Un médecin au bagne chapitre 8


Si Louis Rousseau s’attache dans un premier temps à dresser un tableau d’ensemble, précis et exhaustif, des pratiques pénitentiaires dans les bagnes de Guyane, les chapitre VIII et IX composent de toute évidence la deuxième partie de son livre en exposant d’une manière complémentaire et comparative la conscience des condamnés et celle de leurs gardiens. De la sorte, et après avoir longuement montré que le statut des hommes punis est pire que celui des esclaves car il n’y a pas une nécessité absolue à préserver un élément pénal considéré comme un danger social et comme un outil interchangeable, le médecin peut logiquement récuser les idées de régénération et d’amendement. Bien sûr quelques forçats sortent du lot et parviennent à résister et même à s’extraire de cette entreprise généralisée de mort et d’avilissement. Mais ce ne sont alors que de rares exceptions venant confirmer ce qu’Alexandre Jacob, son ami, écrivait au Ministres des colonies le 11 septembre 1915 : « le régime disciplinaire n’a pas en vue l’amélioration morale, le redressement du criminel, mais tout au contraire son abrutissement. »

Une fois encore, le propos du médecin rejoint celui de son collaborateur privilégié, anarchiste et bagnard lui-même. Le « prisonnier de guerre sociale » Jacob a toujours évoqué ses congénères d’infortune en tant que « parfaits courtisans d’ancien régime » parqués dans des espaces où le « Vae victis » peut s’exprimer « dans toute sa violence ». Nous pouvons alors retrouver les mêmes termes dans la réflexion du docteur Rousseau lorsque, refusant un schéma classique et binaire d’analyse, il s’attache à comprendre la psychologie des condamnés aux travaux forcés et en particulier leur rapport au vol à la délation. Il ne peut alors y avoir de bons ou de mauvais bagnard parce que l’honnêteté constitue une notion relative et à sens unique, celle du pouvoir qui les a vaincus et qui leur ordonne de se soumettre ou les fait disparaître. Le fagot doit ainsi s’intégrer dans un groupement humain particulier où les sentiments religieux et politiques peinent à se développer et cet environnement totalitaire conditionne largement sa façon de penser la solidarité, la jalousie, la haine, l’opposition, la résistance, la vie en commun, le bien et le mal.

Louis Rousseau

Un Médecin au bagne

Editions Fleury, 1930, p.243-275

CHAPITRE VIII La Conscience des Condamnés

Pour ceux qui partent de cette idée que leur morale est la morale et qu’il n’y a pas d’autre morale que la leur, les condamnés sont des êtres dépourvus de sens moral. Pour ceux qui ne s’arrêtent pas à une définition aussi arbitraire et qui admettent qu’un acte est moral ou immoral selon qu’il est loué ou blâmé par la cons­cience commune du milieu auquel appartient son auteur, il est hors de doute que le milieu pénal a une conscience commune qui approuve ou désapprouve les actes qui lui paraissent conformes ou contraires à sa règle et que cette conscience a donc, comme toutes les consciences, sa morale.

Pour connaître la conscience du condamné, il faut écarter toutes les calomnies dont les forçats sont l’objet, se soustraire à toute passion, à tout parti pris, à tout esprit de système ou d’école et ne conclure qu’après l’avoir étudiée avec la plus parfaite neutralité. En sui­vant rigoureusement cette méthode, on est amené à recon­naître que la plupart des pratiques du monde pénal, bien qu’elles revêtent des formes inusitées dans la société sont en réalité déterminées par des sentiments identiques aux bons sentiments de l’honnête homme et que, dans leur fond, elle ne diffèrent pas de celles dont s’honorent les gens vertueux.

Comme tout honnête homme, le forçat obéit aux lois d’intérêt général qui régissent son milieu. Seulement – et c’est dans ce seulement que réside toute la différence – seulement comme honnête homme et criminel repré­sentent par définition deux ennemis en présence, il s’en­suit qu’une même action sera qualifiée bonne ou mau­vaise par l’honnête homme selon qu’elle aura été com­mise par lui ou son ennemi.

Avant d’aborder le problème de la conscience des cri­minels, il est bon de réfuter quelques objections que ne manqueront pas d’opposer les partisans du système péni­tentiaire actuel. Il n’est pas exact, diront-ils, que la société considère le délinquant comme un ennemi et le traite comme tel dans ses œuvres pénitentiaires. Cette manière de voir, qui a eu son heure alors que nos insti­tutions pénales reposaient sur le principe de la vengeance sociale et sur celui de l’intimidation, n’est plus admise aujourd’hui puisque notre législation pénale s’inspire uniquement des notions de repentir, de rachat, d’amendement et de réhabilitation. Jadis le criminel était un rebelle qu’il fallait écraser ; aujourd’hui, c’est un homme qu’il s’agit de corriger ; il ne tient donc qu’à lui de faire la paix avec la société… Certes, je ne mets pas en doute que tout cela est inscrit dans les codes et écrit dans les livres ; cela c’est la doctrine, c’est la théorie. Belle théorie d’ailleurs, magnifique doctrine, que malheureusement ignorent la plupart des intéressés et particulièrement les forçats. Ceux-ci lisent peu le Dalloz, le Sirey et encore moins les in-octavo de chez Alcan ou de chez Masson. Ces livres leur parviendraient-ils que l’administration les leur confisquerait. Les condamnés ne croient que ce qu’ils voient, ne retiennent que ce qu’ils subissent et ils n’admettent que les vérités de la pratique. Comment en serait-il autrement ? Or, dans la pratique, et cela est surabondamment démontré par ailleurs, le forçat est un vaincu, un serf, un ilote, une chose, une pauvre chose. Il n’a que des obligations et aucun droit. Jamais la société ne s’assimilera cet ennemi qui jadis lui déclara la guerre puis fut fait prisonnier, parce qu’elle ne fait rien pour cela, et tout pour éterniser le conflit. Sous couleur d’humanité on a bien voulu condescendre à supprimer l’empreinte au fer rouge qui marquait d’infa­mie le rebelle social, mais la marque est restée gravée dans le cœur des honnêtes gens qui, en désespoir de cause, coupent les cheveux des condamnés en escalier, et, mal­gré toutes les théories et les doctrines, continuent comme par le passé à haïr et à maltraiter le vaincu de la mêlée sociale. Conscient de cette réalité, le forçat se sent un ennemi et traite à son tour en ennemi tout ce qui n’est pas frappé à son image.

