L’enfermement des enfants


Gavroche

N°152, octobre-novembre-décembre 2007, p.26-33

L’enfermement des enfants

On a longtemps enfermé les enfants délinquants ou pseudo-délinquants au même titre que les adultes et dans les mêmes lieux, les prisons. C’est à partir de 1840 que seront créées les premières maisons de correction, des bagnes ou enfants et adolescents sont souvent exploités dans des conditions inhumaines.

La délinquance : conduite caractéri­sée par des délits répé­tés, considérée surtout sous son aspect social. Le délinquant est une personne contrevenant à une règle de droit pénal, qui s’expose, de ce fait, à des poursuites (Dictionnaire de la langue française, Le nouveau petit Robert).

Cette définition précisée, il nous reste à aborder les individus que le code pénal nomme enfants délinquants. Il s’agit d’enfants de moins de 16 ans, ou sous l’Ancien Régime non pubères, ayant enfreint les lois. Quels sont les délits dont se rendent coupables ces enfants ? La grande majorité commet des vols de nécessité, à savoir vols alimentaires, vestimentaires, numéraires. Ce sont plus les besoins urgents qui les poussent à commettre ces délits.

Le sort qui leur est réservé évolue avec le temps. Sous l’Ancien Régime c’est souvent la prison. Mais il n’y a pas de code général traitant les délinquants.

Les prisons

Philippe Pagnon, en novembre 1740, est condamné par « jugement prévôtal à faire amende honorable devant la principale porte de l’église Saint Pierre de la ville de Caen, tête et pieds nus, en chemise, la corde au cou avec dans ses mains une torche ardente d’un poids de deux livres et là agenouil [agenouillé] dire à haute et intelligible voix que méchamment et de dessein prémédité il a commis les crimes dont on l’accuse et qu’il demande pardon à Dieu, au Roi, à la Justice à être fustigé par les carrefours et lieux accoutumés de cette ville ce jourd’huy et par deux jours de marché consé­cutifs et à servir le Roi comme forçat sur les galères à perpétuité, préalablement marqué des lettres G.A.L. sur l’épaule droite au fer chaud par ledit exécuteur sur la place publique »[1].

Cet enfant Pagnon ou Paignon est peut-être âgé de 15 ou 16 ans au moment des faits. Il dit qu’il n’a jamais été à confesse, qu’il ne possède aucun métier ni profession, n’en ayant jamais appris. Tente de vivre de mendicité et vaga­bonde. Il n’a aucun domicile et n’a plus ses parents. Il est accusé de nombreux vols avec effraction commis en réunion (ils sont trois enfants). Les vols ont un caractère utilitaire. Tous ces enfants reconnaissent les faits et se solidarisent les uns des autres. Le verdict tient compte de leur âge lors du jugement, ils ont alors trois ans de plus. Les deux autres sont Guillaume Gosselin, âgé au moment des faits de 10 ou 11 ans, et Etienne Lemière, âgé approximativement de 10 ans lors de son interpellation.

Bien plus que la violence, les bagarres et que­relles, « le vol suscite la peur, la haine et le mépris »[2]. Le voleur opère dans la foule ou les lieux déserts, souvent à l’abri de l’obscurité. Cependant les enfants échappent aux châti­ments exemplaires : « les accusations ne pou­vaient être intentées, dans notre ancien droit, que contre des mineurs approchant de la puberté ; elles ne pouvaient l’être contre des enfants ». Il n’empêche que les enfants cou­pables de vol étaient retenus en prison à cause de complices éventuels. Ils pouvaient être enfermés pour une durée déterminée ou pour toujours, être exposés à une potence, pendus sous les aisselles, recevoir le fouet.

