Une histoire des bagnes en Guyane


Gavroche

N°132, novembre – décembre 2003

Archives inédites pour un nouveau regard sur une histoire des bagnes de Guyane

La Boutique de l’Histoire – éditions a publié cet été le livre de Danielle Donet-Vincent « De soleil et de silences – Histoire des bagnes de Guyane ».

Après un livre sur la fin du bagne, en 1992, l’histo­rienne s’est spécialisée dans la transportation colo­niale. Son étude de documents qui n’avaient pas encore été exploités permet d’enrichir la recherche sur ce sujet et d’apporter des témoignages qui ren­dent leur humanité aux acteurs du bagne, condam­nés, surveillants, fonctionnaires, aumôniers des premières années et militants d’une fermeture déci­dément bien longue à obtenir. Mais en a-t-on fini avec l’idée qu’au-delà de la punition nécessaire, c’est encore mieux quand on peut se débarrasser des indésirables ? Le nombre effarant des détenus dans nos prisons montre que la question reste tou­jours actuelle.

Déportation, transportation… Deux mots pour un même principe, souvent confondus. Le pouvoir ne tenait pas à ce qu’on différencie la déportation des condamnés d’opi­nion et la transportation des droits communs. Seule comptait véritablement l’idée que la société devait être purgée de ces individus. Officiellement il était question de mise en valeur de la colonie et d’entreprise bénéfique pour chaque condamné qui trouverait là moyen de retrou­ver une place sociale. Illusion vite démentie par la situa­tion constatée sur place.

Esclaves et déportés
Dans un rapport administratif de 1944. le bagne est considéré comme « une heureuse transposition de l’esclavage » pour la Guyane. Si le principe de la déportation a été décidé en 1791 alors que la fin de l’esclavage était dans les esprits et décrétée en 1794, Danielle Donet renvoie aux années 1850 pour que cette idée de remplacement des esclaves par des déportés soit clairement affirmée. « Ce n’était pas pensable au moment de la Révolution »

Pourtant cette volonté d’envoyer les individus gênants vers des terres lointaines perdurera. On apprend dans ce livre que relégation et déportation restent inscrites dans le programme pénal du gouvernement provisoire en 1944. Il faudra de grosses pressions étrangères pour que soit enfin supprimé le pénitencier de Cayenne en 1946 et qu’on mette sur pied un programme de rapatriement pour un peu plus de deux mille personnes concernées. Ce principe de la déportation apparaît dans la législation de 1791 et se confirme dans les faits assez rapidement avec le débarquement à Cayenne de prêtres réfractaires et d’opposants comme Billaud-Varenne et Collot d’Herbois condamnés pour conspiration contre Robespierre. Ce moyen de punir, fondé par la première de nos répu­bliques, allait légitimer pendant longtemps les mesures d’éloignement des individus à rejeter du corps social. L’expulsion des condamnés d’opinion ouvrait la voie. Le problème posé par les bagnes portuaires de métropole en proximité trop directe avec la population en fournit l’occa­sion, après toutefois une longue réflexion.

Les aumôniers jésuites

Avant la loi du 30 mai 1854 qui instaure légalement la transportation coloniale, un décret du 27 mars 1852 per­met d’envoyer en Guyane les volontaires effectuant leur peine dans les bagnes portuaires. Le premier bateau des condamnés quitte Brest quatre jours plus tard avec à bord des aumôniers jésuites. La Compagnie de Jésus s’était portée candidate « à la tâche de moralisation et de redressement des forçats ». Un moyen pour elle de reprendre place dans la société. Demande acceptée par le ministre de la marine de l’époque qui entendait asso­cier la religion à cette entreprise présentée comme très porteuse d’espoir pour les condamnés et pour la Guyane elle-même.

Les jésuites allaient rester en Guyane jusqu’en 1874.