Je pressens une autre objection. Dans la pratique quel­ques rares forçats, un, peut-être deux sur mille, sont réhabilités. Donc, objectera-t-on, le système pénitentiaire actuel compte des succès et restitue à la société des cri­minels repentis. Le nombre infime de ces élus, fait de quelques sujets remarquables d’une grande force de carac­tère, et de quelques limaces d’une passivité exception­nelle, condamne le système au lieu de le soutenir. Si notre système pénal avait réellement en vue l’éducation morale du condamné, on me concédera que ce n’est pas un ou deux, mais au moins vingt-cinq, trente, cinquante réhabilitations pour mille qu’il compterait. Or, j’y re­viens, la mémoire du forçat ne peut être faite que de ce qu’il obtient, non de ce qu’il pourrait obtenir. D’ailleurs qu’obtient le forçat réhabilité ? Est-ce que, à égalité de valeur, et même lorsque le criminel réhabilité a une valeur supérieure à l’honnête homme sans passé judiciaire, est-ce que dans toutes les circonstances de la vie, celui-là ne sera pas placé dans une situation inférieure à celui-ci ? Donc, dans les très rares cas où la pratique s’accorde avec la théorie, l’inégalité persiste en faisant du réhabilité le moins favorisé, en sorte que, à le dire net, toutes ces belles choses n’apparaissent au criminel averti que comme autant de duperies. A se sentir conti­nuellement réprouvé, honni, méprisé, l’ancien délin­quant qui ne peut vider son cœur sur la voie publique, concentre ses rancunes et, oppressé par le poids de cette mésestime générale, prend position contre tous ceux qui, socialement, sont situés en dehors de son milieu.

En cas de guerre le citoyen d’un pays belligérant tue, vole, incendie, trompe et calomnie son ennemi. Le cri­minel agit de même avec le non criminel. Son ennemi, celui qu’il a choisi pour victime, c’est l’honnête homme qu’il appelle pante ou cave. Entre le cavé et le criminel existe une catégorie intermédiaire ; ce sont les demi-sels ou cavés affranchis. Le cavé affranchi, c’est, si l’on veut, une manière d’ennemi sympathique. C’est un homme qui est toléré dans la société des criminels, mais qui, tout en admettant leurs procédés, n’en userait pas lui-même. Le cavé affranchi devient quelquefois un complice, quel­quefois il passe carrément dans le camp inverse et four­nit des renseignements à la police. Il lui arrive d’être grugé et dépouillé comme un vrai honnête homme. En somme, bien qu’affranchi, c’est toujours un cavé. Ces considérations s’appliquent aux individus en puissance d’infraction, au monde des malfaiteurs libres et en guerre sociale. Résulte-t-il de là que, lorsque les malfaiteurs sont condamnés et vivent en commun, lorsqu’ils consti­tuent le milieu pénal, l’union sacrée soit de rigueur entre les membres de cette communauté? Pas le moins du monde ! Ici l’ennemi change de nom, ce n’est plus le cavé, c’est celui qui par la délation préjudicie aux inté­rêts du groupement, c’est le traître, le mouchard, le bourricot. Dans la première situation, le criminel se consi­dérant comme l’agresseur ne faisait pas grief au cavé de se plaindre en justice. Il trouvait que cela était nor­mal, dans l’ordre, de bonne guerre ; c’était l’ennemi qui se protégeait et se défendait par les moyens en rapport avec sa mentalité d’honnête homme. Dans la seconde situation, se considérant comme l’agressé, il use de repré­sailles envers celui qui a failli à l’honneur et au devoir. Et il trouve tout naturel d’agir ainsi. Cela est en effet tellement naturel que dans des cas absolument iden­tiques, en cas de guerre notamment, les différents pays ne procèdent pas autrement vis-à-vis de leurs renégats. Pen­dant la guerre, il y eut quelques cas de défaillance chez des prisonniers français en captivité dans les camps alle­mands. Après l’armistice, ceux de ces prisonniers qui re­tournèrent en France furent dénoncés à l’autorité mili­taire pour avoir, pendant leur captivité, rendu des servi­ces à l’ennemi. Tous ont été condamnés aux travaux forcés, de dix à vingt ans. Les forçats qui n’ont ni bagne ni prison à leur disposition usent d’une justice plus sommaire en tuant quelquefois leurs traîtres, les mal­traitant souvent, en les méprisant toujours. Ainsi, des deux côtés il s’agit d’individus trahissant les intérêts de leur groupement pour la satisfaction des leurs propres. Cependant tandis que la loi punit la félonie de l’un, elle récompense la trahison de l’autre, et cette contra­diction qui a sa source dans le principe d’utilité conduit à de bizarres conséquences. Le militaire qui ne transige pas avec les lois du devoir et de l’honneur est estimé comme un bon soldat, un parfait citoyen, alors que le forçat qui agit pareillement en s’interdisant la délation est considéré comme un très mauvais sujet. Le soldat félon est durement frappé, dégradé et méprisé alors que le forçat délateur est estimé et récompensé en raison des services qu’il rend à son ennemi, à l’autorité.

L’administration pénitentiaire estime qu’en lui appor­tant des renseignements, et surtout en lui portant plainte contre un codétenu, son ennemi d’hier capitule et re­connaît sa souveraineté. Elle considère la délation comme la pierre de touche de l’amendement moral. C’est dire à quel point elle la cultive. La faim, les brimades et les sévices commis entre détenus sont autant de facteurs qui favorisent l’éclosion de cette qualité morale. Toutefois le nombre des mouchards n’est pas aussi élevé que le laisse entendre l’autorité dont l’intérêt est de semer la méfiance entre les condamnés. Le bourricot est celui qui par délation porte préjudice aux intérêts du groupement pénal et compromet sa sécurité. Au contraire le forçat correct, sûr, de confiance, le criminel honorable en un mot, est celui qui, par point d’honneur, s’interdit tout ce que le code de l’honneur pénal défend et que le bour­ricot commet ou peut commettre. Ce serait un tort de croire que cette conception de l’honneur est particulière au monde des délinquants : ainsi, le frère qui dans sa famille endosse sans broncher un reproche paternel qui tombe à faux, l’élève qui à l’école se laisse punir sans protester pour une faute commise par un condisciple, le militaire qui au régiment ne dénonce pas un camarade soupçonné d’indiscipline, le membre du club select qui, à l’issue d’un conflit mondain, s’interdit toute action en justice, n’ont pas d’autre conception de l’honneur, La différence de position sociale ne fait pas perdre au condamné la notion d’un sentiment qui ne fait que s’adapter à une condition spéciale. Par essence cette conception de l’honneur reste identique dans tous les milieux. Le prin­cipe d’utilité sociale seul en différencie les manifestations en accordant la louange aux uns et le blâme aux autres. C’est ainsi que la morale courante estime ce frère, cet élève, ce militaire, ce gentleman, alors qu’elle mésestime le criminel qui ne dénonce pas son complice,

Le délateur a dans le milieu pénal la même puissance nocive que l’espion qui, en temps de guerre, est con­damné à mort, L’hostilité étant permanente entre les représentants du pouvoir exécutif et le groupement pénal, quand celui-ci frappe un de ses membres coupables d’intelligence avec l’ennemi, il obéit aux mêmes motifs de protection que l’Etat.