L’ordonnance de Louis IX (1225-1270) prise contre ceux qui blasphèment prévoit un châtiment particulier pour les enfants. De dix à qua­torze ans, ils peuvent être battus par la justice du lieu : « Tout nud de verges en apert ou plus ou moins, selon la grièvété du mesfait ou de vilaine parole, il ne racheteroit la batture, en payant convenable poine selon la forme dite ». A quatorze ans et plus, celui qui jure ou blasphème paie de 40 à 20 livres ; s’il est trop pauvre pour payer, il sera « mis à l’échiau, une heure par jour, en lieu de notre justice où les gens ont accoustumé de s’assembler plus com­munément et puis sera mis en la prison pour six jours ou pour huit au pain et à l’eau[3]. »

A l’époque, on ne badine pas avec le vol et la religion.

Les articles 66 et 67 du code pénal

Il faut attendre le XIXe siècle et le code pénal pour que les enfants délinquants bénéficient de mesures particulières, ce qui ne sous-entend pas de mesures plus favorables. Le code pénal est institué en 1791 et repris en 1810 par le Premier Empire. Avec les deux fameux articles 66 et 67 concer­nant les mineurs. L’article 66 pré­voit l’acquittement de l’enfant ayant agi sans discernement. Le magistrat peut le remettre à ses parents ou comme c’est presque toujours le cas, l’envoyer dans une maison de correction. Il saute aux yeux qu’il s’agit d’une duperie puisque ce sont les mêmes lieux et les mêmes conditions de détention qui attendent l’un ou l’autre, condamné ou acquitté.

Aucun philanthrope, homme de bien, bien pensant, à l’époque, ne trouve injuste un tel traitement. Peut-on trouver une explication d’une telle indifférence ? Il s’agit, selon l’appréciation des magistrats, d’enfants ayant commis un délit. Celui qui a agi sans discernement doit être « corrigé » de ses mauvais pen­chants alors que celui qui a transgressé les lois en pleine conscience doit être puni.

« Un double mouvement s’amorce au XIXe siècle au sujet de l’enfance considérée comme dangereuse : résoudre la question sociale à sa racine par la rééducation forcée des enfants des classes pauvres ; les placer dans des éta­blissements spécifiques où privés de liberté, ils seraient traités avec plus d’humanité que dans les prisons d’adultes[4]. »

Il y a quatre types de maisons de détention dans les départements : les maisons d’arrêt, les maisons de justice, les maisons de détention et les dépôts de mendicité qui ne subsisteront que peu de temps pour la plupart.

« Au terme de la loi du 3 brumaire an 4, for­mant le code pénal, il doit y avoir une maison d’arrêt auprès de chaque tribunal de première instance. Ces tribunaux sont au nombre de 436. Les maisons d’arrêt sont en nombre égal[5]. »

Évoquer les prisons qui enferment les adultes, hommes et femmes, c’est aussi considérer les enfants, puisqu’il n’y a pas de lieux spécifiques séparés pour eux.

En 1821, sur 952 enfants étudiés sur dix ans et incarcérés dans le Calvados, 610 ont un domicile dans le département. Ceux emprisonnés dans les maisons d’arrêt des arrondissements de ce dépar­tement ont été appréhendés à la suite d’un délit commis ou supposé, dans les limites géogra­phiques des arrondissements.

Le département du Calvados ressemble aux autres départements quant aux structures de l’emprisonnement et aux comportements délic­tueux des enfants et adolescents.

Dans une note adressée en 1851 aux préfets des départements, le ministre de l’Intérieur livre le résultat d’une enquête faite sur 1294 enfants détenus et écrit : « Le nombre des enfants soumis à la détention correctionnelle s ‘est accru depuis quelques années de manière considérable ; il est devenu de 1846 à 1850, huit fois plus fort qu’il ne l’était de 1826 à 1830. » « Leurs antécédents, sous le rapport du caractère, de la moralité et de la conduite, étaient généralement médiocres. » La moitié des enfants n’exerce aucune profes­sion et ceux qui ont un métier le pratiquaient dans l’artisanat industriel. Peu nombreux étaient les journaliers agricoles.

Il y a six prisons dans le département de la Seine : le Dépôt, la Conciergerie, la Santé, Saint Lazare, la Petite Roquette et Fresnes.

Les conditions de vie en prison

Jusqu’en 1819, les détenus ne sont pas séparés au niveau des sexes. Ils sont enfermés dans d’obscurs cabanons où l’air circule à peine et sont des foyers continus de maladie.