Les jésuites et les livres

Le prêt de livres aux condamnés n’entrait pas du tout dans la conception que l’administration avait de son rôle. Les jésuites pensaient au contraire que faire lire les condamnés les pousserait vers la morale religieuse et la réflexion. « Dès l’origine de la transportation, les Jésuites mirent des livres à la disposition non seulement des condamnés, mais aussi du personnel et, dès 1853, ils notaient que les ouvrages avaient beaucoup de succès auprès des uns et des autres, les hommes consacrant l’essentiel de leur temps de repos de la mi-journée à la lecture. Les ouvrages « impies », tels les romans de George Sand et Eugène Sue, qui entraient dans les camps dans les bagages des surveillants, étaient poursuivis de la vindicte des aumôniers qui leur préféraient « des livres d’histoire, de sciences, de philosophie religieuse, des ouvrages de morale et vies de saints, des biographies contemporaines et autres, des ouvrages d’imagination, des voyages » qui composaient le fonds roulant de leur service de prêts. Certains aumôniers en vinrent à détruire les ouvrages condamnés quand bien même ils se trouvaient entre les mains des surveillants. Une telle rigueur ne manqua pas de raviver les tensions entre les religieux et les autorités civiles. Le prêt de livres aux condamnés, de plus, permettait des contacts nombreux et réguliers entre les Jésuites et les hommes, hors des heures officielles des services et enseignement religieux ».

En effectuant ses recherches, Danielle Donet a constaté avec surprise que les archives de la Compagnie de Jésus sur son séjour en Guyane, avaient été recensées mais jamais ouvertes. Dans l’entretien que nous avons eu avec elle, l’historienne nous dit que ces archives oubliées pourraient bien avoir été négligées en raison de leur ori­gine religieuse. Les chercheurs, attachés au côté laïc de l’université, se sont surtout intéressés à d’autres docu­ments. Or, contrairement peut-être à des idées reçues, les jésuites qui ont totalement été intégrés au processus de mise en place du bagne, ont aussi fait savoir qu’ils n’approuvaient pas certaines situations notamment dans leurs aspects les plus dégradants. « Leurs interventions auprès des autorités apparaissent, à bien des égards, d’une modernité et d’une lucidité incon­testables, et souvent d’un grand courage ». Danielle Donet, professeur de lettres avant de s’orienter vers l’his­toire, souligne le plaisir qu’elle a eu à découvrir dans le courrier échangé entre les jésuites du terrain et leurs supérieurs, une culture extraordinaire et une grande qua­lité d’écriture. Voilà pour la forme. Le contenu ne pouvait être que tout à fait dérangeant pour les autorités. Arrivés au printemps, les jésuites demandent des éclair­cissements sur leur rôle dès novembre. Très vite l’évi­dence s’est imposée. L’administration n’avait pas du tout la même conception et voulait voir dans les jésuites « des chiens muets » plutôt que des éducateurs bien disposés à l’égard des condamnés. La religion catholique pouvait-elle permettre aux bagnards de dépasser leur condition et retrouver davantage de leur humanité ? « À aucun moment, on ne peut mettre en doute la sincérité de la démarche des jésuites. Ils se sont montrés courageux ».

L’échec de la transportation

Un an avant de quitter la Guyane, le père supérieur de la Compagnie sur place écrit une longue lettre destinée à Mac Mahon. Le constat est accablant. L’aumônier dénonce l’injustice à l’égard des condamnés et à l’égard de la Guyane notamment sur ce qu’on qualifierait aujourd’hui de double peine : l’obligation de résidence sur place pour les libérés. L’ecclésiastique ne cache pas qu’il a attendu vainement que d’autres voix s’élèvent et qu’il ne peut donc plus garder le silence. Démarche sans effet. À cette époque, les pouvoirs publics souhaitaient non seulement laïciser la transporta­tion mais se tournaient davantage vers la Nouvelle-Calé­donie avec des idées de « colonisation rationnelle ». D’où une diminution des crédits vers la Guyane. Une des deux raisons invoquées en 1869 par le directeur des établissements pénitentiaires pour supprimer une aumônerie. L’autre raison étant que les condamnés, dans cet établissement des Roches, étaient surtout noirs et arabes et n’avaient nul besoin de la présence de reli­gieux. Plus question alors de moralisation des condam­nés et d’espoir de réinsertion.

