Barrabas va mieux


Deuxième semestre 1911, cellules de la réclusion, île Saint Joseph. Le matricule 34777 attend son transfert pour Saint Laurent du Maroni. Le Tribunal Maritime Spécial doit se prononcer sur l’accusation de dénonciation calomnieuse lancée à l’encontre de Jacob et Ferrand. Les deux bagnards avaient écrit au gouverneur de la Guyane pour témoigner du meurtre du forçat Vinci par l’agent Bonal sur le vapeur Maroni survenu le 11 octobre 1909. Mais Barrabas dit espérer être condamné ! Pour lui, il y aurait de la sorte la perspective d’un pourvoi en cassation qui lui permettrait de sortir encore de sa cellule et de humer un peu d’air libre même si le voyage se fait à fond de cale, les fers aux pieds, avec les bœufs : à voir cela, écrit-il le 28 juillet à sa mère, on comprend mieux le végétarisme ! L’acquittement du 22 novembre vient briser ce facétieux dessein.

L’ironie et le cynisme reste la marque de fabrique de l’homme puni. Jacob va mieux. Il se réconcilie même avec Joseph Ferrand et son appétit de lecture va grandissant. Il dévore la Feuille Littéraire et les livres de Paul Adam. Sa santé, surtout s’améliore à un moment où il envisageait de tourner la page. Les envois médicamenteux de sa mère (du Globéol et du Maya Bulgare essentiellement) et un régime lacté semblent avoir vaincu fièvres et diarrhées sanguinolentes. Il demeure atteint pourtant d’ankylostomiase mais le corps reprend vie dans cet espace clos et mortifère qui n’est pas un sanatorium (20 octobre). Oubliés les 39 kilogrammes de février. Jacob en gagne sept au mois d’août pour atteindre 64 kg en en novembre !

C’est alors un survivant. Et le survivant nourrit toujours l’espoir d’embrasser la Belle. La multiplication de noms codés dans sa correspondance révèle aussi l’envoi de courriers clandestins ou bien l’activation de réseau de soutien, ou encore des conseils de prudence vis-à-vis de personnes jugées peu sûres. Julien et Paul doivent ainsi se confronter à Octave et Elisabeth dont on peut soupçonner de mauvaises accointances avec Paulin. Une bien belle famille que celle imaginée par Jacob ! De la même manière Tante ne peut écrire à Myra car son mari intercepterait le courrier. Tante ? C’est Jacob à coup sûr ! Et, si sa mère, Marie, devient Myra par contrepet, elle est aussi Elisabeth – son deuxième prénom à l’état civil – comme le prénom utilisé pour désigner la censure de l’Administration Pénitentiaire que tente de contourner le bagnard récalcitrant en multipliant les confusions. Jacob va mieux, il écrit.

28 juillet 1911

Îles du Salut

Ma chère maman,

Je suis enfin retourné aux îles ; j’y suis arrivé depuis trois jours. Les soins ne m’y ont pas fait défaut. Je suis un traitement à l’infirmerie de la réclusion : régime lacté absolu et médication rationnelle. Je ne te dirai pas que je suis guéri, bien sûr, mais j’espère pouvoir m’en relever. Ce sera long, certes ; déprimé comme je le suis, ce n’est pas dans un mois ni même dans deux que j’espère me voir complètement remplumé. Mais le temps importe peu. L’essentiel est que je sois soigné et je t’assure que je le suis et le serai jusqu’à parfaite guérison, si toutefois la guérison est possible. Voilà donc des bonnes nouvelles qui te feront plaisir et estomperont un peu les sombres couleurs de ma dernière. Aussi, si tu savais, ma bien bonne, ce qu’il m’a fallu endurer à Saint-Laurent ! Tu dois t’en faire une idée. Bien que très malade durant le trajet, le voyage n’a pas été pénible comme les autres. Cela a tenu à ce que le vapeur n’étant pas de nationalité française, le capitaine n’a pas voulu que nous fussions mis aux fers. C’est te dire que je n’ai pas trop souffert. Combien autrement malheureux et à plaindre sont les bœufs, passagers ordinaires de ce bateau, qui, pendant des huit et dix jours, ne peuvent prendre une seconde de repos. À voir cela une seule fois, en observateur sagace, on comprend mieux le végétarisme.

29 juillet

J’écris à bâtons rompus. Imagine-toi que mes potions sont sucrées au sirop de morphine et je ne fais que dormir. J’en suis comme stupéfié, abruti. Je serais bien en peine de lier deux idées. Aussi ne t’écrirai-je pas bien longuement. Que te dirai-je de plus, au fond ? Si, pourtant. Contrairement à ce que je t’ai dit dans ma dernière, adresse-moi de la lecture dès que tu pourras ; d’ici là je serai un peu remis et je lirai avec plaisir. Seulement, au lieu d’en faire de volumineux colis, détaille ; tu envoies un peu à chaque courrier. Le tricot en laine m’a été saisi et vendu. Inutile d’en envoyer un autre. Je m’en ferai prescrire un par le médecin et c’est l’État qui le payera. Lorsque j’aurai la tête à moi, je verrai à m’informer de ce que sont devenues toutes les sommes réalisées par les ventes de colis. Ça me distraira. Dans tes lettres, mets-moi toujours une enveloppe pour la réponse. Ça a encore changé. On n’en donne plus.

Pour Joseph, ne manque pas de te conformer à ce que je t’ai dit. Il n’est même pas utile que tu répondes à ses lettres. Il n’a que de la boue comme cervelle, et chez lui, le siège de la pensée se trouve dans le ventre.

À propos de lecture, j’ai appris que J. Rouff[1] avait édité une œuvre populaire de Charles[2]. Ce n’est pas cher. Tu me l’enverras, qué ?

Je te quitte, ma bien bonne, en te recommandant de ne pas te chagriner pour moi. Je suis très bien soigné et tu verras que je me retaperai. J’en ai connu qui furent aussi bas que moi, et aujourd’hui ils ont triplé leurs muscles.

À bientôt de tes chères nouvelles, amitié à ta bonne voisine, à tante, à Louise et aux camarades, et à toi, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses,

Alexandre

12 août 1911

Îles du Salut

Ma chère maman,

Allons, ça va un peu mieux. Les forces reviennent lentement, en proportion des soins médicaux qui me sont donnés. Après vingt jours de diète lactée absolue, je suis de nouveau à la ration normale, avec un supplément d’un litre de lait par jour. Déprimé comme je le suis, j’espérais un meilleur régime : des oeufs, des crèmes, des légumes frais, bref, ce que les autres ont en pareil cas. Mais pour cela, il eût fallu que je fusse hospitalisé et ce n’est, paraît-il, pas possible. Je suis donc traité à l’infirmerie de la réclusion. Par comparaison, cela vaut toujours mieux que rien. Tu dois penser avec quelle impatience j’attends le Globéol et les comprimés de Maya bulgare. Le premier surtout me sera précieux car je ne pèse plus que 46 kilos. Je suis maigre comme un estocafé, mais ça, ce n’est pas grave ; c’est même un peu la mode dans ce pays. Avec la santé, les muscles ont tôt fait de se reconstituer.