Moreau-Christophe raconte[6] : « Entrez dans nos prisons départementales, vous verrez, dans presque toutes, les détenus au milieu de l’hiver, couverts de haillons et souvent sans chaussures, tournoyer dans les cours comme des bêtes fauves dans leur cage, ou grelotter par groupes dans l’angle d’un corridor ou d’un promenoir, cher­chant vainement, en se pressant le long de la muraille, à se communiquer réciproquement une chaleur mutuelle qu’ils n’ont plus […] C’est le concierge ou le geôlier qui exploite, à son profit, la cantine et la pistole[7]. Malheur au détenu sobre qui se contente de la pitance de la maison. »

Le marquis Barbé-Marbois[8], chargé sous la Restauration de la visite des prisons, note le 25 novembre 1819 : « Les vêtements propres, le linge blanchi, sont au nombre des conditions d’une bonne santé. Ils manquent dans presque toutes les prisons, et celles où il a été fait à ce sujet quelques dispositions utiles laissent beau­coup à désirer. […] Souvent sans couverture pendant la nuit, ils s’enfoncent dans la paille, ils en prennent dessous pour en avoir sur eux. »

Moreau-Christophe relate l’histoire d’un jeune homme livré à ses passions, ayant séjourné au dépôt de la préfecture de police de Paris puis à Poissy et ayant terminé sa vie sur l’échafaud : c’est Lacenaire (coupable de plusieurs vols et de deux assassinats et exécuté en 1836)[9], qui a un moment mobilisé l’opinion publique contre lui, dans une réprobation générale où se mêlaient attirance et répulsion pour ces actes et le châti­ment prononcé.

La prison est un lieu où la différence sociale est rendue intolérable par l’institution de la cantine et de la pistole dont les enfants sont écartés faute de moyens financiers.

Barbé-Marbois, lors de la visite de la prison de Pont-L’Evêque en 1821 note : c’« est la plus hideuse que j’ai vue. Les huttes des sauvages de la Guïane les retraites souterraines de ceux du Nord, sont des habitations commodes et dési­rables, comparées à cette affreuse prison ». Il ajoute : « Tandis que j’examinais des registres mal cousus, j’entendis des gémissements de deux enfans de douze à treize ans que les gendarmes venaient d’amener. Quelques haillons les cou­vraient à peine. Il y avait, me dit le concierge, vingt-quatre heures qu’ils n’avaient pas mangé. et l’on prétendit que des ordres nouvellement donnés étaient la cause de cette étrange négli­gence ; qu’ils étaient de petits vagabonds et que le fournisseur avait défense de leur donner la ration. Mais il n’y a rien qui puisse excuser le refus de nourrir ceux que l’on prive de liberté. Le comte de Gasville, sous préfet, était présent et leur fit donner du pain et de la soupe. […] Ce n’est ni les traitements inhumains ni la misère, qui corrigent les hommes, au contraire ils les exaspèrent[10]. »

Le docteur Villermé déclare[11] : « Aux effroyables désordres qui résultent, dans les pri­sons départementales, de la confusion des déte­nus, vient s’ajouter l’influence délétère de leur insalubrité. Quand on voit ces pièces si insa­lubres où l’on entasse, disons mieux, où l’on enterre tout vivans la plus part ces prisonniers on dirait que la justice, en faisant enfermer un homme, a voulu qu’il mourut dans un air empoi­sonné. Dans vingt prisons, les parois sont cou­vertes de moisissures et verdies par l’infiltration des eaux ou déjection des urines ; le plancher inférieur du rez-de- chaussée est pavé comme les rues et le sable entre les pierres s’im­prègne de toutes les matières infec­tes qui y tombent… » Les condi­tions sanitaires sont désastreuses et la propreté inexistante. La description continue et jette une lumière crue sur la saleté qui règne dans ces lieux abjects. Tous les acteurs de la vie politique s’insurgent contre les conditions inadmissibles faites aux prisonniers. Cela durera encore longtemps et peu de choses seront entre­prises pour donner des conditions de vie plus sai­nes à ceux qui ont transgressé les lois.