Échec pour les jésuites. Échec aussi pour ceux qui argu­mentaient sur une réhabilitation possible des condam­nés. Mais derrière cette idée d’une terre de réhabilitation propre à transformer le condamné en un homme nou­veau, Danielle Donet relève souvent la véritable intention: débarrasser la société de sa lie. Illustration avec la relégation, créée en 1885. Une peine consistant à interner les multirécidivistes à vie dans les colonies. La lecture des délibérations de conseils généraux de l’époque montre que cette loi n’est pas venue par hasard.

Incompréhension

Les politiques déportés en Guyane n’étaient pas compris des jésuites. « Les politiques ne considéraient pas les condamnations comme une offense. Ils n’avaient pas honte de leurs condamnations. Ils ne pouvaient donc pas rentrer dans les calculs des jésuites étonnés de voir ces gens, parfois âgés, se montrer fiers de leur situation. Ils étaient inamendables pour les jésuites ».

Dans l’Illustration du 10 avril 1926, un reportage illustré (photos ci-contre) témoigne de l’embarquement de forçats à Saint-Martin-de-Ré. En voici quelques extraits.

« On voit sortir à pas lents un sombre troupeau. Ce sont eux, ce sont les for­çats, par rangs de trois, encadrés de baïonnettes et qui s’avancent droit sur nous. On est comme hypnotisé ; l’on ne voit qu’eux.

En tête, marchent des hommes couplés poignet à poignet par des brancades d’acier. Ce sont les dangereux, les cruels, les révoltés, les évadés, les vio­lents, les rétifs. Celui qui marche à droite, bandit grand et fort, a, dit-on, fait serment d’égorger deux complices qui l’ont « donné » et qui le suivent à présent dans les files obscures de la chiourme…

Les voici tous sortis, ils sont trois cent quarante, dont huit éclopés que traîne une charrette. Les baïonnettes forment autour d’eux un cercle étincelant. Tout s’avance avec lenteur dans un roule­ment de sabots monotone. Chaque forçat est vêtu de bure grise, coiffé d’un bonnet de laine, les relé­gués, qui vont en queue de convoi, ont des chapeaux. Chacun coltine un gros sac blanc où sont serrés ses effets de bagne. Lorsque la chaîne tout entière a passé la porte, elle fait halte. C’est un silence qu’on ne peut oublier. Les trois cent quarante réprouvés attendent là, immobiles et soumis, bouches closes, et, sur trois cent quarante visages rasés, on voit toutes les expressions de la misère, de la haine, de la malédiction et de la basse forfanterie. (…) Ainsi, observant ces malheureux, nous avons à leur pas gagné l’antique bassin de Saint-Martin-de-Ré, où l’on opère l’embarquement. Là, les quais usés par le temps et les tempêtes encadrent les flots gris. Un chaland est amarré près d’une borne de fer. Trois par trois, les forçats sont poussés sur le plancher. Une échelle les conduits dans les cales. Mais, tout autour de l’écoutille, les sur­veillants militaires attendent cette car­gaison de malheur qu’ils doivent conduire à la Guyane. (…) Alors il se passe autre chose. Derrière les barrages, une foule est amassée, où ne se trouvent pas seulement des curieux. Parents, maîtresses et – qui sait ? – complices sont là, regardant de tous leurs yeux par-dessus la haie des fantassins. C’est l’heure des adieux, il y a des femmes qui agitent des mou­choirs, quelques vieilles en larmes, il y a aussi, sur un escalier, une fille qui gesticule sous son imperméable jaune en criant « A bientôt ! » Mais, du côté des bagnards, rien ne répond. Ils s’en vont tête basse à leur destin. Sur trois cent quarante individus qui partent, pour mourir sous la chaîne et la casaque, je n’en ai vu qu »un seul qui pleurait. Et il s’en cachait à nos regards, de peur que nous ne prissions ses larmes pour de la faiblesse. O misère de l’orgueil ! (…) On pense à cette traversée de trois semaines dans la cale du La Martinière ; ce n’est que puanteur et cafard. Des grilles « comme il n’y en a pour aucun fauve  » ferment ces bagnes flottants. L’expiation com­mence là. Ils auront pour se laver, un baquet d’eau de mer pour cent vingt condamnés. On raconte que les plus dénaturés d’entre ces hommes, les plus durs fanfarons mollissent au pre­mier jour. Leurs gardiens les voient affaissés, souvent en pleurs… (…) Un commandement militaire. Les soldats s’en vont, puis les gen­darmes, puis la foule. Il ne reste plus, sur le quai de Saint-Martin, qu’un écrivain pensif. Il voit, devant l’Arsenal, deux bornes de fer noirci, un anneau de fer, une amarre qui baigne dans l’eau… Combien de ces hommes reniés par les hommes ont passé entre ces bornes noires, por­tant le sac de toile, la camisole et le bonnet marqués du fatidique T. F. ? Combien, pour qui la terre natale a fini là, sur ces dalles que leur pied a touchées pour la dernière fois et que laveront les marées et qu’essuieront les vents distraits de la mer ?