L’honorabilité du condamné – je parle de l’honora­bilité selon le canon du bagne – est en relation assez étroite avec son genre de criminalité. Il est assez rare de rencontrer des hommes de caractère parmi les escrocs, les faussaires, les criminels érotiques et passionnels. Il est plus fréquent d’en trouver parmi les cambrioleurs, les meurtriers, les condamnés d’origine pénale militaire  et les faux-monnayeurs. Certes il ne faudrait pas croire que tous ceux-là soient des délateurs et tous ceux-ci des condamnés corrects. Des deux côtés on peut relever des exceptions, mais je crois que, considérée en bloc, l’obser­vation est juste. Les idées du condamné sur ses devoirs de condamné sont celles d’un ennemi vaincu et capturé qui ne veut pas se soumettre. Il est naturel que les cam­brioleurs qui par tempérament et profession s’apparen­tent au guerrier ou au corsaire soient plus irréductibles que l’escroc et le faussaire qui comprennent la lutte pour l’existence d’une toute autre façon. Les uns violent, usent du couteau et du revolver ; les autres, fourbes, trompent par l’écriture et la parole. Chez le délinquant passionnel l’infraction est un accident et non un moyen de lutte pour l’existence. Elle a été commise par d’honnêtes gens brutalement déracinés du milieu social qui, replantés dans l’ambiance pénale, continuent par habitude et par éducation la manière civique en dénonçant à tout propos et hors de propos tout ce qui peut plaire à l’autorité. Le genre de l’infraction ne fait d’ailleurs qu’indiquer une prédisposition, un état d’âme que les rigueurs du régime disciplinaire et les mille conflits qui surgissent du frottement entre détenus favorisent ou détruisent se­lon les cas. C’est ainsi que tel transporté, considéré comme un cavé, acquiert en s’assimilant à la morale pénale, une bonne réputation. Un autre qui, au cours de son procès a dénoncé ses complices par défaut d’expérience plutôt que par perversité, regrette sa conduite et la rachète par une tenue conforme à la tradition pénale. Au contraire un condamné, brimé par des codétenus qui veulent abuser de sa personne, se réfugie dans le giron de l’autorité pour se venger des mauvais traitements subis. Le canon bagnard a donc des adeptes et des dissi­dents de toutes origines.

En poursuivant ses traîtres, le milieu pénal fait échec à la politique de l’administration. Depuis plusieurs an­nées cependant une crise de relâchement caractérisée par l’affaiblissement des qualités défensives du milieu pénal, a porté atteinte aux vieilles traditions. Jusque vers 1914, le mouchard, cet ennemi par excellence, était pro­fondément mésestimé, tenu à l’index, à l’occasion bâtonné, parfois même, mais rarement, exécuté. La baston­nade s’appelait la friction Prosper. Depuis la guerre cette manière de justice distributive n’est plus appliquée. Plus encore ! Il arrive que les détenus les plus corrects adressent la parole à des mouchards avérés, leur serrent la main, traitent affaires avec eux. Les porte-clefs pénè­trent tranquillement dans les cases, coudoient leurs pires ennemis et tiennent parfois le jeu, suprême renverse­ment dans l’ordre des choses, puisque le privilège de tenir le jeu est considéré comme ne pouvant échoir qu’au transporté irréprochable quant à l’honneur. Celui qui dénonce une évasion ou qui trahit son ami n’est plus toujours inquiété. Accepter l’emploi de porte-clés cons­tituait jadis le dernier degré de l’infamie. Aujourd’hui, les forçats les plus sérieux pensent que c’est déchoir, mais trouvent à cette déchéance des circonstances atté­nuantes. Il y a quinze ans, la conscience pénale aurait réprimé plus sévèrement que la cour d’assises les pirates, relégués, libérés ou habitants qui assassinent pour les dépouiller les forçats fugitifs. Actuellement, ils ne sont même plus égratignés. Le forçat d’aujourd’hui manque de ce sens moral traditionnel que son aîné possédait à un degré si élevé. Jusqu’à la guerre l’arrivée semes­trielle d’un contingent d’hommes robustes et pleins de ressort était le puissant antidote de l’avachissement du milieu pénal. L’incorporation périodique d’éléments fraîchement débarqués aidait ce milieu à maintenir haut et ferme ses principes de protection. Survint le torpillage du navire transport et la suppression des convois pendant cinq ans. Ceux-ci reprirent en 1922, mais ne relevèrent pas le niveau moral du milieu pénal, ne vivifièrent pas comme on pouvait s’y attendre son esprit de lutte contre l’administration. Il est vrai que ces convois apportèrent en majorité des détenus qui avaient perdu beaucoup de leur vigueur et de leurs qualités morales pendant de longs séjours en maison centrale.

Pendant la traversée de Saint-Martin-de-Ré à la Guyane, alors que les haines sont très vivaces et que les transportés ne sont pas encore avachis par le système dis­ciplinaire et le climat, les dénonciateurs sont maltraités s’ils ne sont pas logés isolément. Cette hostilité se fait sentir quelques mois encore après l’arrivée du convoi, mais plus tard, après la séparation par camps et péniten­ciers, elle s’atténue graduellement. Celui qui a été lésé n’oublie pas cependant. Les attentats commis à titre de représailles sur la personne des détenus délateurs sont aujourd’hui plus rares, mais la haine de ces délateurs reste toujours le principe fondamental de la justice entre condamnés et la vengeance choisit un autre moyen : le vol, le dépouillement.

