Emile est mort


L’affaire Rousset-Aernoult causa en 1912 un émoi certain dans la classe ouvrière et l’opinion publique. La campagne de presse en faveur du « héros de Djenan ad Dar » fut telle que certains ont pu l’assimiler à une nouvelle affaire Dreyfus en dénonçant à l’occasion l’horreur des bagnes militaires. « A Biribi c’est là qu’on crève » dit la chanson de Bruant. Darien avait en son temps révélé lui aussi le drame qui pouvait se jouer de l’autre côté de  la Méditerranée chez les joyeux et autres punis de la Grande Muette. Emile Rousset (né à Lyon le 20 janvier 1883) en est revenu. Cet ouvrier terrassier fut envoyé en 1908 aux bat’ d’Af’ après avoir été condamné pour un seul vol. Il est mort en un jour de  « juillet [1960] d’une tristesse automnale » et dans une indifférence presque totale. Il n’est pas mort oublié de tous. Louis Dorlet, dans le n°143 de Défense de l’Homme lui consacre une poignante nécrologie qui nous permet de rappeler que la France a aussi cherché à résoudre la question sociale en muselant ses réfractaires par l’éloignement ou l’élimination en Afrique du Nord.

DÉFENSE DE L’HOMME

n°143, Septembre 1960.

Emile Rousset est mort

QUAND on apprit en France avec quel raffinement de cruauté le disciplinaire Aernoult avait été assassiné le 2 juil­let 1909 à la section spéciale de Djenan-ed-Dar, par le lieutenant Sabatier, les sergents Beignier et Casanova, un grand cou­rant d’indignation se manifesta et des pro­testations éclatèrent de toutes parts.

A vrai dire, cette affaire n’était pas la pre­mière. Sur la terre d’Afrique il s’en était pas­sé bien d’autres et bien des pauvres bougres avaient eu la malchance d’y laisser leur peau, uniquement parce qu’ils avaient une tête qui ne plaisait pas aux « honorables chaouchs ».

Mais, cette fois, le crime avait eu un té­moin qui, aidé par un hasard fantasque, allait déclencher un scandale que les militaires, qui sortaient assez diminués des hontes de l’affaire Dreyfus, étaient incapables d’étouffer.

Ce témoin c’était Emile Rousset. A peu près ignorant, alors, de tout ce qui concer­nait la presse et les mouvements sociaux, Rousset va tout bonnement écrire au journal « Le Matin », en lui relatant les circonstances du crime.

La rédaction du journal ultra-réactionnaire, sans doute à court de copie sensationnelle, publia aussitôt un article intitulé : « On as­sassine à Biribi ». Dans cet article on trouvait tous les détails fournis par Rousset. La di­rection du Matin devait regretter amèrement par la suite d’avoir apporté un élément de cette importance à la propagande antimilita­riste des groupements de gauche et des anar­chistes.

Le comité de Défense sociale fit apposer sur les murs de la capitale et des principales villes de province une affiche qui conduisit ses signataires en cours d’assises. Au cours de débats passionnés, on étala au grand jour toutes les infamies des Biribis. Des hommes de pensée libre, des écrivains connus, des journalistes de toute étiquette vinrent appor­ter leur témoignage de sympathie aux mem­bres du comité. On fit le procès du lieutenant Sabatier et de ses acolytes ; on traita ces in­dividus comme ils le méritaient. On ne ré­tracta rien, bien au contraire. Néanmoins, au bout de quelques minutes de délibération, le jury revint avec un verdict d’acquittement.

C’était déjà la condamnation morale des meurtriers d’Aernoult.

Pendant ce temps, Rousset, qui savait bien qu’il paierait cher son geste audacieux, pour avoir crié la vérité, était condamné et envoyé au pénitencier de Douera.

Mais l’affaire de Djenan-ed-Dar avait fait tant de bruit que les hautes sphères gouvernementales ne pouvaient rester sourdes à cette agitation. Le général Rabier fut envoyé en Algérie, afin de procéder à une enquête sur place.

Le général Rabier fut vite édifié par ce qu’il apprit là-bas. De retour en France, il remit un rapport au ministre de la guerre ; ce rapport concluait nettement à la mort violente du disciplinaire Aernoult. On fut donc obligé en haut lieu de poursuivre Saba­tier, Beignier et Casanova. Ils furent déférés devant le conseil de guerre d’Oran. Rousset, lui, fut gracié et incorporé au 2me Bataillon d’Afrique à Médéa, pour y finir son temps.

Le 11 février 1912, une foule immense sui­vait les obsèques d’Aernoult. Et « La Vie Ouvrière » écrivait :

« Depuis les obsèques de Victor Noir, ja­mais pareille foule n’avait suivi un enterre­ment, participé à une manifestation…

« Un entant qui avait subi une condamna­tion pour faits de grève est envoyé à Biribi. Il y devient la bête noire des chaouchs. Un matin, on lui fait faire le peloton de punition, le « bal », sous les coups de bâton des tirail­leurs. On lui met dans les mains une brouette pleine à déborder. Elle enfonce jusqu’au mo­yeu dans le sable. Roule quand même ! Mar­che, chien ! marche ! Et Aernoult marche sous les coups de matraque. Ce n’est pas as­sez encore. Voici une bonbonne pleine de sable. Elle pèse 40 kg. Sur l’épaule. Et au pas gymnastique ! Aernoult court au pas gym­nastique. Enfin, il n’en peut plus. Le lieute­nant Sabatier se jette sur lui. Mais Aernoult n’en peut décidément plus. En cellule ! On l’attache à la crapaudine, puis on le bâtonne, on le roue de coups de pied. Le petit gars condamné pour faits de grève, envoyé pour cela à Biribi, agonise toute la nuit en appe­lant sa mère.