Barbé-Marbois écrit en 1824 en visitant la pri­son de Cherbourg : « Sébastien W… enfant de quatorze ans, se plaignit cependant et me dit qu’il avait été condamné à 13 mois de prison pour avoir volé des noix. J’eus recours au registre, et je trouvais en effet, sans autre détail, qu’il avait dérobé des noix. D’autres ont été condamnés pour des crimes qui sont à peu près du même genre : quatre pour avoir dérobé quelques volailles, deux pour vol de pommes de terre, deux pour vol de quelques bottes de foin. »

Dès 1840, les enfants ne purgent plus leur peine en maison d’arrêt ou dans les centrales ; ils vont rejoindre les maisons de correction qui s’ouvrent un peu partout à travers la France. Cependant, en attente de jugement, les enfants continuent à hanter ces lieux jusqu’à ce qu’un magistrat décide l’envoi du « garnement » en maison de correction.

Le 4 juin 1855, le ministre de l’Intérieur adresse une circulaire aux préfets : « Le nombre de jeunes détenus est devenu depuis quelques années si considé­rable que les établissements publics ou privés ne suffisent plus à les recevoir et que ces délinquants doivent faire un assez long séjour dans les prisons départementales. […] Cet accroissement porte exclusivement sur les enfants acquittés faute de discerne­ment et envoyés en correc­tion jusqu’à l’âge de 18 ou 20 ans, souvent pour des délits peu graves. » Une autre mesure va être un moment appliqué : « le visage caché du détenu ». « Afin de prévenir les com­munications visuelles, chaque détenu de l’un ou l’autre sexe sera pourvu d’un capuchon en éta­mine de fil couvrant entièrement, lorsqu’il est baissé, la tête et le visage. » Cet emprunt aux coutumes monastiques s’étend aux prisonniers. Les jeunes détenus pourront en être dispensés à condition que la hiérarchie carcérale en soit d’accord.

En 1860, des instructions sont données dans le but de former des quartiers spé­ciaux pour les jeunes détenus de 16 à 18 ans.

La multiplication des catégories d’enfants reçus (des mineurs acquittés et des mineurs condamnés puis des corrections paternelles, des vagabonds et mendiants, des pupilles vicieux de l’Assistance Publique, des mineurs relégables, des mineurs de 16 à 18 ans acquittés) marque l’étendue des moyens répressifs réservés à un nombre grandissant d’enfants.

Les bagnes d’enfants

C’est d’abord l’appellation de maison de correc­tion qui est donnée aux établissements correction­nels tant publics que privés chargés de recevoir les mineurs délinquants acquittés ou condamnés par les tribunaux devant lesquels ils ont comparu. Le terme maison d’éducation correctionnelle agricole ou industrielle est bien plus rare.

Plusieurs campagnes de presse entre 1928 et 1935 sont entreprises par des journalistes comme Alexis Danan, Louis Roubaud, Jacqueline Albert-Lambert, utilisant le terme de « bagnes d’enfants ». C’est une réalité cruelle qu’ils décrivent après avoir pénétré dans ces lieux. A la fin du XIXe siècle, le journal L’assiette au beurre se livre à une véritable critique des « bagnes d’enfants » et en particulier attaque celui de Mettray pour sa violence et les vols commis à l’encontre des pupilles. Ces articles de presse contribueront à la suppression de ces institutions scandaleuses, indignes de la condition humaine. En attendant, nous évoque­rons sommairement la vie dans ces lieux de misère et de torture mentale, sinon physique.