Le vol commis à titre de représailles, considéré comme un moyen de se rendre justice, représente un des côtés les plus curieux et les moins connus de la mentalité pénale. Le vol équivaut ici, à peu de chose près, à l’amende, à la restitution et aux dommages-intérêts que la loi pro­nonce contre certaines infractions. La procédure est ré­duite à néant et le délinquant a l’avantage d’être exonéré de tous les frais de justice. C’est surtout à l’arrivée des convois et entre détenus d’un même convoi que se com­mettent les vols à titre de représailles. Chemises, panta­lons, vareuses, souliers, couvertures défilent alors subrep­ticement chez le receleur. Très souvent ce receleur est un condamné, mais il n’est pas rare que ce soit aussi un agent de l’administration. En ce dernier cas la pro­priété d’un ennemi passe à un autre ennemi. Cela n’a aucune importance pour le justicier qui, dans l’exercice de représailles qui lui paraissent légitimes, n’oublie pas toujours le profit. J’ai pu noter, il est vrai, quelques rares cas où le justicier dépouillait un traître pour le seul plaisir de le punir sans en tirer le moindre bénéfice ma­tériel mais en général il estime qu’on doit rendre la justice profitable. Dans beaucoup de vols, l’idée de profit domine souvent l’idée de vengeance et quelquefois même le vol, le vrai vol prend le masque de la vengeance pour se légitimer. Ce souci de légitimer un acte qui en somme ne choque pas beaucoup par lui-même la mentalité de la majorité du groupe, vaut qu’on s’y arrête. Si la morale pénale estime juste et bien que l’on attente à la propriété d’un mouchard, elle trouve injuste et mal que l’on vole un condamné correct. Cette action serait presque un nouveau sujet de représailles. Il ne s’agit plus alors de punir un traître, mais un délinquant qui a touché au bien d’un détenu qui ne le méritait pas. Lorsque l’auteur d’un de ces vols est connu, un ou plusieurs tiers interviennent auprès de lui pour l’engager à restituer sa prise. Ils y parviennent très souvent. Cependant si le voleur persiste à ne pas lâcher prise, ces tiers ne se mêlent d’aucune répression. Jamais non plus ils ne désigneront le voleur au volé. Mais malgré cette discrétion il arrive que celui-ci découvre celui-là, et c’est alors que le conflit surgit. Selon l’importance du préjudice, selon les tempéraments des parties l’affaire se termine en paroles ou en rixes. La ré­probation que trouvent dans le milieu pénal les atteintes à la propriété d’un détenu correct diffère encore de celle que, dans la société, le vol trouve chez l’honnête homme. Outre que dans la société la répulsion qu’inspire le vol et sa répression sont inséparables, dans le milieu pénal ce n’est pas le vol en soi qui est blâmé et quelquefois réprimé, c’est seulement la manière. On ne reproche pas au contrevenant d’être un voleur, mais d’avoir volé un tel plutôt que tel autre. Il est bon de remarquer que cette manière de sentir n’est pas particulière au monde des criminels. Lorsqu’il s’agit d’intérêt collectif – et la men­talité pénale ne connaît que l’intérêt – le belligérant voit les choses de la même manière. Il glorifie le vol commis contre un ennemi, et même l’homicide, alors qu’il blâme et punit les mêmes actes commis sur un des siens ou de ses alliés. D’où il appert que le même motif, l’hostilité, engendre la même morale[1].

Le vol considéré comme moyen de représailles se pra­tique aussi contre les représentants de l’autorité coupa­bles de sévérité excessive, de sévices et de vol envers les détenus. Quand un agent arrive aux Iles ou en part, il arrive que ses bagages, débarqués ou embarqués par la main pénale, sont manipulés avec un tel soin qu’il n’est pas rare que sa vaisselle soit réduite en miettes. Si les circonstances le permettent les bagages sont éventrés, fouillés et délestés de tout ce qui paraît précieux. La sur­veillance est quelquefois si étroite et le désir de repré­sailles si impérieux que les forçats ne pouvant rien sous­traire, simulent un accident et laissent choir un ou plu­sieurs colis à la mer. Pendant son séjour sur le péniten­cier insulaire, l’agent mal vu aura de gros déboires du côté de sa basse-cour, car le forçat est toujours un renard famélique.

Il convient de remarquer que cette répression ne s’exerce pas indistinctement contre tous les agents ou fonctionnaires, mais seulement contre les plus mauvais, alors que tous cependant, quels qu’ils soient, sont des ennemis. Pourquoi cette distinction entre les représentants de l’autorité, alors qu’il est de doctrine absolue de considérer tous les mouchards sans exception comme des ennemis. ? À première vue elle peut paraître contradictoire, mais en fait elle est simplement humaine et juste. Plusieurs agents m’ont déclaré avoir été soignés avec dévouement par des condamnés au cours de leurs maladies. Tous les condamnés cités étaient des condam­nés corrects qui n’auraient jamais dénoncé un des leurs ni rendu le moindre service à l’autorité, mais que l’admi­nistration cotait comme dangereux. Quant aux agents, c’étaient tous des hommes qui avaient l’excellente habi­tude de laisser la paix aux malheureux. Il est aussi des guerriers chevaleresques qui distinguent les ennemis im­placables de ceux qui pouvant leur nuire ont usé de clémence à leur égard. Nous constatons encore que le condamné dont on blâme tant les usages fait quelquefois preuve de beaux sentiments. De plus, la répression exercée par le condamné est toujours personnelle alors que celle des guerriers qui razzient, pillent ou mitraillent des villages, est collective, partant plus barbare.

Se basant sur ce fait, exact d’ailleurs, que les criminels n’emploient que la violence pour exercer leur justice, M. J. Maxwell[2] opine en faveur du rétablissement des châtiments corporels pour une certaine catégorie de criminels. Ce distingué criminaliste semble oublier que le groupement pénal, pas plus que le monde des délin­quants libres, n’a de prison à sa disposition. Il se rabat donc sur le seul mode de répression qui soit à sa portée. Ce serait peut-être rétrograder que de revenir aux châ­timents corporels d’où sont issues par transformations successives nos peines actuelles tout comme nos amendes dérivent du vol par représailles.

Dans la société le criminel appelle « cavé » l’honnête homme. Par extension ce terme sert à désigner tous les détenus qui manquent de moyens offensifs et défensifs dans la lutte pour l’existence. On dit de certains condam­nés « c’est un cavé ! » comme on dirait « c’est un imbécile ! » Avec son sens aigu des choses pratiques le forçat apprécie par dessus tout l’aptitude à se tirer d’affaire, à se débrouiller pour échapper à la faim et à la misère. Tout le reste est pour lui négligeable. Il admire celui qui sait cameloter, et mésestime le voleur de grand style qui, désorbité dans un tel milieu, ne sait le plus souvent que faire de ses dix doigts. Celui-ci, à son tour, inaccou­tumé à de telles mesquineries et trop fier pour les com­mettre méprise celui-là. Les uns par rapport aux autres sont des cavés.