Elle était demandée. Mais qui visait-on ? « Ces mendiants et vagabonds incorri­gibles qui trop sou­vent ne sont que des malfaiteurs au service des plus mauvaises causes ». Et un autre conseil général, s’il attire l’attention du gouvernement sur les frais de la transporta­tion, souligne que ce « serait évidemment un grand bienfait pour les contrées qui seraient purgées de ces individus ». L’auteur remarque que « l’échec avéré de la transportation, en matière de réinser­tion des condamnés et de développement de la Colonie, bientôt suivi par le même constat en ce qui concernait la relégation, n’empêcha pas le développement d’un dis­cours sécuritaire croissant, réclamant un plus grand nombre de condamnations à ces peines. Et l’Illustration de déplorer en 1894 « l’affaiblissement des idées répres­sives dans les tribunaux ».

L’emblème de toutes les victimes

Cette même année 1894 fut marquée par la condamna­tion de Dreyfus. Pour Danielle Donet, « la détention de Dreyfus illustre, jusqu’à la caricature tragique, la volonté de l’Administration pénitentiaire de briser les individus, sa capacité d’élaborer des règlements absurdes, d’imaginer des châtiments odieux au regard même des conditions de vie de la population à l’époque concernée, ainsi que son mépris des hommes dont elle avait la charge. Les fonctionnaires passaient, les ministres se succédaient, les catégories de condamnés se multipliaient, mais ces traits de l’administration restaient, développant jusque dans le détail le plus inattendu le souci de se saisir des hommes, et de les effacer du genre humain. Les exemples de clémence, les positions relativement confor­tables confiées à certains transportés au sein même de l’administration, les arrangements légaux, et ceux qui l’étaient moins, adoucissant le sort de certaines classes de condamnés, l’octroi exceptionnel mais réel de grâces, ne doivent pas masquer ce grand principe de base de l’Administration pénitentiaire de la fin du XIXe siècle et du XXe: avant toute chose, elle était en Guyane pour punir et surveiller.