Mettray: une colonie exemplaire…

Le premier « bagne d’enfants » créé est la « maison d’éducation correctionnelle agricole » sise à Mettray, à 7 kilomètres de Tours sur la route du Mans. Le rapport de l’assemblée géné­rale des fondateurs de la colonie tenue à Paris le 20 mai 1841 mentionne : « nous ne négligeons aucun des moyens qui peuvent contribuer à forti­fier la constitution de nos colons. Ainsi, cet hiver, à l’exception d’un très petit nombre de jours où le froid a été excessif, ils ont constamment tra­vaillé à une carrière qui se trouve près de la colonie, vêtus de toile grossière, les pieds nus dans leurs sabots […] L’uniforme qu’ils portent est d’une extrême simplicité et confectionné de manière à laisser la plus grande liberté d’action et à favoriser ainsi le développement de leurs forces. Sans avoir rien de singulier, il est cepen­dant remarquable pour signaler nos colons à l’attention publique en cas d’évasion[12]. » Beaucoup de choses sont dites dans ce rapport et les conditions de vie fort précaires sont bien indi­quées ; de même il est prévu de faire reconnaître les enfants en cas d’évasion par le port du costume. Il est dit dans un autre rapport que la nourriture de 230 personnes (y compris les fonc­tionnaires et les employés) ne revient qu’à 100 F par jour, ce qui fait moins de 44 centimes par individu. L’habillement des colons représente 60 F par an.

Le vicomte Bretignières de Courteilles loue à la société La Paternelle une immense propriété de 700 hectares pour y implanter une colonie agri­cole destinée aux enfants acquittés en vertu de l’article 66 du code pénal. Bretignières partagera la direction de l’établissement avec Demetz sans qu’on connaisse le rôle respectif de chacun d’eux. Conseiller général d’Indre-et-Loire, il décède en 1852. La colonie loue aux héritiers 187 hectares de terres et de prairies et achète les constructions qui ont été faites sur ces terrains.

« Les enfants étaient surtout des petites bêtes de somme » écrit Christian Carlier dans son remarquable ouvrage[13]. Demetz ouvre un « hôtel de la colonie » pour héberger les visiteurs qui se rendent à Mettray. « Il n’y a pas de petits profits » précise Christian Carlier.

La durée de séjour à Mettray varie de 5 mois à 11 ans. Trois garçons sont restés un an ou moins d’un an. Ils ont été ren­voyés pour des raisons d’indis­cipline ou de maladie. Les enfants les plus péna­lisés sont les plus jeunes qui bien qu’acquittés ont été contraints à subir leurs peines jusqu’à l’âge de 21 ans. Il s’agit donc d’enfants âgés de 10 ans ou moins. La moitié des enfants doit subir des peines élevées de 6 à 11 ans. Un peu moins de l’autre moitié reste enfermée pour un moyen séjour de 2 à 5 ans.

Avant les premières admissions, Demetz avait créé une école de contremaîtres, sorte d’école d’éducateurs, où pendant une année les futurs sur­veillants, maîtres d’atelier, parfaisaient leurs connaissances sur la religion, la langue française, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, la géomé­trie, la gymnastique, l’agriculture, etc. Que de connaissances sont demandées à des hommes qui vont surtout jouer les gardes chiourmes auprès des colons ! Ces élèves gardiens sont soumis à une dis­cipline sévère qu’ils s’empresseront d’imposer aux garçons détenus dans cet établissement.

La colonie pénitentiaire ouvre ses portes le 29 juillet 1839 et officiellement le 22 janvier 1840. Les enfants sont répartis dans des pavillons comprenant 40 hamacs, avec au pre­mier étage une vaste salle servant de dortoir la nuit et de réfectoire le jour. Mettray comprendra jusqu’à 600 colons. Le nom de généreux dona­teurs est inscrit dans la chapelle : Lamartine, Arago, Ledru Rollin…

Accolée à la chapelle, « la paternelle », réser­vée aux enfants riches, cachés, isolés les uns des autres et vivant constamment enfermés. Tout se passe dans la cellule, visite du précepteur, de l’aumônier. Les aristocrates et les grands bour­geois n’acceptent pas leurs enfants jugés indignes et les confient à Mettray. C’est peut-être aussi un moyen de se débarrasser d’enfants que l’on veut déshériter.