Poussés par la misère qui règne au bagne en maîtresse, quelques condamnés pratiquent le vol pour le vol sans qu’intervienne aucun esprit de représailles, et comme ventre affamé n’a pas d’oreilles, ceux qui s’y livrent ne s’embarrassent d’aucun principe, pas plus des principes de morale pénale que des autres. Les forçats honorables aussi bien que les mouchards, les bons agents aussi bien que les mauvais, tous sont à l’occasion dépouillés. Mais cette catégorie de petits voleurs n’est pas considérée. Voleurs par habitude, éducation ou dressage, maniaques du chapardage, plus kleptomanes que voleurs, ces déte­nus sont la plaie des cases. Poussés par le besoin, et plus encore par la force irrésistible de l’habitude, ils sont constamment à l’affût d’une ration de savon, d’un paquet de tabac, d’une paire de souliers, d’un pantalon. Placés dans un emploi, ils s’approprient sans prudence tout ce qui est à leur portée et se font souvent prendre.

A ces vols commis par représailles ou par cupidité au préjudice des personnes s’ajoutent les vols commis au préjudice de l’Etat ou de la collectivité pénale par tous les condamnés qui camelotent. Cette forme de vol que nous avons décrite d’autre part, est tellement ancrée dans les mœurs, elle est tellement liée aux besoins de la vie pé­nale que presque tous ceux qui s’y livrent – et ils sont légion – la considèrent comme un procédé absolument normal. On conçoit cette manière de voir quand le vol, commis dans un magasin par exemple, ne lèse que l’Etat ; on la conçoit moins quand le forçat se vole lui-même ou vole ses co-détenus. Le cuisinier qui détourne le saindoux déjà distribué préjudicie aux intérêts du milieu pénal ; de même le boulanger qui soustrait de la farine et le cambusier de l’hôpital qui baptise le vin après distribution. Le milieu pénal sait qu’il est trompé, mais comme le procédé est admis, il est très rare qu’il occasionne des protestations. Il ne s’agit pas bien entendu de réclamer à une administration qu’on ne veut pas reconnaître, mais on pourrait s’en prendre aux détenus qui vous dépouil­lent. Jamais cela ne se fait. Cette indifférence en face des préjudices quotidiens l’est pour le moins incohérente, si on la compare à l’indignation qui quelquefois détermine un détenu à en tuer un autre pour un larcin des plus futiles. Ainsi tel qui se révolterait, se battrait, tuerait même pour un morceau de pain volé à sa place après la distribution individuelle, restera indifférent au vol par­tiel de sa ration commis tous les jours à la cuisine. Ce rapport inverse entre les réactions d’un individu et les dommages qu’il subit est étrange. Dans le premier cas l’orgueil fait bondir la victime ; dans l’autre elle sup­porte le dommage subi en commun. Cela tient à ce qu’il est admis dans le milieu pénal que tout forçat se dé­brouille pour améliorer sa situation. On peut même admettre que l’arrière-pensée de pouvoir un jour être voleur fait patienter les volés.

La mentalité du groupe pénal est celle de tous les criminels qui s’y retrouvent. Elle est caractérisée par l’hostilité à l’égard de la société et de ceux qui se rangent sous ses lois. Au bagne, cette hostilité augmente sous le coup de la flétrissure dont le frappent la loi et l’esprit public ; elle augmente en raison de l’hostilité en retour dont il se sent tous les jours l’objet, hostilité implacable, irréductible, qui s’oppose à toute réconciliation. Tout ce qui émane de notre législation pénale et de notre pou­voir exécutif, tous nos principes de morale tendent à avilir le criminel : pour les uns c’est un réprouvé, pour les autres un infâme. Chez l’Européen en général et le Fran­çais en particulier, le sentiment que l’honnête homme éprouve en face du criminel est de même essence que celui que l’Hindou pur éprouve en face de son congénère impur. L’honnêteté européenne a-t-elle donc besoin pour se maintenir de cette barricade morale ? Ce sentiment d’hostilité, pétri de haine et de mépris, qui poursuit le forçat jusqu’à sa mort, est-il nécessaire à la protection de la société ? Pour moi, tant que nos conceptions péniten­tiaires seront sorties de la haine, aucune croisade vrai­ment efficace ne pourra être entreprise contre la récidive criminelle. Et par récidive, je n’entends pas seulement la rechute après la libération, mais encore et surtout la per­manence de l’infraction pendant l’exécution de la peine. Cette forme de récidive résulte au premier chef de la pratique pénitentiaire qui, au nom d’une prétendue mo­rale, n’enseigne à vrai dire que l’immoralisme ; qui agit au nom de la justice alors qu’elle est en fait la négation de toute justice, qu’elle a créé à toutes les époques le contraire de la justice. A être constamment lésé, trompé, volé, le forçat ne peut avoir confiance dans cette justice.

C’est pourquoi il s’érige lui-même en justicier. J’ai eu l’occasion de recueillir de la bouche même du Procureur général venu aux Iles du Salut en inspection, cette éton­nante remarque : « Il est assez plaisant, me dit-il, de voir ces gens-là, qui ont tous violé la loi, profiter du moindre prétexte pour parler justice et arguer des textes pour obtenir ce qu’ils appellent leur droit ». La remarque du plus haut représentant de la justice distributive dans la colonie reflète la pensée générale du monde péniten­tiaire toujours hostile au criminel. Elle constitue un aveu bon à retenir et montre que si le forçat était considéré comme un homme pouvant se plaindre et obtenir quel­quefois justice, on n’irait pas chercher si le plaignant d’aujourd’hui a commis autrefois des infractions ; on se contenterait d’examiner en toute conscience si les griefs du moment sont fondés. Le Procureur avoue au contraire que le forçat est par avance celui qui a tort, qui fatale­ment doit avoir tort.

Nous savons comment les agents de l’administration pénitentiaire vivent du condamné. Dans ce vaste tripot qu’est le bagne, le forçat si exploité qu’il soit, trouve cependant à tous les trafics que l’on désigne communé­ment sous le nom de camelote d’appréciables avantages puisqu’il peut gagner quelques sous, jouer aux cartes et acheter du tabac. Mais ses gardiens lui imposent des conditions tellement dures que sa mauvaise humeur le pousse parfois à s’élever contre un régime qu’il sait être contraire au règlement. Alors il réclame et dénonce les abus.