Le silence imposé à Dreyfus

Pour Danielle Donet, Dreyfus fut emblématique du bagne et une exception aussi puisqu’il fut détenu seul sur l’île du diable. « Redouté d’une certaine manière avec l’idée de la corruption possible de ses gardiens ». Elle écrit dans son livre que « le silence qui sera imposé au capitaine Dreyfus à l’égard de ses geôliers, alors qu’il était seul détenu à l’île du Diable, est l’exemple le plus représentatif et le plus caricatural, de cette véritable obsession des responsables ». Le pouvoir de la parole faisait peur. Ce silence imposé aux condamnés d’opinion ne doit pas être confondu avec le silence infligé aux condamnés de droit commun. « Ce silence devait amener le coupable à un retour sur lui-même. C ‘était un châtiment et en même temps un moyen d’aller vers une prise de conscience ». « Dreyfus a semé la panique chez les responsables de l’administration en Guyane. C’était lié à sa personnalité. On a craint des tentatives d’évasion. La déportation à l’île du Diable voulue localement, spécifique pour lui, a été approuvée par Paris. »

Danielle Donet, dans son entretien, évoque aussi la jalousie à l’égard de Dreyfus alors qu’il recevait de l’argent de sa femme.

Dreyfus, à qui il fut fait interdiction de parler à ses geô­liers, qui fut condamné à la double boucle la nuit après la fausse nouvelle de son éva­sion, dont la corres­pondance fut contrôlée et censurée, dont les papiers furent saisis, dont les lectures étaient surveillées, dont la nourriture réglementaire consti­tuait, comme pour le reste des condamnés, un régime de famine, qui fut enfermé, brimé, humilié par la sur­veillance de chacun de ses gestes, jusqu’aux plus intimes, apparaît comme l’emblème de toutes les vic­times du système, coupables ou innocentes, déportés, transportés ou relégués, hommes et femmes confon­dus. »

Témoignage d’un fonctionnaire

Mais, dans cette administration pénitentiaire, des fonc­tionnaires ont su faire preuve d’une humanité rarement montrée dans les publications. Le livre de Danielle Donet, là encore grâce à la découverte de documents inédits, nous livre le témoignage exceptionnel d’un ancien fonctionnaire civil : Albert Ubaud.

« Ubaud savait observer ce qui l’entourait et il sut s’indi­gner quand l’essentiel de son entourage se montrait indif­férent. Il eut, par exemple, une attitude très critique à l’égard du processus colonial, soulignant les erreurs et manquements de la France à l’égard de ses possessions d’Outre-mer. Il n’hésita pas à montrer du doigt le sort fait, souvent de façon injuste, voire cruelle, aux autochtones. Il sut observer les coutumes locales partout où il séjourna et il nous les restitue, rendant, en particulier à la Guyane une présence qui lui est refusée dans les documents administratifs relevant de la transportation et de la reléga­tion. »

Fils d’un fonctionnaire de l’Administration pénitentiaire, Albert Ubaud a vécu son en enfance en Nouvelle-Calédo­nie où ses parents s’installèrent en 1890. Il avait 18 mois. Il découvre la Guyane en 1926. Ce grand voyageur se montre surpris par l’état de pauvreté qui règne à Cayenne et « dès son arrivée dans la colonie péniten­tiaire, frappé de la tenue lamentable des condamnés et des libérés, aux vêtements déchirés et d’une malpropreté extrême, honteuse ».

Les témoignages laissés par ce fonctionnaire permettent de découvrir les rapports des Guyanais avec les condam­nés mais également de pénétrer véritablement dans l’existence des fonctionnaires coloniaux, leurs relations familiales, les voyages entre la métropole et les îles, leur façon de vivre.