Sous le regard de Dieu

Un peu plus loin se trouve le quartier discipli­naire avec ses cellules de punition, obscures, basses, non éclairées, peintes en noir, aérées par une cheminée comportant l’inscription en lettres blanches « DIEU TE VOIT ». Cette inscription se retrouve dans la cellule claire et sur les murs de la colonie. L’enfant détenu n’échappe ni au regard des surveillants ni à celui de Dieu. « Ces mots DIEU TE VOIT sont inscrits sur presque toutes nos murailles afin de rappeler sans cesse à l’esprit de nos colons que s’il est possible de tromper la vigilance des hommes, il n’est pas d’ombre ni de retraite qui puisse les soustraire à celle de Dieu[14]. » Comme les appels et la sur­veillance constante ne suffisent pas à contrôler tous les actes des enfants détenus, une interven­tion divine paraît nécessaire pour s’emparer des quelques instants où l’enfant ne se sent pas espionné, regardé. Un autre regard se pose sur lui, combien plus redoutable et pénétrant, combien plus culpabilisateur. Ceci constitue sans nul doute la pression morale la plus diabolique qui se puisse imaginer.

Les dortoirs sont éclairés la nuit et des veilleurs ambulants s’assurent que tout est calme, que les enfants dorment ou font semblant. Les hamacs sont suffisamment espacés les uns des autres afin d’éviter tout contact, toute conversation. Pour plus de précaution, les colons inversent les posi­tions. L’un a les pieds vers le mur, l’autre la tête et ainsi de suite. Le silence est de rigueur aussi bien à table qu’au coucher. Les ordres sont donnés à coups de sifflet ou en frappant des mains. Le clairon ponctue l’extinction des feux, le réveil, les repas ; les marches s’effectuent au son de la fanfare jouant des marches militaires.

La colonie vit en presque complète autarcie. Les enfants sont répartis selon ses besoins. Le plus grand nombre travaille dans les champs ; d’autres sont cuisiniers, tailleurs, charrons, maréchaux-ferrants, jardiniers.

La vie des enfants se déroule sous la menace constante de la punition pour une faute même légère et la pression insidieuse des caïds, abu­sant de leur force auprès des plus jeunes pour obtenir toutes sortes de faveurs, y compris sur le plan sexuel.

L’alimentation donnée aux colons est des plus frugales. Le matin, soupe de légumes à six heures, le lever ayant lieu été comme hiver à cinq heures trente. Le second repas se compose vers douze heures d’une soupe et d’une pitance de pommes de terre ou de riz ou de légumes secs. Le troisième repas, vers dix-neuf heures, comprend une troi­sième soupe l’été avec les mêmes légumes que le midi. Deux soupes grasses avec ration de 50 à 75 grammes de viande bouillie chaque semaine. Le pain doit être de farine de froment distribué à dis­crétion, mais il est le plus souvent limité à 500 ou 750 grammes y compris celui mis dans la soupe.

En 1873, Demetz, au congrès de l’Alliance Universelle de l’Ordre et de la Civilisation (ce qui constitue tout un programme sur le plan idéo­logique), déclare : « La fondation de Mettray le 29 juillet 1839 a voulu que la maison d’éduca­tion correctionnelle soit un exemple de ce qui se fait en matière de redressement. Où l’enfant élevé par des parents irréligieux, désordonnés, vicieux, pourrait-il puiser les principes moraux qui sont la sauvegarde de tous ? Nous nous résu­mons en disant : nous avons pris à Mettray pour base de notre éducation le sentiment religieux, pour lieu l’esprit de famille, et pour ordre la dis­cipline militaire ; trois éléments qui concourent efficacement à maintenir l’homme dans le divin[15]. »

Michel Foucault écrit[16] « Pourquoi Mettray ? Parce que c’est la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement. II y a là « du cloître, de la prison, du collège, du régiment ». » Ces derniers mots empruntés à Ducpétiaux résument, dans un raccourci saisissant, la structure des colonies péni­tentiaires agricoles ou industrielles.

La colonie agricole pénitentiaire de Mettray, de laquelle se sont inspirés bien des créateurs de bagnes d’enfants, est le prototype de toutes les maisons de correction qui verront le jour au cours du XIXe siècle.

Autres lieux, mêmes mœurs

« Il avait dit : j’en ai assez de la maison de correction

« Et les gardiens à coups de clés lui avaient brisé les dents

« Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment.