L’administration pénitentiaire est hostile aux réclamateurs. Elle appelle mauvais condamné celui qui se plaint contre l’autorité, qui réclame contre la pratique péni­tentiaire. D’où il suit que le forçat est considéré comme dangereux en raison de son sens de la justice. S’il rap­pelle l’administration à la règle, celle-ci le considère comme capable de tout. A y regarder de près, cela n’est pas flatteur pour les représentants de l’autorité, mais cela est ainsi. Comme beaucoup de représentants de la justice officielle sont plus véreux que le condamné qui réclame, il en découle que celui-ci, lorsqu’il ne veut pas ou ne veut plus être leur complice et les dénonce à l’autorité, est considéré comme un forçat des plus dangereux. Le réclamateur est un gêneur, un indiscipliné, un récalcitrant, bref le plus nocif parmi les mauvais. De là l’animad­version toute particulière dont il est l’objet. Cela paraît monstrueux, scandaleux et pourtant cela ne manque pas de logique, étant donné ce que nous savons des idées traditionnelles des deux milieux pénal et pénitentiaire. Là où le vol – et la camelote est un euphémisme péni­tentiaire qui signifie vol – là où le vol constitue le moyen le plus usuel d’améliorer l’existence des uns et des autres, des condamnés et du personnel, il est pour ainsi dire fatal que celui qui prend position contre ces mœurs soit de ce fait traité en ennemi. Ce qui dans un bagne honnête, c’est-à-dire dans un bagne où on agirait légalement, pa­raîtrait tout simplement moral et civique est considéré ici comme immoral et agressif. Cela est tellement exact que le réclamateur est non seulement haï et mésestimé de la gent pénitentiaire, mais encore, dans bien des cas du moins, de la gent pénale. Cela démontre la solidarité délictueuse qui existe entre surveillants et surveillés, les uns détournant ce que les autres recèlent.

Il s’en faut que ce soit toujours un désir de justice qui pousse les hommes à réclamer. Tantôt le réclamateur dé­nonce par jalousie un trafic illicite que lui-même a quel­quefois commis et qu’il a l’espoir, le cas échéant, de commettre à nouveau : la course aux emplois et la con­currence mercantile déterminent de telles réclamations. Tantôt le réclamateur dénonce par vengeance un fait irrégulier ou délictueux avec la seule intention d’user de représailles contre un agent qui l’a puni ou lésé. Dans tous ces cas le protestataire est dénué de tout souci moral d’ordre général. Il est d’autres cas où il est mû par un juste et pur sentiment de révolte auquel s’allie toujours l’hostilité inhérente à toute revendication, puisque récla­mer c’est en somme contre-attaquer l’autorité qui vous a nui. La réclamation peut alors nuire à celui contre qui elle a été dirigée, mais elle n’avait qu’un but : venir en aide à la communauté opprimée. C’est le cas de toutes les réclamations relatives à l’habillement, à la nourriture, à l’inobservation des prescriptions médicales, aux sévices, aux illégalités de toutes sortes. Ceux qui réclament dans cet esprit sont considérés par l’administration comme les condamnés les plus nocifs. L’administration ne tolère que les réclamations larmoyantes et à but individuel, où la flatterie s’allie à la soumission. Pour augmenter ses chan­ces d’avoir gain de cause, le pétitionnaire hérissera sa lettre de majuscules, s’adressera très humblement aux Très Hautes Autorités, flattera leur Infinie Bienveillance, demandera timidement s’il ne serait pas possible de lui faire son droit, s’excusera de son audace, opposera sa misérable et basse condition à l’Autorité Toute Puissante, se frappera la poitrine, puis se confondra en remer­ciements et en Très Profonds Respects. Cette humilité a tous les suffrages de l’administration et si la réclamation reste sans suite la forme au moins fera pardonner le fond. Dans tous les mondes, l’autorité préfère le chien qui lèche à celui qui mord.

Au contraire, tout réclamant qui, dans une forme sobre et correcte gêne l’administration par la justesse de ses plaintes est traité d’intellectuel. Ce mot ne sert pas à désigner des condamnés intelligents, riches de lettres et d’esprit distingué. Dans la pensée d’un garde-chiourme, qu’il soit directeur ou surveillant de troisième classe, l’intellectuel est celui qui discute bien, raisonne juste, se plaint quand il a un motif de se plaindre, bref qui ne se laisse pas faire. C’est un homme chez qui l’énergie mo­rale domine les appétits et qui s’accommode mal des mœurs et usages du milieu. Craint, redouté, voire res­pecté, il est pour l’autorité un adversaire qui compte. Partout d’ailleurs où la valeur de l’homme est considérée en relation de son automatisme, de sa passivité, de son obéissance, on retrouve ce conflit entre l’individu fort et l’autorité. Partout aussi, mais au bagne encore plus qu’ailleurs, on voit l’autorité flatter les passions pour venir à ses fins. Un inverti que la seule menace d’être séparé d’un complice ramène à l’ordre est très apprécié de l’administration pénitentiaire. L’ivrogne qui retire n’importe quelle réclamation pour un verre de tafia est aussi l’enfant chéri de l’autorité.

Les irrégularités commises au bagne par l’administra­tion et les condamnés sont les unes avec les autres en si étroite dépendance qu’elles forment un bloc homogène contre lequel se heurte en vain le réclamateur. De là la réprobation dont il est l’objet de la part du monde pénal qui, par contre-coup, peut se trouver momentanément lésé dans l’exercice toujours avantageux d’un commerce illicite. Si à l’issue d’une distribution d’aliments avariés toute une case crie, hurle, proteste, tout le monde se tait dès que le commandant du pénitencier menace de punir les protestataires. Parfois un condamné moins af­faissé que les autres refuse nettement sa ration et s’ex­pose ainsi à une punition certaine. Non contagieux, ce mâle exemple n’est pas suivi des autres détenus qui après coup, tout en étant honteux de leur conduite, blâment pour des raisons spécieuses l’attitude de celui qui a lutté pour l’intérêt général. Il faut dire le mot : dans les questions collectives les forçats sont lâches. Mais cette lâcheté résulte directement de la conviction qu’il n’y a pas de justice à attendre de la part de l’autorité, qu’il n’y a rien à espérer de la bonne foi des fonctionnaires du bagne, que le forçat bien qu’ayant raison, doit toujours avoir tort. De là aussi vient que le protestataire est considéré comme un naïf, ou comme un crâneur, ou encore comme un homme qui par une originalité maladive attire sur la communauté la colère et la haine du pouvoir.