Ubaud fut un observateur attentif du comportement des fonctionnaires, notamment des surveillants, des méde­cins eux aussi parfois sous « l’emprise coloniale » de l’alcool qui les rendait alors méprisants envers les condamnés et sans repères. Les surveillants qui usent et abusent de brutalités et sévices, ceux qui volent les condamnés et l’Administration, ceux qui se laissent ache­ter ou qui organisent des trafics… Les errements des uns et des autres n’échappent pas à Albert Ubaud, pas plus que le comportement désinvolte des responsables dans les colonies et dans les bureaux parisiens. De la compassion dans le regard d’Albert Ubaud sur les condamnés mais pas de misérabilisme. « Il a vu les condamnés avec leurs souffrances, certes, mais aussi avec leurs défauts, leurs mœurs perverties par de longues années de misère, avant et au cours du bagne, leurs habitudes de vol, de crime parfois, leur désespoir profond, sans perspective autre que la mort. Il savait aussi, pour l’avoir constaté en différentes circonstances, que les condamnés restaient des êtres humains ». On retrouve plusieurs récits dans ses notes et également des lettres et papiers de condamnés récupérés avant destruc­tion. Ces écrits donnent vie et humanité. « Nous tou­chons à ce que les documents administratifs ignorent et qui se terrait au creux de cet univers en négatif : les senti­ments, les pensées, la détresse d’êtres humains toujours tapis derrière les numéros matricules ».

Histoire d’un chapitre en plus

Dans le dernier chapitre de son livre, Danielle Donet raconte qu’elle a reçu par courrier une proposition dont rêvent bien des historiens : des documents inédits sur la transportation et la relégation étaient mis à sa disposition par une dame dont elle n’avait jamais entendu parler. « Ma correspondante me reçut chez elle avec chaleur et me montra rapidement la pile importante de dossiers et de cahiers. ..Us ‘agissait de notes prises par son père, tout au long de sa carrière, de copies de dossiers personnels de condamnés, avec un ensemble de références parfaitement authentiques, de coupures de presse, de pièces originales de I Administration… » Le tout complété par des cahiers de souvenirs personnels de son père Albert Ubaud avec des photos, des dessins et peintures.

Danielle Donet nous a éclairé davantage sur l’origine de ce courrier qu’elle a reçu alors qu’elle avait terminé son livre par le chapitre « En finir avec le bagne ». À l’occasion d’un colloque, elle a rencontré la petite fille du capitaine Dreyfus et, tout naturellement, la conversation s’est engagée sur la déportation en Guyane. Rencontre qui fut suivie d’autres contacts. Bon hasard, la fille de M. Ubaud connaissait aussi la petite fille de Dreyfus. Cette dernière ne manqua pas alors de lui parler d’une historienne, spécialiste de la déportation…

Et voilà pourquoi le livre comporte un chapitre de plus : « Revenir au bagne ».

Charles Péan et Gaston Monnerville

Albert Ubaud a quitté la Guyane en 1943, année du rallie­ment sous pressions américaines à la France libre. Dans son programme, le gouvernement provisoire avait prévu de conserver le bagne de la Guyane ignorant ainsi la volonté américaine d’effacer « tout vestige de l’époque coloniale ». Une ordonnance paraissait même en février 1944 organisant la déportation. Pourtant de nouvelles nominations dans l’administration guyanaise et à la tête du bagne interviennent peu après avec mission non encore publique d’enclencher le processus de fermeture. Le bagne aux couleurs françaises avait très mauvaise presse. Les journaux américains allant même jusqu’à comparer les camps de Guyane aux camps d’extermina­tion nazis. L’impact était tel sur la population américaine que les efforts d’information faits par Paris n’y purent rien changer. Il fallut l’annonce de la fermeture des péniten­ciers le 1″‘ mai 1946 et la mise en place d’un programme de rapatriement pour qu’enfin les reportages et évoca­tions sulfureuses liées au nom si évocateur de l’île du Diable laissent place à un regard plus serein sur la France.

Encore et toujours des partisans du bagne

Danielle Donet a participé à des groupes de réflexion sur le monde carcéral et les peines judiciaires. Evoquant Robert Badinter et le livre du Dr Vasseur « Médecin-chef à la prison de la Santé » elle écrit : « Nos prisons sont, en bien des points, ce que le bagne a été : le reflet noir de notre société, la face cachée d’un miroir dans lequel nous refusons de nous voir ». Parler de bagne aujourd’hui pourrait donc être aussi une bonne façon de s’intéresser à nos prisons… Danielle Donet invite cependant à se garder de tout amalgame, la prison du XIXe étant tellement différente de celle d’aujourd’hui. Pourtant, quels que soient les aménagements la déshumanisation du condamné est toujours présente. Et notre société d’aujourd’hui ne ressemble-t-elle pas à celle d’hier en refusant de s’interroger sur le système carcéral ? D’ailleurs la finalité recherchée à l’époque du bagne, à savoir se débarrasser des condamnés, même simples vagabonds, n’est pas totalement évacuée de nos mentalités. Rencontrer des partisans du bagne aujourd’hui, c’est très courant… » confirme Danielle Donet.