« Bandit! voyou! voleur! chenapan! »

(Extrait de « La chasse à l’enfant », Jacques Prévert.)

Ainsi la colonie de Belle-Ile-en-Mer, publique, ne procédera pas autrement pour venir à bout d’enfants récalcitrants en utilisant les moyens coercitifs les plus violents. La révolte de 1934 a pour cause une entrave au règlement. Un colon a osé mordre dans son fromage au début du repas. Les matons lui tombent dessus à bras raccourcis. La révolte qui s’ensuit dégénère très vite en rébellion qui ne sera matée qu’avec la plus grande violence.

Des ecclésiastiques s’intéressent de près aux enfants délinquants. Un monastère, la Grande Trappe à Soligny, dans l’Orne, près de l’Aigle, reçoit à partir de 1854 des enfants acquittés mais condamnés à passer leur enfance dans ces maisons de correction. Ce sont des moines qui deviennent geôliers ! Les condi­tions de vie sont fort précaires et les sanctions se distinguent quelquefois par des « origina­lités » comme la tonte des cheveux d’un seul côté ou un habit de déshonneur. Les enfants couchent tout habillés avec leur pantalon et leurs bretelles. Les comptes du monastère et ceux de la maison de correction sont confondus et le supérieur ne veut rien changer à ces pra­tiques. Les inspections ne parviennent pas à modifier cet entêtement borné des moines. Des scandales éclatent, mettant en cause des moines bruns et même un trappiste. Cela va précipiter la fermeture du bagne.

La colonie du Luc, dans la commune de Campestre dans le Gard, produit du fromage de Roquefort pour lequel un prix est décerné. Mais ce sont les enfants qui installent, creu­sent, nivellent une grotte qui présente toutes les caractéristiques voulues pour la production de ce fameux fromage. L’installation se fait au prix d’un grand effort des enfants et de grandes fatigues. Ici, comme dans les autres lieux d’enfermement, les conditions de vie sont pré­caires pour les enfants détenus[17]. « « Mundatur culpa labore » Ils connurent ce silence et ce froid. […] La faute est purifiée par le travail, par toute la vie menée au pénitencier […] « labor » c’est la tranquillité des possédants, c’est l’ordre social assuré. »

La colonie industrielle d’Aniane pour enfants et adolescents est installée dans les Causses en 1885. Elle produit de la bonneterie, de la cartonnerie, de l’ébénisterie, de la sculp­ture sur bois. Comme partout dans ces bagnes, abus de travail, abus de châtiments, soins et nourriture insuffisants[18].

D’autres colonies pourraient être évoquées comme celle d’Ostwald créée par la ville de Strasbourg, dont la majorité des enfants se livraient à la mendicité et au vagabondage avant leur incarcération.

Deux colonies vont se disputer les enfants délinquants dans le Nord. La colonie de Saint-Bernard, dépendante de la centrale de Loos, n’a jamais pu s’en démarquer complètement. La colonie de Guermanez est créée par un médecin qui intervient à la maison centrale. Son existence est entourée d’esbroufes en tout genre. Les condi­tions de vie des enfants sont comme partout ailleurs : dortoirs d’une saleté repoussante, nour­riture insuffisante et de très mauvaise qualité, dis­cipline sévère voire inhumaine, manque d’ins­truction. Les enfants sont exploités d’une manière éhontée, tant dans l’établissement que chez les patrons où ils sont placés.

Il est inutile d’en évoquer d’autres tant elles se ressemblent toutes. Beaucoup sont le fait d’ecclé­siastiques qui trouvent là un moyen de moraliser les classes pauvres. C’est l’obsession de l’époque, qui se prolongera sous tous les régimes politiques tant du XIXe que du XXe siècle.