Bien qu’avec un léger retard, j’ai reçu tes trois lettres du mois passé. Mazette ! si ça continue, tu finiras bien par y loger un platane dans tes lettres. Bien sûr que ça me fait plaisir de recevoir des fleurs de toi, mais pourquoi les tuer, ces plantes, les esquicher sur des feuilles de papier, alors qu’elles seraient plus belles en pleine vie, au soleil. Et puis, c’est pas tout ça ; tu risques de te faire coller une amende par la poste. On le tolère, il est vrai, mais si un agent zélé voulait sévir, tu serais bel et bien contrainte de payer en espèces ou en prison. Comme l’on ne nous a pas beaucoup en odeur de sainteté, ce sont là des petits accidents qu’il vaut mieux éviter.

14 août

Pas de chance ! Rechute de diarrhée. Ça ne m’étonne pas, certes. En passant brusquement de la diète à la ration normale c’était, non pas à prévoir, mais certain. On peut appeler ça cultiver une maladie. Voilà trente-trois mois que ça dure.

19 août

Pas plus mal, mieux plutôt, bien que la diarrhée persiste. J’ai un appétit de loup et, ce qui ne gâte rien, de quoi le satisfaire : ration normale, un litre de lait, un coco vert et une banane. Depuis six ans, je n’avais encore jamais été traité de la sorte. Quelle différence avec Saint-Laurent. Un mois de séjour de plus et je tournais la page. Je ne sais au juste quand j’y retournerai, en octobre sans doute. Mais à cette époque, j’espère avoir reçu les médicaments que tu dois m’envoyer, de sorte que je pourrai lutter victorieusement contre… le climat.

Rien de neuf concernant l’affaire. Le supplément d’information n’a pas encore été fait. J’en connais qui, à cette heure, sont plus embarrassés que moi. J’attends le jour des débats avec confiance. Je ne redoute qu’un acquittement et c’est bien ce qui me chagrine. Que veux-tu ? Je n’ai jamais eu de veine.

20 août

C’est toi surtout qui as besoin de santé. À ta place, je prendrais du Globéol. Il n’y a pas à en dire autant des beefsteaks en pilules que ce médicament-là. Ça remplume un malade comme par enchantement. Je vais mieux, certes, en ce moment beaucoup mieux. Chaque jour, je m’éveille avec un peu plus de force, d’énergie ; je sors à la promenade depuis plusieurs jours ; bref, ce ne sera pas pour cette fois le repos de toujours.

N’empêche que j’attends le Globéol avec impatience et, à l’avenir, je ferai en sorte de n’en jamais manquer.

Alors Yvonne a obtenu un certificat d’études primaires ? Tant mieux. C’est un commencement, et c’est aussi la fin pour les pauvres. À part ça, tout le monde est libre, a le droit de s’instruire… si on en a les moyens. S’instruire ? À quoi ça sert, au fond, sinon à mieux s’apercevoir qu’à force d’apprendre, on ne sait rien. Je crois que je deviens bouddhiste.

23 août

Hier, visite médicale. Continuation du régime augmenté d’une banane et d’huile de foie de morue. Tu ne peux pas croire ce que j’en suis friand de cette huile. J’y sauce du pain. Ça me rappelle le goût du hareng et de la sardine.

24 août

Je reçois ta lettre du 13 juillet. Pas de colis de lecture. Cependant, je ne crois pas t’avoir dit de cesser les envois. C’est permis, la lecture. Bah ! ce sera pour le courrier de septembre. En effet, je me souviens de la personne dont tu me parles, non de la fille, elle devait à l’époque être bien jeune, mais du père. Tu as raison, va, de te rendre utile dans la mesure de tes moyens. Faire du bien, c’est encore ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

26 août

Le courrier anglais est passé et point de lettre. Ce sera, comme bien des fois, pour le courrier français. L’attente ne sera pas longue, deux ou trois jours. Encore un peu et j’oubliais encore de te dire tout le plaisir que j’ai éprouvé en apprenant que tu t’étais enfin décidée à prendre un peu d’agrément. N’est-ce pas suffisant que d’être atteint par le sort ? Pourquoi aggraver ta douleur en restant recluse ? Puisque tu peux en avoir l’occasion, tu devrais en profiter et aller au théâtre un peu plus souvent. Une fois en huit ans, ce n’est pas beaucoup, tu sais.

28 août

Le courrier français est en avance ce mois-ci. Il est passé hier. Je pense donc avoir de tes chères nouvelles demain.

29 août

Point de lettre du courrier anglais, mais j’ai reçu celle du 6 courant. Je m’y attendais.

Te voilà désespérée, abattue et pourquoi ? Pour rien autant dire. Comme si de ne pas recevoir de mes nouvelles, surtout en de telles circonstances, devait te chagriner à ce point-là. Dans ma situation, je dois faire comme je puis et non comme je voudrais. Un peu de réflexion devrait te le faire entendre. En outre, j’aurais pu ne pas t’écrire et ce silence, loin d’être un mauvais présage, aurait dû te suggérer de bien meilleures idées.

Mais non ; tu es toute plongée à la mélancolie et tu ne vois que du noir là où quelquefois c’est, ou ça pourrait être d’un beau rose. Réfléchis un peu mieux à l’avenir, ma bien bonne, et ne te fais plus du mauvais sang mal à propos. Bien sûr, j’ai été malade ; je l’ai même été d’une triste manière. Mais à cette heure, j’ai remis le nez au cap et je file bon vent. Les soins ne me font pas défaut et avec ce que tu m’enverras le mois prochain, j’espère me remettre complètement.

L’impatience d’Élisa est concevable ; cependant faut-il encore tenir compte que

Paul n’a pas ses coudées franches. Une lettre est bientôt écrite, me diras-tu. Soit. Mais il est possible qu’il préfère ne lui écrire qu’après l’obtention de son divorce, de façon à pouvoir lui présenter de sérieuses garanties. Tout ça, ce n’est qu’une question de temps, d’un peu de temps. Console-la, et adresse-lui de ma part ma sincère amitié.

C’est assez étonnant qu’Auguste n’ait pas pensé depuis longtemps au concours très efficace de Me Payan de Mempenté, ou pour mieux dire de ses confrères de province, de ceux notamment qui résident au pays de Julien. Au ministère, il doit y avoir un chef affecté à ce service, et par lui, il serait facile d’avoir un mot pour l’un de ses subordonnés en fonction en province. On peut encore s’adresser directement à l’un de ces derniers, en supposant, bien entendu, qu’on le connaisse ou qu’on lui soit présenté. Dis-en un mot à tes amies et si elles ont des relations dans ce monde-là, tu verras qu’Auguste ne s’en trouverait pas plus mal[3].