« Cette histoire douloureuse, il a suffi de la raconter dans tous les coins de

Paris pour que deux cent mille personnes tiennent à conduire au cimetière les restes de ce petit gars qui avait souffert toutes les souffrances que peut endurer un travailleur.»

Cependant la vindicte des militaires allait s’acharner sur Rousset dont le calvaire n’était pas fini. A Oran, le 5 septembre 1911, à la veille du procès Sabatier, la presse locale avait publié une communication des avocats des accusés représentant Rousset comme un assassin bestial qui venait de tuer lâchement un de ses camarades, le chasseur Brancoli, au cours d’une querelle entre homosexuels.

Comme dans l’affaire Dreyfus, on ne se gêna pas pour fabriquer des faux. Tous les moyens furent employés pour disqualifier un témoin gênant. L’ombre glorieuse du colonel Henry devait errer dans la salle du conseil de guerre d’Oran et inspirer les juges. On pouvait prévoir facilement le verdict : l’ac­quittement triomphal !

A Médéa, le chasseur Brancoli avait bien reçu un coup de couteau ; i1 survécut quel­ques jours à sa blessure et ne cessa de décla­rer que ce n’était pas Rousset qui l’avait frap­pé et qu’il connaissait le coupable.

Le lieutenant Pan Lacroix, surnommé Pan-Pan par les joyeux, commandait à Médéa la section hors rang du 2me bataillon d’Afrique.

C’est à cet officier qu’incomba la tache d’éclaircir la ténébreuse affaire du meurtre du chasseur Brancoli. Ses conclusions furent rapides et marquées de la plus belle logique militaire : puisque Rousset était présent lors de la bousculade au cours de laquelle Brancoli fut poignardé, le coupable ne pouvait être que Rousset.

Et Pan-Pan devait trouver d’étranges té­moins qui décrivaient de façon différente les péripéties de la scène, mais accusaient Rous­set. Un de ces témoins, un nommé Vigoureux, devait bientôt s’évader dans des circonstan­ces assez mystérieuses. Un autre, nommé Sauval et connu comme la « chose à plaisir » de certains joyeux de Médéa, fut sans doute jugé trop compromettant. On s’empressa de le réformer ; il fut envoyé comme infirmier dans un hôpital congréganiste à Creil, où il fut admis après avoir fait sa première com­munion.

Le 8 décembre 1911, le conseil de guerre d’Alger siège pour juger Rousset.

A la première question : Rousset est-il cou­pable d’avoir commis volontairement un ho­micide ? la réponse est non.

A la deuxième ; Avoir volontairement porté des coups ? la réponse est : oui, par six voix contre une.

Troisième question : Sans intention de donner la mort, mais l’ayant occasionnée ? Réponse : Oui, par six voix contre une.

Rousset est condamné à vingt ans de tra­vaux forcés et à vingt ans d’interdiction de séjour.

Mais Rousset ne perd pas courage. Il sait que le Comité de Défense Sociale mène une ardente campagne pour la révision du procès et que de nombreuses manifestations font appel à l’opinion publique. Il apprend enfin que la Cour de Cassation vient d’annuler le jugement qui le condamne.

Maître Berthon et le Comité de Défense Sociale poursuivent leur action. Une plainte est déposée contre le lieutenant instructeur Pan-Lacroix et celui-ci, tout à coup, s’effon­dre. Les témoins du premier procès se rétrac­tent et avouent qu’ils ont subi quelques pres­sions. La presse de Constantine, où Rousset est maintenant détenu après avoir fait un stage dans toutes les prisons d’Algérie, don­ne une nouvelle version de l’affaire. L’inno­cence de Rousset est reconnue. Le 24 septem­bre 1912 un non-lieu est délivré. Rousset est libre.

Revenu dans la région parisienne, Rousset ne devait jamais oublier qu’il devait sa liberté à l’action de nos amis qui l’avalent empêché d’aller finir ses jours à La Guyane, sous la casaque du forçat. Jusqu’à son dernier jour, il s’est intéressé à notre propagande qu’il soutenait pécuniairement, généreusement. Il ne perdait aucune occasion de faire allusion à ces lointains événements. C’est ainsi qu’il nous écrivait en réglant un abonnement à « Défense de l’Homme » : « Je suis un peu en retard, vous ne l’étiez pas quand vous m’avez tiré de là-bas. »

Depuis de longs mois, Rousset était très malade, presque paralysé. Voici quelque temps, cependant, i1 m’avait envoyé une let­tre qui me faisait espérer une amélioration de son état. Et voici que j’apprends sa mort.

Dans une indifférence presque totale, en ce jour de juillet d’une tristesse automnale, celui qui fut surnommé le Dreyfus de la classe ouvrière a été accompagné au cimetiè­re par deux cents personnes, des amis, des militants qui avaient connu Emile Rousset et qui se souvenaient encore du drame oublié de Djenan-ed-Dar.

L. D.

Sur Biribi, voir l’interview de Dominique Kalifa dans les colonnes du Jacoblog ou encore l’article BIRIBI de l’Encyclopédie anarchiste.

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