Cependant comme la conscience humaine n’est faite que de contradictions et d’oppositions, il faut reconnaître qu’à côté de cette lâcheté collective le forçat qui par nécessité est profondément individualiste, fait preuve par ailleurs de toutes les formes de la solidarité. La plupart des punis de cachot et de cellule, les réclusionnaires, les détenus à titre préventif et les hospitalisés sont assistés en tabac et en vivres par un ami ou par un clan. Il est de solidarité élémentaire et indiscutée d’aider et de secou­rir un évadé. Quand un mouchard avéré est assassiné, le produit des cagnotes de case est versé au meurtrier par les tenanciers du jeu. Parfois aussi des collectes sont faites au profit de détenus indigents. Les condamnés qui ont de bons emplois, partagent souvent un supplément de nourriture avec des co-détenus moins favorisés. Ce qui caractérise toutes ces formes de bienfaisance, c’est qu’elles sont pratiquées sans ostentation, simplement, voire avec délicatesse. D’ailleurs malgré sa rudesse et son manque d’éducation le forçat est souvent plus délicat que son cornac. Pendant mon séjour aux Iles, le déporté X…, sous l’empire d’une crise de mysticisme, résolut de faire pénitence et cessa, à bien peu près, de prendre toute nourriture. Il offrit donc gratuitement ses vivres aux quelques transportés affectés aux corvées de l’Ile du Diable. Ceux-ci par délicatesse voyant l’état de maigreur du déporté les refusèrent. Ils ne voulaient pas contribuer à aggraver la santé de leur compagnon de captivité. X…, offrit alors sa ration quotidienne à l’agent chef de camp et celui-ci sans la moindre hésitation ni le plus léger scrupule l’accepta d’emblée.

Les criminalistes de carrière ont une tendance mar­quée à classer les délinquants en deux principales caté­gories : les primaires et les récidivistes qu’ils appellent volontiers des incorrigibles. Aux premiers ils prêtent tou­tes les qualités ; aux seconds tous les défauts. L’expérience est loin de confirmer leur opinion. La vérité est moins absolue et la proposition inverse se rapprocherait autant, si ce n’est plus, de la vérité. En premier lieu, le primaire n’est pas toujours celui qui n’a commis qu’une seule infraction, mais bien plutôt celui qui n’a été pris qu’une seule fois. Certes il est possible que la première condamnation coïncide avec la commission de la pre­mière Infraction. Cela se voit assez souvent chez les délin­quants passionnels, mais il arrive souvent que plusieurs infractions ont précédé celle qui motive la première pour­suite. Dans ce cas, on ne voit pas la différence qui peut exister au point de vue moral entre ce prétendu pri­maire et le récidiviste. En second lieu, il est imprudent de croire par système que le primaire réel soit plus susceptible d’amendement que le récidiviste. La possibilité d’amendement ne réside pas dans la qualité réelle ou supposée de primaire, mais bien dans la réflexion et la volonté du sujet considéré. C’est ainsi que tel qui a volé dix et vingt fois peut ne plus vo­ler au bagne, tandis que celui qui n’a volé qu’une fois peut persister dans le délit tant qu’il est au bagne et, ayant pris l’habitude, continuer de voler après sa li­bération. Cela s’est vu et se voit tous les jours. A l’arri­vée de chaque convoi, on voit des condamnés qui n’ont jamais volé, notamment des ruraux, délinquants éroti­ques et passionnels, presque tous primaires, s’adapter rapidement au milieu et devenir des virtuoses en matière de camelote. Tout le monde sait que dans la vieille Corse voler est infamant alors que tuer, ou tout au moins tuer par vengeance, est glorifiant. Les Corses condamnés aux travaux forcés pour meurtre, en qui survit la vieille mentalité insulaire, représentent bien le type parfait du primaire qui a horreur du vol. L’un d’eux avait écrit sur sa musette « Mort aux voleurs ! » Quelques mois plus tard ce forçat intègre faisait le coup du père François à ses co-détenus voleurs récidi­vistes, et ainsi de nombreux primaires passionnels. C’est là le résultat de la méthode de relèvement moral qui non seulement cultive la délation, mais dresse au vol et réveille tous les mauvais penchants au lieu de les combattre. Au contraire, et quelque paradoxal que cela puisse paraître, un voleur de profession peut, après dix ans de bagne, être plus capable de probité qu’un mari qui aura tué sa femme et n’aura jamais volé avant de venir au bagne. Je ne conclus pas de là que le récidiviste est beaucoup plus susceptible que le pri­maire de devenir un honnête homme. Je constate que la plupart des primaires se corrompent au bagne et que la plupart des récidivistes ne s’y améliorent pas. Mais il est certain que beaucoup de condamnés, plus nombreux peut-être dans la seconde catégorie que dans la pre­mière savent se soustraire aux attaches passionnelles qui livrent pieds et poings liés le forçat à l’administration, conservent le respect de leur individu et, malgré l’ambiance du bagne, perdent à la longue toute nocuité. Ces condamnés-là sont considérés par l’administration comme les plus dangereux.

L’optique pénitentiaire n’apprécie pas la nocuité d’un condamné d’après son degré de moralité, sa ri­chesse ou son indigence en bons instincts, mais uni­quement d’après le danger qu’il représente contre elle. Or, elle, administration pénitentiaire, étant quel­que chose de foncièrement malhonnête, il en résulte que le condamné qui proteste contre cette malhonnêteté est par cela même haï et maltraité, tandis que celui qui fait cause commune avec elle est au contraire estimé et bien traité.