Je suis toujours sans nouvelles à l’endroit de ma prochaine comparution. Sera-ce pour le mois prochain ou pour le mois d’octobre ? Je l’ignore. L’accusation manquant absolument de base légale, le parquet voudrait bien se débarrasser de cette affaire avec un non-lieu, mais ce n’est pas possible, puisqu’il y a eu décision ministérielle. Alors, tout ça brassé ensemble avec d’autres circonstances qu’il serait trop long de t’expliquer, ça forme une salade des plus compliquées. Je ferai tout mon possible pour prêter le flanc à une condamnation, mais je crains bien que ce sera en vain. Acquittement et tout sera bâclé.

Sais-tu qu’il y a longtemps que tu ne m’as pas envoyé de lecture ? Vraiment je m’ennuie. J’en ai bien encore des derniers reçus, mais je les ai lus et relus. D’ailleurs, je vais m’en débarrasser en les versant à la bibliothèque de l’établissement. Ne vaut-il pas mieux que tout le monde en profite que de les laisser moisir dans un coin de ma cellule ? Je m’attends également à recevoir du Globéol et des comprimés de Maya bulgare.

Amitié sincère à ta bonne voisine, à tante, aux camarades, et à toi, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses,

Alexandre

14 septembre 1911

Îles du Salut

Chère maman,

Il est probable que tu ne dois pas m’avoir écrit trois lettres, le mois de juillet, car je n’en ai reçu que deux : une datée du 6 et l’autre du 13 juillet. Du 25 point. Au reste, tu as bien fait car ce courrier est des plus irréguliers et n’est assuré, neuf fois sur dix, que par le courrier français. Je la reçois donc en même temps que celle expédiée le 6 ou 7 du mois suivant.

Ces jours-ci je m’attends à recevoir de maigres nouvelles, si toutefois tu m’en adresses. Il te faut peu de choses pour te faire jeter le manche après la cognée. Et dire que tu t’es alarmée pour un cas qui aurait dû te causer plus de plaisir que d’angoisse. Manque de réflexion. Allons, une autre fois, si le cas se renouvelle, tu seras plus perspicace, qué?

20 septembre

Depuis quelques jours, j’entends siffler les courriers et j’ai beau m’attendre à recevoir de tes chères nouvelles, je ne reçois rien. Mon silence d’un mois doit être la cause du tien. Pourtant tu n’as pas raison, ma bien bonne, de procéder ainsi. Nos situations ne sont pas les mêmes. De là, des différences dans nos agissements. Peut-être as-tu été malade, toi aussi ? Ce serait bien malheureux. Enfin dans quelques jours, j’espère recevoir une lettre. Puisse-t-elle ne contenir que de bonnes nouvelles.

22 septembre

Décidément, c’est une vraie malédiction que cette maladie. Depuis plus d’un mois, j’allais mieux, beaucoup mieux ; au dernier pesage, j’ai repris 9 kilos, ce qui fait que j’en pèse 57 ; bref, le régime que je suivais m’avait mis de la viande sur les os. Et puis voilà que tout d’un coup, je me revois chipé, mais chipé de la belle manière. Des douleurs atroces comme si j’avais un millier d’aiguilles dans l’intestin, une diarrhée carabinée, épreintes, ténesme, toute la lyre, quoi ; le tout assaisonné d’un peu de fièvre. Quelle misère !

23 septembre

Plus de peur que de gravité. La soudaineté du mal me faisait supposer le vomito negro ou la typhoïde. Mais, fort heureusement, ce n’est ni l’une ni l’autre de ces dames. Je buvais un peu trop d’eau ces temps derniers et comme en ce moment l’eau n’est pas des plus saines, j’en ai été indisposé. Je ne suis pas remis, mais la fièvre a disparu. C’est l’essentiel. Je ne redoute guère les maladies qui ne provoquent point de fièvre. Pour calmer ces douleurs, j’ai pris des potions à base d’opium qui m’ont littéralement assommé. J’en suis encore tout abruti.

25 septembre

Demain, je dois être dirigé sur l’île Royale pour y être interrogé. Mieux vaut tard que jamais. On se décide enfin à procéder au complément d’information. D’un côté, ça va me distraire, et de l’autre, c’est bien ennuyeux. Demain, c’est le jour de la visite médicale, et si je ne suis pas à la réclusion, cela va encore être la cause d’un tas de complications plutôt fâcheuses. Je suis atteint d’une [illisible]. J’en ressens tous les symptômes et aurais grand besoin d’avoir le for intérieur minutieusement désinfecté. Ici, la médication d’usage est à base de formol ou d’eucalyptol, parfois de graines mâles de fougères. C’est une maladie très grave caractérisée par l’infection de petits vers ou bacilles logés dans l’intestin grêle. Renseigne-toi un peu pour savoir si depuis peu on n’aurait pas trouvé un antiseptique nouveau pour cette affection. Bien qu’à des degrés différents, tous les forçats en sont atteints. Pour en être [illisible], il faudrait ne pas respirer, ne pas boire et ne pas manger. C’est un peu difficile, comme tu le vois. Mais avec des soins, on s’en tire très bien. J’espère qu’ils ne me manqueront pas.

26 septembre

Je reviens de l’instruction. Les témoins corroborent en tous points les faits relatés dans ma lettre. De ce coup-là, je me demande un peu où l’accusation va pouvoir prendre pied. Tout ça ne me dit rien qui vaille. Mon troisième voyage est bien malade. L’acquittement devient de plus en plus probable. Quelle guigne ! La prochaine session aura lieu probablement le mois prochain. Je ne vais donc pas tarder à être transféré à Saint-Laurent-du-Maroni. L’essentiel est que je reçoive le Globéol, la Maya et la lecture ici, avant mon départ, sinon nous risquerions fort de jouer à cache-cache.

28 septembre

Tu sais, il ne faut pas te mettre martel en tête pour ce qu’Auguste t’a dit relativement à la ou aux personnes pouvant lui être utiles. C’est à l’occasion, c’est-à-dire si parfois le hasard voulait que l’on ait des relations parmi ce monde ; mais il ne faut pas entasser démarche sur démarche pour cela. Tu dois me comprendre. À propos, sais-tu que Me Boncoeur a fait ses malles ? C’est Julien qui me l’a appris. Bon voyage !

29 septembre

Ce mois-ci, le courrier n’est pas en avance. Il n’est pas encore arrivé. Je n’attends donc pas ta lettre pour y répondre, car je risquerais fort d’être en retard. J’y répondrai de Saint-Laurent. En outre de la lecture et du Globéol (je dis du Globéol parce que j’ignore ce que tu m’en as adressé ce mois-ci ; c’est à toi d’apprécier et surtout de ne pas croire qu’un flacon fasse trois mois : ce n’est pas du caoutchouc), envoie-moi quatre pelotes de fil blanc solide et un paquet d’aiguilles, des barres à mine.

