur trop grossière pour être crue par eux, car par l’expérience ils s’y connaissent en hommes. Pourquoi te chagriner, ma bien bonne ? Tu me parles toujours d’énergie et de courage et, ma foi, il me semble que tu en manques pour accepter la réalité de nos situations. Il n’y a pas d’amendement ni de repentir qui tiennent.

J’ai vingt-huit mois sans punition, au fond, ça c’est encore une vaste blague ; ça ne prouve rien du tout en faveur ou contre la conscience d’un homme mais enfin puisque c’est l’usage, la morale du jour et du lieu. Je les ai ces vingt-huit mois sans anicroches avec la discipline ; et, avec mon caractère, nos moeurs, je puis rester sur cette voie jusqu’à la Saint-Triplepatte. Eh bien, malgré cela, je ne serai jamais nommé de 1re classe ; quant à obtenir une concession, il ne faut pas en parler. Donc, pourquoi te mettre dans la tête cet espoir illusoire entre tous de me venir rejoindre ? Restons chacun où nous sommes, ma bien bonne. Il n’y a pas de meilleure solution. Point de rêves. Voyons la réalité en face et sachons accepter courageusement les conséquences de ce que j’ai commis seul.

Parlons d’autre chose. Fort bien procédé à l’égard de Me Ripin. Assurément, il voulait t’exploiter. À ce prix-là, bien sûr, la sauce coûte plus cher que le fricot. Aussi bien ce n’est pas indispensable comme Julien l’a dit à Myra en écrivant à tante. N’oublie pas, à chaque réception, de me donner de ses nouvelles. Quant à Brunwich, j’ai appris, il y a de cela trois ans, par une lettre qu’il m’adressa, qu’il dirigeait une banque à Francfort-sur-le-Main avec deux filiales : une à Londres, l’autre à Milan. Il faut croire que ses affaires n’ont pas été fort prospères. De là sa retraite. Quel [illisible], sinon de race, mais de mentalité ! Qui sait ! il est peut-être mort. Bon sommeil ![13]

T’ai-je dit que j’avais reçu deux colis contenant levure de bière, comprimés de Lactobacilline, aloès, et quelques revues et Feuilles littéraires. Pour ces dernières, ça va bien, ce n’est pas cher et tu peux toujours me les adresser ; mais quant aux revues, aux livres, c’est de la pure blague, partant de l’argent dépensé mal à propos. Je t’ai dit un livre fort, par exemple L’Unique et sa propriété de Max Stirner ; quant à toute cette littérature de salon, c’est bon pour des marchands de chandelles, des douaniers en retraite et des jockeys en rupture de selle. Je suis trop immoral pour goûter ces âneries.

Tu m’en dis une bonne ! Bien sûr que l’aloès ne me donnera pas des forces. Mais, il contribuera à m’en faciliter l’acquisition, par son rôle exterminateur d’Attila des microbes intestinaux. J’ai suffisamment de Globéol. Un flacon de levure à chaque courrier français, un par mois, me suffit. Dis-moi un peu combien on te la fait payer. Je n’emploierai les comprimés que dans un cas d’urgence. Pour le moment, ça va très bien. Cependant, j’ai une espèce de grosseur en état de vagabondage qui, en ce moment, réside sous la clavicule gauche. Le médecin ne sait pas ce que c’est au juste. Ni moi non plus. Crois-tu qu’un flacon d’Urodonal n’en aurait pas raison ? Si on essayait ?

On m’a larciné l’un de mes tricots tandis qu’il séchait. Pour le remplacer, tu m’enverras une autre chemisette en flanelle coton, blanche. Point de plis dans le dos, si possible et les poches un peu plus bas, ras la bordure. Les miennes vont très bien comme longueur ; mais celles de Joseph sont trop courtes d’au moins 5 à 8 centimètres. Tu crois qu’il a encore dix ans, que diable ! Plus tard, après usure de ce qu’il a reçu, si tu lui en adresses d’autres, tu les feras un peu plus longues pour lui. Pour le moment, adresse-nous à chacun deux caleçons en flanelle coton même tissu que les chemises aux mesures que voici. Pour moi, longueur : 106, entrejambes : 76, ceinture : 85, bassin : 97, bas : 23. Pour Joseph, longueur : 98, entrejambes : 70, ceinture : 76, bassin : 88, bas : 23. Coupe [illisible]. Ça c’est un peu fort. C’est donc de la crème Chantilly que ta Babliot : tu enlèves et c’est toujours le même niveau. Ça frise la sorcellerie.

Amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades et à toi, ma bien bonne, les plus affectueuses caresses de ton affectionné,

Alexandre


[1] L’auxiliaire Deleuze et l’infirmier Radtke (voir deuxième semestre 2012).

[2] Jacob cherche à vérifier si une lettre, qu’il a envoyée illicitement, est bien arrivée à destination. Il est probable que Vaudois désigne Gustave Hervé, Jacob faisant mention dans une précédente lettre aux bureaux de la Guerre Sociale.

[3] Seule allusion à cet homme. S’agit-il d’un évadé, d’un ancien compagnon ? Si François nous parait bien mystérieux, il est à peu près sûr que la mort Léon à Panama soit celle de Pélissard qui, libéré mais astreint à la résidence perpétuelle en Guyane, a ainsi pu s’évader plus facilement.

[4] Première allusion à l’action entreprise par cet ami Vaudois. Sa lettre n’est pas parvenue à l’administration pénitentiaire, mais Jacob espère que cette interruption sera momentanée.

[5] On retrouve dans une grande partie de la correspondance une « influence » de Nietzsche ; Jacob cherchait à se débarrasser des préjugés judéo-chrétiens qui auraient pu le faire sombrer dans la morale et le désespoir, et à se persuader qu’il n’y a pas de douleur, mais une idée de la douleur.

[6] Me Aron est l’avocat qui a conseillé Marie Jacob jusqu’à la libération d’Alexandre. Il a aussi écrit un témoignage en sa faveur pendant la campagne de 1925 et lui a fourni une promesse d’embauche afin de compléter la demande de grâce. Le bagnard fait bien sûr ici allusion à sa comparution devant le TMS ; il avait demandé à sa mère les conseils d’un avocat et celle-ci n’est pas allée chercher bien loin puisque André Aron est le mari de Romanitza Aron, l’artiste dont Marie Jacob est la couturière depuis au moins 1910.

[7] Conseils de méfiance vis-à-vis d’un intermédiaire trop intentionné dans l’envoi du courrier clandestin ?

[8] Jacob signale à sa mère que leurs lettres clandestines ont dû se croiser malencontreusement.

[9] Philosophe allemand (1788-1860), Schopenhauer est une des sources du nihilisme européen. Le monde, selon lui, n’était qu’une immense illusion produite par un vouloir aveugle. Plus vulgairement considéré comme le philosophe du désespoir. Jacob semble être au plus bas.

[10] Passage compliqué : d’une part Jacob interroge sa mère sur des relations entre deux amis de la métropole, il peut s’agir d’Honoré Bonnefoy qui, à Laon au mois d’octobre 1905 avait été condamné à 7 ans de réclusion en appel du procès d’Amiens. Honoré Bonnéfoy, compromis dans le vol de la rue Quincampoix avec Jacob et Clarenson, est donc libéré depuis 1912. Moins si l’on tient compte de la prison préventive subie à Abbeville depuis 1904. Jacob imagine ainsi que son acien compagnon puisse être un soutien et un relais. Le bagnard signale enfin un problème d’adresses en rapport avec l’administration pénitentiaire ; enfin il explique qu’il n’a pas pu écrire soit parce qu’il était à l’hôpital, soit parce que celui qui lui faisait passer ses lettres a été empêché.

[11] On comprend ici, en comparant les deux apparitions de Bibyl (voir la lettre du 3 janvier 1912), que Lucien et Julien sont un seul et même personnage : Jacob.

[12] Allusion à l’arrestation de Jacob à la suite de laquelle il fut interné à l’asile de Mont-Perrin à Aix-en-Provence d’où il s’évada.

[13] Nous ne savons pas qui se cache derrière Brunwich. S’agit-il d’un ancien complice ? D’un compagnon anarchiste ? Toujours est-il que son comportement semble des plus décevants.

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