vue aérienne des îles du SalutSur le pénitencier des Iles du Salut où sont groupés les individus les plus nocifs, la timebilité[3] du condamné n’est pas plus qu’ailleurs appréciée en raison du crime qu’il a commis, mais à peu près uniquement en raison de sa tendance à se soustraire à l’exécution de sa peine en s’évadant. Autant il est naturel que l’administration pénitentiaire, dont c’est le devoir, empêche les condam­nés de s’évader, autant il est juste de n’accepter qu’avec réserve l’appréciation qu’elle porte sur les coutumiers de l’évasion. Certes on peut objecter que ces individus sont surtout dangereux en raison des moyens qu’ils pour­raient employer pour arriver à leur but. Admettons-le. Et après ? Est-ce qu’au bagne de Guyane l’évasion n’est pas neuf fois sur dix un acte de pure nécessité accom­pli dans la crainte de la mort certaine ? Est-ce que par son impéritie, ses pratiques dolosives, sa flagrante in­justice, le pouvoir exécutif ne viole pas la loi et la rè­gle ? Les jacobins d’aujourd’hui oublient-ils que leurs grand-pères ont inscrit dans la fameuse déclaration des droits de l’homme que là où la loi est violée, le droit d’insurrection et de révolte devient un acte sacré ? « Nul, dit Rossi, ne peut qualifier d’assassin celui qui recourt même à la violence pour recouvrer sa liberté. Il ne suffit pas de mettre un homme à mort, de le tuer sciemment, volontairement, avec préméditation pour être un assassin… La raison, la justice éternelle deman­dent avant tout dans quel but, dans quelles circonstan­ces le fait a eu lieu[4]… » Vers le milieu du siècle dernier les plus autorisés des juristes anglais allèrent plus loin encore. Ils rejetèrent une demande d’extradi­tion formulée par le gouvernement des Etats-Unis contre des esclaves évadés qui, embarqués à bord de la Créole se révoltèrent, tuèrent le bosseman, mirent aux fers le capitaine et le second et s’emparèrent du na­vire qu’ils conduisirent dans les eaux anglaises. Dans la longue discussion qui eut lieu au parlement anglais, les lords judiciaires et les avocats de la Couronne fu­rent unanimes à penser que les esclaves ne pouvaient être extradés pour assassinat. L’un d’eux même dit que, si on essayait de les arrêter, ils auraient le droit de ré­sister, que s’ils tuaient un agent de l’autorité judi­ciaire ce serait un homicide licite, et que si un esclave était tué, ceux qui auraient ordonné son arrestation ou sa détention pourraient être poursuivis pour meurtre. On ne manquera pas d’objecter que ce qui pouvait et devait légalement être admis pour des esclaves ne sau­rait l’être aujourd’hui pour les forçats, car si la chaîne de l’esclave était une injustice sociale, celle du forçat lui vient de sa mauvaise conduite. Distinction purement formelle ! En fait, la condition du forçat placé sous le régime de la pratique pénitenciaire est pire que celle de l’esclave. L’égoïsme du propriétaire est une garantie pour l’esclave : on ne maltraite pas de gaîté de cœur une marchandise onéreuse et utile. Les représentants du pouvoir exécutif considèrent le forçat comme leur chose, comme une chose gratuite et sans cesse renouve­lée, en usent et en abusent à merci. Quand on songe que plus de vingt pour cent de l’effectif pénal n’est di­rectement employé qu’à des besognes domestiques et privées, que par mille moyens incorrects, mille procé­dés délictueux, le restant du contingent ne sue, ne peine et ne meurt que pour engraisser l’habitant et l’a­gent de l’administration, il faut bien convenir qu’un rapprochement s’impose entre la situation du forçat évadé d’aujourd’hui et celle des esclaves marrons d’au­trefois. Jugés de ce point de vue, les moyens extrêmes que peut employer un forçat pour briser sa chaîne sont loin de prouver sa « timebilité ». De tels condamnés peuvent être dangereux pour les représentants de l’autorité ; cela n’implique pas qu’ils le soient ou puis­sent l’être pour le corps social. J’estime même qu’en raison du ressort de leur caractère, ces individus mis en face des plus séduisantes tentations de nuire se­raient capables de dire non, là où beaucoup de forçats réputés amendés diraient oui En résumé, le bon for­çat de l’administration est souvent un individu per­verti, incorrigé, amoral. Le mauvais forçat est un cri­minel qui s’est souvent amendé tout seul et qui est sou­vent assez fort pour résister aux tentations de récidiver.

Bien sûr la qualité de cet amendement n’est pas de la même essence que celle dont parle le langage péni­tentiaire officiel. Il n’y entre pas la moindre parcelle de repentir dans le sens où l’ont entendu les rédacteurs de la loi sur la Transportation. De digestion cérébrale facile, le criminel ne rumine pas son passé. Il recon­naîtra qu’il a beaucoup souffert en perdant sa liberté et qu’il a par conséquent choisi une mauvaise voie. Il se promettra d’en suivre désormais une meilleure pour rester libre et être plus heureux, et c’est tout ce qu’on peut lui demander. Mais il ne se frappera pas la poi­trine. Le repentir est un sentiment essentiellement reli­gieux auquel ne sont accessibles que les croyants. Il est assez plaisant de voir notre gouvernement, qui, en matière religieuse, a des prétentions à l’indifférence et à la neutralité, exiger de ses criminels un repentir qui n’a plus aucun sens pour nos dirigeants libres penseurs.

Si on excepte les Arabes musulmans chez lesquels on rencontre quelques rares observateurs du Coran, les autres confessions religieuses n’ont pas au bagne de pratiquants fidèles. Les statistiques que le service de la Transportation porte chaque année sur ses Notices n’ont aucune valeur. Elles se bornent à indiquer la confession à laquelle appartient le condamné par tra­dition, mais ne s’inquiète nullement de son véritable état d’âme religieux. Lorsque le desservant catholique et le pasteur protestant visitent les pénitenciers, quel­ques transportés vont bien auprès d’eux, mais leur dé­marche, motivée par des intérêts temporels ou par simple curiosité, est dénuée de tout sentiment religieux. La plupart des condamnés sont areligieux. Quelques- uns portent pendues à leur cou ou à leur poignet des breloques renfermant les images de ceux qui leur sont chers ; quelques autres une médaille de la Vierge ou d’un. saint ; d’autres enfin sont pénétrés d’un vague déisme, vestige atavique de la religion de leurs pères, lumière peut-être entretenue par l’espoir d’un monde meilleur où règne une justice plus clémente que celle des hommes.

La population pénale ne fait pas de politique. Elle se désintéresse complètement de la Ligue et du Roy. Si l’on excepte les anarchistes, représentés au bagne par une très infime minorité, on ne compte que des indi­vidus complètement démunis d’instruction civique et qui n’ont aucune opinion politique. Cela est assez na­turel chez des gens qui ont perdu toute relation avec la société. On ne conçoit pas davantage que celui qui a purgé des années de bagne en passant au laminoir de toutes ses rigueurs, puisse se faire raisonnablement le défenseur d’un pays où il eut tant à souffrir. Cela ne paraît pas logique. Mais l’être sentimental et mys­tique s’embarrasse si peu de logique que pendant la guerre de très nombreux forçats manifestèrent sincère­ment leurs sentiments patriotiques. Quelques-uns de­mandèrent à partir sur le front : ce fut inutile. Tous ceux qui avaient de l’argent participèrent à des collec­tes au profit des blessés. Quelques évadés réfugiés dans les deux Amériques allèrent en France s’enrôler. Le public commenta ces manifestations en termes péjora­tifs et presque injurieux. Ici encore nous retrouvons l’hostilité inflexible contre le criminel auquel on ne pardonne jamais rien, encore moins ses bonnes actions que ses mauvaises.


[1] Cette manière de voir trouve sa confirmation dans l’ouvrage de J.Maxwell : « Le Concept social du crime », F. Alcan, 1914.

[2] J. Maxwell : « Le Crime et la Société»

[3] NDLR : Le terme de témibilité est un néologisme issue de l’école italienne de criminologie désignant peu ou prou la dangerosité d’un individu résultant de sa soumission à diverses influences exogènes et endogènes comme la famille, le milieu social, l’environnement social, l’hérédité, le groupe culturel, politique, religieux, géographique, etc. La témibilité intègre l’idée du criminel-né défendue et popularisée par les thèses de Lombroso notamment.

[4] In Beanchet : « Traité de l’Extradition. »

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