Pour les filles

Les filles ne sont pas mieux traitées, bien qu’il soit plus difficile de trouver des renseignements suffisamment détaillés. Ce sont la plupart du temps des religieuses qui vont se charger de les enfermer. Les congrégations sont en nombre rela­tivement important. Parmi elles, il convient de citer les Bons Pasteurs qui ont été créés en 1852 par une femme remarquable : la mère Marie

Euphrasie Pelletier. Ses conceptions éducatives sont aux antipodes de celles de Demetz, Fissiaux et autres fondateurs des colonies pénitentiaires. Elle écrit : « Cherchez à voir ce qu’il y a de bon dans les enfans qui vous sont confiées. Appliquez- vous à le faire ressortir et en particulier et en public ; voyez les aspects consolants de vos enfans, de votre classe. Si vous n’avez d’yeux que pour les défauts, les travers, les imperfections et les fautes, vous risquez de décourager très vite les enfans. Vous leur donnez en second lieu l’impression qu’elles seront aussi bien méprisées dans cette maison que dehors. […] Il faut, mes bien aimées filles, que nous vous renouvelions aujourd’hui une recommandation d’une grande importance : c’est celle de ne jamais frapper les enfans. Je sais qu’aucune de vous ne manque en ce point, mais il est de mon devoir de vous répé­ter d’être toujours fidèles à cette recommanda­tion .Ah! mes chères filles, n’employez jamais ces moyens de rigueur. Il est reconnu qu’ils ne corri­gent pas, et ils ne seraient bons qu’à nous rendre coupables devant Dieu et devant les hommes. » Malheureusement, si ce discours rencontre une certaine audience parmi les religieuses, ces sages principes seront oubliés dans l’enceinte même des Bons Pasteurs. Affirmer avec une telle conviction que les mauvais traitements n’appor­tent que haine et rancœur est une façon de res­pecter les enfants placés. Il fallait une clair­voyance certaine pour affirmer si fort le respect dû à tout être humain. Ce comportement méritait d’être fortement souligné.

Paul DARTIGUENAVE

Article tiré du livre de l’auteur Les bagnes d’enfants et autres lieux d’enfermement. Editions Libertaires, 2005.


[1] A.D. Calvados.9B. 53.

[2] Paul Buquet, Inspecteur général adjoint des prisons. Tableau de la situation morale des jeunes détenus et des jeunes libérés et recherches statistiques sur les colonies agricoles, les établissements correctionnels et les sociétés de patronage des jeunes détenus. Imp. Administrative Paul Dupont, 1853, 78p.

[3] Ibid.

[4] Jacques, Guy Petit, Nicole Castan, Claude Faugeron, Michel Pierre, Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIe-XXe siècle, Bibliothèque historique, Privat, 1991, 369 p.

[5] A.N. : F / 16 / 117.

[6] L.M. Moreau- Christophe. Inspecteur des prisons. 1799-1881.

[7] Cantine : salle où l’on sert à boire et à manger moyennant finance dans une maison d’arrêt. Pistole : régime de faveur dans une prison. Moyennant une pis­tole par mois le détenu obte­nait un lit confortable avec des draps et une chambre bien meublée.

[8] Comte François Barbe-Marbois 1745-1837. Nommé par Bonaparte ministre du Trésor. Il deviendra premier président de la Cour des Comptes, sénateur et pair de France.

[9] A.D. Calvados 8° 7821.

[10] B.N.F. 4 R. Pièce 1541,1590. Cette prison fera parler d’elle en 1955 à cause du laisser-aller qui y régna quelques années.

[11] Docteur Villermé. 1782-1863. A écrit sur l’état physique et moral des ouvriers en 1840. En 1829 il étudie la mortalité des pri­sonniers en France.

[12] Rapport moral du 25 janvier 1842 p. 11 A.D. Calvados Y. 295.

[13] Christian Carlier. La prison aux champs. Les colo­nies d’enfants délinquants du nord de la France au XIXe siècle, p. 229.

[14] A.D. Calvados Y. 295. Rapports moraux de 1841 et 1842.

[15] B.N.F.. Rp 9730.

[16] Michel Foucault. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Éd. Gallimard. Paris. 1975. p. 300.

[17] Marie Rouanet. Les enfants du bagne. Éd. Payot. 1992.337 p.

[18] Ibid., note 17.

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