Dans l’attente de recevoir de tes chères nouvelles, j’adresse ma sincère amitié à tante, à ta bonne voisine, aux camarades, et à toi, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses,

Alexandre

10 octobre 1911

Îles du Salut

Ma chère maman,

Ta lettre m’a bien tranquillisé. Je te croyais malade ou bien indisposée par le chagrin de ne pas avoir reçu de mes nouvelles. Et puis, j’ai toujours peur que tu te surmènes, que tu ne te soignes pas assez. C’est très bien de penser à moi, mais il ne faut pas t’en oublier toi-même. J’ai reçu les deux colis-échantillons contenant une boîte de comprimés de Maya bulgare, un flacon de levure de bière, un couvert en bois, trois Feuilles littéraires et un volume. Cette médication me fait beaucoup de bien. C’est un excellent désinfectant de l’appareil digestif qui a le double mérite de soulager en ne fatiguant pas. C’est te dire, ma bien bonne, que je me porte aussi bien que se peut porter un homme se trouvant dans ma situation. Au dernier pesage, j’ai encore gagné 4 kilos.

15 octobre

Ne te l’avais-je pas dit déjà que le tricot de laine avait été saisi et vendu, vendu 3,52 francs ? Il me semble bien que si. Enfin, je te le répète. Bien entendu, ne m’en adresse pas un autre, car il suivrait le même chemin.

L’adresse de Marseille ? Mais où veux-tu que je la prenne ? Il y a douze ans, c’était à Solliès Toucas sur la route de Belgentier au lieu-dit La Gipiéro, ce qui en français veut dire : la fabrique de plâtre. Mais j’ai su qu’il avait quitté cette ferme pour en louer une autre dans une partie des Maures. Au reste, depuis si longtemps, qui sait s’il est encore dans le département, qui sait même s’il est encore en vie. Ma foi, il était d’un âge très respectable et on ne sait jamais. Aurais-tu l’intention d’aller séjourner quelques mois dans le Var ? Dans ce cas, il vaudrait mieux pour toi loger à l’hôtel que chez des connaissances.

Ça revient toujours à meilleur compte. En outre, je vais te dire, si tu y vas une année, il faudra y retourner encore ou sinon le changement de climat, au lieu de t’être favorable, pourrait te faire du mal.

Alors tantine ne t’a pas répondu ? Je crois qu’il eût mieux valu ne pas lui écrire. Si la lettre ne t’est pas retournée, son mari l’aura peut-être interceptée. Il est si ombrageux que pour un rien il en fait une histoire. Pas de nouvelles de Paul non plus ? Étonnant. Bah ! son silence est peut-être motivé[4].

17 octobre

Sans en être certain, je crois partir ce soir pour Saint-Laurent. Il y a un vapeur en rade et je ne crois pas me tromper. D’ailleurs, l’ouverture de la session ne saurait tarder ; elle est déjà assez en retard.

Le mari de Toinette m’avait écrit il y a deux ou trois ans. Sa santé était bonne et ses intentions excellentes. Je m’étonne donc qu’il n’ait pas rendu visite à Myra. Je répondis bien à sa lettre, mais nous nous trouvions alors en pleine grève des postiers, de sorte qu’il est probable qu’il ne la reçut jamais. J’aurais pu lui réécrire, mais ne sachant pas son adresse, je n’ai pas cru devoir le faire. Si tu en as l’occasion, adresse-lui ma sincère amitié. Bien qu’à certains égards on sente en lui quelque chose de légèrement bourgeois, c’est un homme de cœur. Il est vrai qu’avec les ans, il a dû suivre l’évolution humaine, et peut-être que présentement, il voit les choses sous un autre jour que lorsqu’il avait 30 ans. Quoi qu’il en puisse être, ce sera toujours avec plaisir que je recevrai de ses nouvelles, qui, je l’espère, seront toujours bonnes. Je pars ce soir à 9 heures.

Bon courage et pas de chagrin, ma bien bonne. Sincère affection,

Alexandre

18 octobre 1911

Îles du Salut

Ma chère maman,

Le convoi est bien parti, mais moi je suis resté. Ah ça ! espérerait-on liquider cette affaire avec un non-lieu ? Légalement ce n’est pas possible. Je dois être jugé. Vois-tu que l’on me souffle mon voyage, ma villégiature à la sous-préfecture guyanaise : ça non, par exemple ! À cette session on m’a escamoté comme une muscade, mais à la prochaine, je prendrai mes mesures. Donc me voilà en expectative jusqu’au mois de mai ou d’avril de l’année prochaine, car je ne crois pas qu’il y ait de session avant. Au fond, je me fiche de tout ça comme du premier pot de chambre où j’ai fait pipi dedans. Si je m’en occupe un peu, c’est tout bonnement pour me distraire, et je t’assure que c’est parfois bien amusant. Tu vois, ma bien bonne, que j’ai de l’agrément.

Ajoute à cela le plaisir que me cause la lecture que tu m’envoies, et tu conviendras que je suis plus heureux que tu ne crois. Je passe des heures délicieuses à lire ; les journées s’écoulent rapides. Ces Feuilles littéraires sont très, très intéressantes. Quant au roman, ma foi, bien que la facture en soit très soignée, la charpente irréprochable, quoique, de-ci de-là, on y rencontre de cinglantes remarques, quelques envolées philosophiques, c’est toujours du roman-feuilleton. Le nom de l’auteur faisait espérer un peu plus… d’audace. Bah ! quand on écrit pour gagner sa vie, on ne fait pas toujours comme l’on veut. Les éditeurs sont exigeants. À propos, tu es toujours en bons termes avec Charles ? Tu n’as toujours jamais pu savoir quel était l’auteur de l’indiscrétion à l’égard de Betty[5] auprès d’Octave ? Ne serait-ce pas Betty elle-même par fanfaronnade ou autre mobile ? Présentement Paul-Louis aura dû écrire à Myra. Tu me le feras savoir, qué ?

20 octobre

Ça, par exemple ! C’est une surprise. Je viens de recevoir deux colis-échantillons : lecture et médicaments. Tu me gâtes, ma bien bonne. Que dis-tu ? M’envoyer de l’argent. Mais tu n’y penses pas. C’est déjà bien assez de t’occasionner toutes ces dépenses. D’ailleurs, je ne pourrais en disposer pour l’achat d’aliments. En matière de législation, les choses vont lentement. Or il n’y a jamais que cinquante-sept ans que la loi du 31 mai 1854 a été promulguée, autorisant les forçats condamnés aux peines perpétuelles à recevoir des secours pour cause d’aliments. Il faut espérer que vers la fin de ce siècle des cantines auront été créées. Après tout, ce n’est qu’une question de patience. Amen!