Traces du bagne

La population guyanaise tient une place importante dans le livre de Danielle Donet. L’auteur montre bien qu’on a peu, voire pas du tout, tenu compte de l’opinion des habitants quels que soient les pouvoirs et les décisions à prendre. La Colonie se devait d’être soumise à la puissance de la métropole. Pas surprenant que cette population se soit désintéressée du bagne et qu’ensuite elle en ait rejeté le souvenir. Danielle Donet a remarqué lors d’un séjour sur place une colline arasée servant de piste d’atterrissage pour les hélicoptères de la base de Kourou. Cette même colline fut décapitée à la barre à mine et à la pioche par les premiers transportés pour réaliser un bassin de rétention des eaux de pluie. Dans une lettre, un jésuite parle de « travail digne des Romains ». La grande citerne est toujours en usage aujourd’hui comme a pu le constater l’historienne. « Kourou a effacé les vestiges du bagne. Une page a été tournée, celle d’un passé obscur ».

Le bagne reste pourtant une réalité et, sans doute pour se réconcilier avec l’histoire, un musée du bagne a été ouvert depuis trois années à Saint-Laurent.

Le livre de Danielle Donet consacre une large place au rôle de l’Armée du Salut et notamment de Charles Péan, son enquêteur sur les conditions de vie des forçats envoyé en Guyane pour « voir s’il était possible d’installer une œuvre en faveur des libérés et apporter le baume de la religion, la foi et l’espérance ». Mêmes mots et mêmes intentions que la Compagnie de Jésus aux origines. L’auteur nous fait suivre toute l’action méritoire de Charles Péan qui, dans les années cinquante, fut consa­cré par la presse comme « l’homme qui a aboli le bagne ». Une définition déjà attribuée à Albert Londres qui dans ses articles célèbres de l’été 1923 dans Le Petit Parisien avait bouleversé les lecteurs. Un Impact d’autant plus grand que « les traces de Londres furent suivies par une foule de journalistes ». Du coup, la classe politique, pourtant informée de la situation en Guyane par quantité de rapports et de statistiques ne cachant pas la réalité de la situation, fut bien obligée de s’agiter sans autre effet concret. On voit par là que notre classe politique 2003 n’a guère évolué par rapport à ces années vingt. Au nom de Charles Péan doit être associé celui d’un fils de la Guyane: Gaston Monnerville. Cet avocat se fit remarquer en 1931 pour avoir gagné un procès fait à des Guyanais. Ils s’étaient révoltés à la suite de trucages électoraux permettant au candidat présenté par Paris d’être élu. Ce partisan d’une colonisation, vécue comme une association qui rachèterait ce qu’elle avait eu d’inhu­main auparavant, fut élu député de la colonie en 1932. Dès lors il s’efforça de convaincre députés et surtout sénateurs très réticents. Dans un rapport de 1937, il démontait le mécanisme de la transportation et de la relé­gation pour demander la disparition d’un système qualifié de « retentissante faillite coloniale ». Propos, rappelle Danielle Donet, tenus un demi-siècle plus tôt par les jésuites.

Gaston Monnerville connut « une immense satisfaction » avec la suppression de la transportation en juin 1938. Restait la relégation. Un convoi de 666 hommes partit encore de France le 22 novembre 1938, débarrassant la France d’autant « d’individus encombrants ». Ce convoi fut le dernier… pour cause de guerre.

CV

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