Comme tu te frappes vite, pauvre sainte femme de mère ! Puisque je te l’ai dit, puisque je te l’assure que je suis hors de tout danger. Bien sûr, je ne pétille pas de santé, je ne suis pas robuste comme quatre Turcs ; mais en toute vérité, je me porte bien, surtout en tenant compte de ce que j’ai dû subir depuis trois ans. La réclusion, ce n’est pas un sanatorium. Ce n’est pas pour tonifier les hommes, pour augmenter leur longévité qu’on les soumet à un régime nocif, mais bien pour les déprimer et châtrer leur énergie morale. Tu devrais comprendre cela, ma bien bonne, et ne pas t’alarmer pour une légère indisposition ou bien alors tu me forceras à te mentir. Va, encore un peu de patience, huit mois et puis tu verras qu’avec l’aide du plein air et du soleil, j’aurai tôt fait de me remplumer de la belle manière.

Tu n’as aucune explication à fournir à la poste. Je m’étonne même que l’on ose te poser des questions. Ces employés sont donc bien audacieux… en outrecuidance. À moins qu’il en reparaisse du même auteur, ne m’envoie pas d’autre ouvrage de cette collection.

Si, sans trop te créer de démarches, tu peux te procurer le catalogue de l’éditeur Schlosser, ou nom germanique très approchant (je ne m’en souviens plus au juste), rue des Saints-Pères, tu me l’enverras. C’est le libraire-éditeur des oeuvres de Büchner[6], éditions à bon marché. Ça ne presse pas. Si ce n’est pas à un courrier, ce sera pour le suivant. Pour terminer, je ne saurais trop te recommander de te bien soigner. Ne prends pas froid surtout. Voici l’hiver avec son cortège de maladies et les plus petites précautions ne sont jamais de trop.

Amitié à tous et à toi, ma bien bonne, ma sincère affection,

Alexandre

30 octobre 1911

Îles du Salut

Ma chère maman,

Comme si ce n’était pas assez de t’occasionner beaucoup de peine et d’ennui avec l’envoi de ces colis, il faut encore que je te chagrine au point de t’en rendre malade. Excuse-moi, ma bien bonne. C’est moi qui ai eu tort. Ma lettre devait être bien incohérente. C’est la maladie qui en fut cause. Je croyais ne t’avoir dénigré que le Jubal et sans m’en rendre compte, j’ai dû comprendre aussi le Globéol qui pourtant m’avait fait beaucoup de bien. Aussi, si tu savais ce qu’il m’a fallu endurer à Saint-Laurent. Te le narrerais-je que tu ne le croirais pas. Je te le répète, un mois de plus et je tournais la page. De là ma torpeur, ma prostration et le peu de liaison entre ce que je t’ai écrit : mais d’ailleurs, le retard de la réception du Globéol ne m’a pas du tout porté préjudice, car l’eussé-je reçu avant que je ne l’aurais pas consommé avant ce mois-ci. Donc, tout est pour le mieux, ma bien bonne. J’ai reçu également les cachets de pancréatine, la levure, les comprimés de Maya bulgare, les Feuilles littéraires et enfin les deux volumes : un de Paul Adam[7] ; l’autre, La Vie secrète de la cour de Chine. Tu me gâtes, ma bien bonne, ça c’est trop. Je ne veux pas que tu continues à faire de telles dépenses. Les Feuilles littéraires, passe ; ce n’est pas bien cher. De temps à autre, un livre bon marché, passe encore. Mais deux volumes dans le mois et des volumes à 3,50 francs encore, oh ! non, ça c’est aller trop loin. Bien sûr, la lecture me fait beaucoup de plaisir, mais de cette manière, ce plaisir est gâté par l’idée du sacrifice que tu t’imposes. Quant aux médicaments, à présent c’est assez. J’ai encore en réserve un flacon de levure et une boîte de comprimés que je conserve en cas de rechute grave, de façon à en avoir sous la main en attendant ceux que je pourrais te demander par la suite. Dès aujourd’hui, je vais prendre du Globéol. Un flacon me suffira pour me rétamer. Si j’en reçois un second, je le joindrai à la réserve.

Enfin avec tout ça, je me porte bien. Je suis même étonné, très étonné de ne pas me voir plus déprimé. Si j’étais certain que tu ne sois pas malade, eh bien, j’en serais fort heureux car les choses iraient alors pour le mieux.

Pour Laure, mais fais tout ce que tu pourras pour elle, ma bien bonne. Tu n’avais même pas besoin de me le demander. Tu sais bien qu’en ces sortes de choses, nous sommes toujours d’accord. Bien sûr qu’elle ne te demandera rien. Ce n’est pas par fierté de manière, mais par fierté de coeur, par délicatesse. Alors sa détresse est extrême. Je le crois. Dans sa position, il est des phases très pénibles. Mais dis-lui d’être courageuse. Rien n’est stable, pas même le malheur. Le principal est d’avoir de la santé. Qu’elle ne tombe pas malade, et qui sait ! peut-être se trouvera-t-elle en mesure de secourir sa sœur Lucienne qui, à vrai dire, est encore plus malheureuse qu’elle[8].

Alors Lorand a été si mal reçu que ça ? Ça ne m’étonne pas. Dans la lettre qu’il m’écrivit il y a deux ou trois ans, il se plaignait déjà du peu d’égard que l’on manifestait à l’endroit de sa fille Toinon[9]. Ce qui m’étonne, c’est son étonnement, car ce n’est pas un sot et il connaît assez bien les hommes. Aurait-il commis l’erreur de les considérer comme des camarades?

Fâcheuse erreur ! ce sont des êtres profondément égoïstes, des individualistes à l’esprit très étroit. Ils sont tout ventre, de cerveau point. Le comble c’est que voilà des gens qui prennent des habitudes d’apôtres. C’est à peu près comme si un singe voulait se faire passer pour un éléphant. Ce qui me fait plaisir dans tout ça, c’est que Lorand n’ait pas changé, lui. Il n’a qu’à laisser cette familiasse de côté et n’agir que par lui-même. Car je crains bien que, s’il persistait dans leur relation, oncle et cousins pourraient bien lui jouer un vilain tour, manière de se débarrasser de lui. D’ailleurs je ne crois pas qu’il ait besoin d’eux. À sa place, je me mettrais à l’ouvrage avec acharnement. Diplômé, breveté, c’est bien le diable si les emplois lui faisaient défaut. Bah! tu verras qu’il s’en sortira très victorieusement.

Mardi 7 novembre

Je partirai demain soir. Je viens d’en être avisé. J’aime mieux ça que de partir ce jour, c’est toujours autant moins de passé à Saint-Laurent. Il est vrai que depuis le temps, le médecin a pu changer. Généralement, ils changent tous les semestres. Au fond, je m’en fiche à présent. Je suis très solide et, en outre, je suis pourvu de médicaments. La session ne tardera pas, j’espère, de s’ouvrir ; de sorte que je pense être de retour vers la fin de ce mois. Pourvu que j’aie la chance de pouvoir obtenir une condamnation, c’est tout ce que je souhaite. Les moyens d’annulation ne manquant pas, je pourrais ainsi refaire un petit voyage au mois d’avril. Ça manque de confort, assurément, mais ça distrait tout de même. J’aime bien le plein air, les vastes horizons.

Tu ne trouves pas étonnant que Myra n’ait rien reçu de Paul, alors que ce dernier a dit à Lucie qu’il lui avait écrit ? Au fond, pour le moment ça a peu d’importance. Néanmoins, il faudrait pouvoir se rendre compte si Octave n’a pas encore fait des siennes[10]. Console ta pauvre et bonne voisine qui en a bien besoin. Sincère amitié à tante que j’oublie de nommer parfois, mais à qui pourtant je pense toujours, ainsi qu’à Louise et Félicie. En attendant de tes chères et bonnes nouvelles, reçois ma chère maman ma plus tendre affection,

Alexandre

P.-S. – Tu ne trouves pas comme elle est pâle mon encre ? Envoie-moi donc deux sous de poudre noire, qué ? Je t’écrirai encore de Saint-Laurent.

– Mais oui, c’est moi qui l’ai ce coupe-papier. Dans ta hâte, tu l’as empaqueté avec un livre et l’as expédié. Il me serait bien difficile de te le renvoyer.

– Il y a une vue photographique, Le Crotoy. Ça se trouve en face de Saint-Valéry. Et par association d’idées, Saint-Valéry m’a rappelé Abbeville.

– J’ai encore gagné en poids 9 kilos. J’en pèse donc 64. Il va me falloir y mettre un frein, tout de même, à ce crescendo, sinon la graisse risquera de m’étouffer. Plaisanterie à part, je me porte fort bien. Je ne me souviens même pas de m’être si bien porté depuis plus de huit ans. Ainsi vois.

– Tu me demandes si le Paul Adam me plaît. Mazette ! Il faudrait être bien difficile pour que cet auteur ne me convînt pas. Comme forme littéraire, ceux qui le valent ne se comptent pas à la douzaine. Les Feuilles littéraires ont publié de lui, sous le n° 16, Les Lions, que tu as omis de m’envoyer. De même pour les nos 10, 18, 23, 26 que je te prie de m’adresser.

10 novembre 1911

Saint-Laurent-du-Maroni

Ma chère maman,

Me voilà un peu remis des fatigues du voyage. Pas très confortable ce voyage, mais pas trop pénible non plus. Beau temps, belle mer, un ciel superbe et les pieds aux fers, manière d’empêcher que l’on tombe à l’eau. Un accident est si vite arrivé !

J’ai reçu communication de l’ordre de mise en jugement. Je dois comparaître le 14 courant, mais je ne pense pas passer avant le 20. Au reste, j’ai encore déniché un moyen dilatoire, de sorte qu’il n’est pas absolument sûr que la cause soit jugée à cette session. Cela me permettrait de m’offrir un troisième voyage. En somme, je ne redoute que l’acquittement car, manquant de base légale, même en cas de condamnation, le jugement serait annulé, et de cette façon encore, j’aurais le plaisir de ma villégiature.

Pour ma santé : tu sais, c’est tout simplement renversant. Je me porte comme un charme ; je ne me suis jamais senti tel. Tous mes camarades en sont étonnés. C’est une véritable résurrection.

21 novembre

Je comparais demain. Santé : toujours excellente. C’est la première fois que je ne suis pas malade en me trouvant ici. Il est vrai que j’ai eu soin de porter avec moi une boîte de comprimés, un flacon de levure et le Globéol. Avec encore un flacon de Globéol (qui est peut-être en route), j’en aurai suffisamment, je crois, pour jusqu’à la mi-juin.

22 novembre

Patatras ! Je m’en doutais. Le tribunal, ayant compris, sans doute, qu’à l’aide de ces questions de forme je les mènerai jusqu’aux calendes grecques, a rejeté mes conclusions et nous a tout bonnement acquittés, moi et Joseph, de façon à couper court à toutes chicanes.

Me voilà fichu. Fini les voyages en mer, fini les vastes horizons. Amen !

La session a été close aujourd’hui. J’espère donc ne pas moisir ici. Il est question de repartir aux îles demain ou après-demain. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi car, sous bien des rapports, j’aime mieux le régime de la réclusion que celui des locaux disciplinaires de Saint-Laurent. Le voyage d’aller est passé, mais c’est celui du retour qui m’inquiète ; le retour s’effectue toujours dans de très pénibles conditions. Heureusement que je ne suis pas malade, pas même légèrement indisposé, de sorte qu’il me suffira de deux ou trois jours pour me remettre. Présentement, il ne reste plus que sept mois ; il est même possible que je sois libéré avant, en février peut-être. Le commandant me l’a presque promis, mais les promesses, ce n’est pas bien solide. Nous le verrons bien, d’ailleurs. Je te le répète encore, le principal, c’est la santé ; le reste importe peu. Et toi, au moins, es-tu bien portante ? Je l’espère et suis impatient de recevoir de tes chères nouvelles pour en avoir la certitude. Demain, arrive le courrier anglais ou hollandais, je ne sais au juste, et je pense en avoir. Dans tous les cas, j’en aurai sûrement à la fin du mois.

Ainsi, c’est bien entendu, qué, ma bien bonne : pour le moment, ne m’envoie plus de médicaments. J’en ai encore aux îles, en réserve, et ici, avec moi, pour jusqu’à la fin du mois.

Envoie tout juste un peu de lecture, mais rien de cher. Il ne faut pas faire de dépenses inutiles. J’ai quelque argent à mon pécule, provenant de la vente des colis qui m’ont été saisis et vendus, de sorte que je vais les employer à l’achat de deux tricots en coton pour remplacer mes deux flanelles qui sont encore bonnes mais un peu étroites. C’est tout ce dont j’ai besoin.

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine, aux camarades, et à toi, ma chère maman, ma sincère affection,

Alexandre

4 décembre 1911

Saint-Laurent-du-Maroni

Ma chère maman,

N’étant pas encore retourné aux îles, je n’ai pu recevoir de tes chères nouvelles. C’est bien ennuyeux. Je suis toujours bien portant, mais si je restais encore un mois ici, avec les pluies, il est probable que je retomberais malade. Enfin, espérons qu’il n’en sera rien.

D’ailleurs, il est fort possible que nous partions vers le milieu du mois, en compagnie de nos frères inférieurs, les bœufs.

7 décembre

Il est question de partir demain. Il y a tellement de fausses alertes que je n’y crois pas plus que ça, malgré tous les préparatifs. Cependant, ça paraît sérieux ce coup-ci. On vient de me donner mes vêtements de réclusionnaire. Allons ! ça sera un pénible voyage, à la broche et tamis comme des anchois à la saumure. Le plus embêtant, c’est encore pour mes lettres et mes colis. Le caboteur qui assure le service postal étant le même que celui qui doit nous transporter aux îles, lettres et colis vont se trouver à Saint-Laurent au moment où j’en partirai ; de sorte que je ne les recevrai pas avant le 17 ou le 18 prochain.

Quelle salade !

8 décembre

Le demain d’hier est devenu celui d’aujourd’hui. Le caboteur Mana s’est échoué, sur vase, dans le fleuve homonyme. De là le retard. Sauf contrordre ou accident, le départ est fixé à demain midi. Amen !

10 décembre

Arrivés après vingt heures de voyage et quel voyage ! Il est inutile de t’en raconter les souffrances : tu ne le croirais pas. Il faut les endurer pour en comprendre toute la cruauté. D’une mentalité de formation toute professionnelle, ceux qui en sont cause le font inconsciemment, le coeur léger, l’âme sereine. C’est affreux et triste. Passons, mais à l’occasion, sachons nous souvenir.

Mes lettres et mes colis sont-ils restés aux îles ou bien sont-ils allés vagabonder dans les bureaux de poste de la colonie ? Je n’en sais rien encore. J’attends. Si demain je n’ai rien reçu, j’écrirai.

11 décembre

Je viens de recevoir trois colis-échantillons contenant deux flacons de Globéol (c’est trop ; un seul m’aurait suffi), cinq Feuilles littéraires et deux volumes. J’oublie une paire de lunettes. Mais de lettres, point. Cependant, tu m’as écrit ; c’est certain. Je vais me renseigner.

Épatant ! Je les reçois à la minute. Je te plaque pour te lire, qué ?

Tu dois faire erreur pour le nombre de colis expédiés. C’est trois flacons de levure de bière, trois boîtes de comprimés Maya bulgare et non quatre comme tu me l’indiques. S’il en était autrement adresse une réclamation à la poste. En cas de perte du colis, tu as droit à une indemnité. Quant au Globéol, c’est exact. J’en ai reçu trois flacons. Ne m’en envoie plus, ma bien bonne. J’en ai assez, de reste même, pour le moment.

J’ai bien un peu, moi aussi, des [illisible], mais l’état général est très satisfaisant, je te prie de le croire. J’en suis étonné tant j’étais accoutumé à la maladie. Et, puisque toi aussi, ma bien bonne, tu te portes bien, c’est tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux. Je ne crois pas qu’il y ait de bonheur plus désirable que celui-là, puisqu’il est la base de tous les autres. Aussi, soigne-toi bien ; ne fais pas des économies de bouts de chandelles ; écoute les conseils du docteur. Tu dois comprendre que s’il t’a dit cela, c’est qu’il y a motif.

Comme il me tarde que l’hiver soit écoulé. Je crains toujours pour toi une rechute. Sois prudente, au moins. Un froid est si vite attrapé ! C’est comme pour ton travail, il ne faut pas te surmener, que diable ! Que tu tiennes à contenter ta clientèle, soit, mais il y a un moyen de remédier à tout. Pourquoi ne prendrais-tu pas une ouvrière qui, au point de vue du salaire, serait tout simplement une associée ? Au fait, il y a peut-être des inconvénients qui m’échappent et qui ont pu t’empêcher d’employer ce moyen, car tu as dû sûrement y penser. Enfin, fais pour le mieux, mais ne te surmène pas.

Bien sûr que j’ai revu Joseph. Je l’ai revu le jour de mon départ des îles. Il a été aimable, m’a donné quelques fruits. Il s’est plaint de ne plus recevoir de lettres. Je lui en ai donné la raison. Au fond, j’ai peut-être été un peu injuste. La maladie aigrit beaucoup, et lui-même était aussi malade que moi. Notre brouille était venue à propos d’une question de principe. Il m’avait dit regretter d’avoir contresigné la lettre pour laquelle nous fûmes poursuivis. Tu dois concevoir que cela ne me fit pas plaisir. Que veux-tu, la misère énerve et donne peu de courage. De plus forts que lui ont eu de ces découragements-là. Depuis peu, il est employé de son métier. Or, comme on ne consomme pas de la pâtisserie et des confiseries tous les jours, il ne travaille que le dimanche. C’est pourquoi il voudrait un livre de cuisine qui lui permette de se perfectionner en culinaire de façon à cumuler les deux emplois. Envoie-le-lui, ce livre ; ça l’aidera beaucoup. Mais ne confonds pas. Il ne s’agit pas d’un de ces livres à l’usage des maîtresses de maison et farcis de recettes, de formules plus ou moins fantaisistes, mais bien d’un manuel, d’un guide à l’usage des professionnels. Renseigne-toi en librairie ou bien auprès d’un copain ayant des relations à la Bourse du travail, au syndicat de l’alimentation. Il n’a plus de ceinture de flanelle. Celle qu’il porte est toute trouée, déchirée, un vrai chiffon. S’il le faut, ne m’envoie rien à moi, un courrier ou deux, et contente-le. À vrai dire, il en a un véritable besoin. Un froid de ventre est si vite contracté, pendant la saison pluvieuse surtout. C’est un malheureux et rien qu’à ce titre, nous ne devons pas l’abandonner. Écris-lui aussi. Sauf nous, il n’a plus personne au monde et tes lettres lui font grand plaisir. En ce moment, il purge quinze jours de cachot pour bavardage. Il n’est pas chanceux. À propos de ce livre, prends garde de ne pas te laisser coller un vieux rossignol, édité du temps des omnibus. Bien que très honnêtes et d’une probité commerciale parfaite, les libraires ne manquent jamais ces occasions-là. Mets-y, s’il le faut, quelques sous de plus, mais exige une édition première récente.

Plus de nouvelles de Laurent ? Ce n’est peut-être pas sa faute. Dans sa position, les obstacles, les difficultés ne sont pas rares. En somme, tout ce qu’il pourra faire pour Auguste, ce sera de secourir pécuniairement Myra. Tu le vois, il faut d’abord qu’il songe à lui, à sa famille. Sans trop y compter, Myra peut cependant espérer[11]. Au reste, rien ne presse.

Il va bien, le petit Jacquelin ! C’est un produit de l’époque, un fruit de l’arrivisme. Un estomac à la place du coeur. Rien que des appétits, point de sentiments. Kif-kif des porcs. Encore, la comparaison n’est pas juste, car les porcs ne sont pas vicieux. La course au bonheur, la chasse au meilleur être, soit ; jouir de la vie avec mesure, très bien ; mais sans frein, c’est bête, stupide. Il n’y a pas de plus mauvais calcul. Et d’abord, ce n’est pas un calcul, c’est une passion. Or toute passion conduit au vice, et le vice enfante la douleur.

Pour celui dont nous parlons, vois : il n’a pas 18 ans et il a déjà le sang pourri.

Quant au moral, il est un peu de l’école du père Venguéièvre. Ne crains rien pour Lucien, ma bonne. Les aigles ne s’associent pas avec les buses.

22 décembre

À l’instant, je viens de recevoir tes deux chères lettres (une du 12 ; l’autre du 22 novembre) et un seul colis contenant fil, aiguilles et une Feuille littéraire. Quant à celui annoncé en ta lettre du 12 et devant contenir un illustré et un volume (tu devrais bien spécifier les titres), je ne l’ai pas reçu. Est-ce une erreur de ta part ou bien un simple retard de distribution ? Je ne sais. D’ici trois ou quatre jours, je te confirmerai la chose. Veux-tu que je te dise mon idée pour Paulin, eh bien, j’avais une sorte de pressentiment.

Bien que dans ces sortes de questions la raison doive primer le sentiment, c’est par délicatesse que je n’en ai pas osé m’en ouvrir plus tôt. Te souviens-tu de ce que je t’avais dit à l’égard de Léonie[12] ? Eh bien la même idée, le même soupçon m’est venu pour Paulin[13]. Cela explique bien des choses. Bien entendu, ne brusque rien. Un ennemi, une fois connu, n’en est plus un. Au contraire, il devient précieux en ce sens qu’il peut servir nos intérêts. Pour cela, il suffit d’user envers lui de ses propres armes.

Dis-moi, je te prie, si ses relations avec Myra datent des derniers jours de l’année 1907.

En somme, au point de vue social, le fait est banal et n’a rien qui puisse étonner. L’amour ou l’intérêt, de nos jours l’un implique presque toujours l’autre, est le grand niveleur. Un riche se marie avec une pauvre ; un voleur avec une volée ; un chrétien avec une sémite. Les cas ne sont pas rares. Cela se voit tous les jours. N’importe, comme tu le dis, j’en connais un qui, s’il ressuscitait, en serait peut-être surpris. Et la grand-maman, et la fillette, que doivent-elles en penser ?

Pour les Jacquelin, il n’est pas nécessaire que tu les fréquentes à la manière d’une patelle (arrapido) contre un rocher. Un soupçon de relation suffit, soit une visite de cent en quatre, à l’occasion. Je les connais, va, et conçois que ce milieu ne soit pas parfait pour te convenir. De même pour la mère d’Yvonne. Fais toujours ce que tu pourras pour la petite, peuchère : elle n’en est pas la cause. Mais laisse la mère de côté entièrement. Il faut, je ne dis pas avoir peu de bon sens, mais en être totalement dépourvu pour faire apprendre la danse et la gymnastique à une enfant rachitique. Autant lui mettre une pierre au cou et la jeter dans la Seine. Elle souffrirait moins. Quelle brute ! Bien sûr, ce n’est pas bien gai tout ça. Mais tu ne peux pas, non plus, soulager toutes les misères.

Aussi, je conçois fort bien que tu ne puisses la reprendre avec toi. Tâche plutôt de la mettre en apprentissage chez cette personne qui alla à Lisbonne au temps de la révolution portugaise[14] et dont tu me parlas. N’y gagnerait-elle que l’éloignement du milieu perverti où elle est obligée de vivre en étant avec sa mère que ce serait déjà beaucoup.

Ainsi, toujours pas de nouvelles de Laure? Patience. L’essentiel est qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Avais-tu parlé d’elle à la femme d’André? Attention de ne plus laisser entrer de renard dans le poulailler, qué ?

Bon sort ! tu te mets en peine pour rien, ma bien bonne. Mais non, ça ne fait rien que tu aies retardé l’envoi du fil et des aiguilles. C’est pour coudre les livres que je verse à la bibliothèque. Je t’avais dit de grosses aiguilles, des barres à mine, et coquin de sort ! tu m’as servi à la lettre. Je ne crois pas qu’elles se cassent, celles-là, non, elles ne risquent pas. Et puis, tu m’en as trop envoyé. J’en ai pour la vido dei gari.

26 décembre

Je ne sais rien encore pour ce colis égaré. Peut-être arrivera-t-il dans deux ou trois jours, avec le courrier français. Ce qui est étonnant, c’est d’avoir reçu celui expédié le 22 septembre tandis que celui du 12 du même mois est resté en panne.

Non, je ne suis plus à l’infirmerie. Je n’y suis plus depuis mon départ pour Saint-Laurent. Et puis, que voudrais-tu que j’y fasse ? Je m’en fiche pas mal du lit ; j’aime mieux la planche et la santé. J’ai encore gagné 2 kilos. Cette fois j’ai dépassé la normale. C’est la première fois de ma vie que j’atteins ce poids : 66 kilos. Ça va bien, très bien.

J’ai demandé à être proposé pour l’obtention de la libération conditionnelle. Refusé. Amen!

Tu m’as dit que tante venait de supporter une rude épreuve. C’est sans doute de sa maladie que tu as voulu me parler. Enfin, en disant « vient de supporter » cela donne à espérer qu’elle va mieux. Je le lui souhaite de tout cœur.

Amitié à ta bonne voisine, à tous et à bientôt de te lire, ma bien bonne.

Ton fils qui t’aime bien,

Alexandre


[1] Éditeur de collections populaires, il publia en 1890 Histoire de la Révolution française de Jules Michelet.

[2] Très certainement Charles Malato.

[3] Jacob se demande si une des personnalités sollicitées par Marie n’aurait pas des relations en Guyane ou dans un service s’occupant des colonies, auprès de qui intercéder.

[4] Jacob s’inquiète-t-il de l’envoi d’un courrier clandestin non reçu par sa mère ?

[5] Betty : déclinaison d’Élisa-Élisabeth, figure de l’administration pénitentiaire. Jacob fera disparaître ce surnom le 12 mars 1912, simulant ironiquement un suicide.

[6] Écrivain et dramaturge allemand, né en octobre 1813, mort en exil à Zurich vingt-trois ans plus tard. En 1834, il avait fondé un journal clandestin, Le Messager hessois, qui portait en exergue « paix aux chaumières, guerre aux palais » et appelait la paysannerie à la révolte.

[7] Né à Paris en décembre 1862, Paul Adam y meurt cinquante-sept ans plus tard, laissant après lui une oeuvre littéraire de quelque soixante volumes, dont bien peu sont encore lus aujourd’hui.

[8] Allusion à une connaissance qui vivait en France ; peut-être une compagne de bagnard? En tout cas, Jacob rappelle qu’elle doit se reprendre et ne pas oublier que sa situation est tout de même meilleure que celle de Lucienne (Jacob lui-même).

[9] Lorand et sa fille Toinon sont à rapprocher du mari de Toinette de la lettre du 10 octobre précédent. Le point commun étant cette lettre écrite à Jacob deux ou trois ans auparavant.

[10] Jacob s’inquiète d’un courrier envoyé clandestinement à sa mère et envisage une intervention de la police à ce sujet.

[11] L’ami Laurent a disparu et ne peut plus, du coup, aider financièrement Marie.

[12] Ce personnage visiblement peu recommandable réapparaît dans la lettre du 12 septembre 1913.

[13] Sans doute un auxiliaire de police. Jacob le soupçonnait d’entretenir des relations avec Élise et Octave (voir lettre suivante).

[14] C’est-à-dire en octobre 1910.

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