BIRIBI (Encyclopédie Anarchiste)


Mot d’argot servant à désigner l’ensemble des formations disciplinaires et pénitentiaires de l’armée française. Ces formations sont : 1° Les Compagnies de Discipline ou Sections Spéciales de Correction ; 2° Les Ateliers de Travaux Publics ; 3° Les Pénitenciers Militaires.

Les Compagnies de Discipline ont été créées par ordonnance royale de 1818, pour recevoir les soldats qui, sans avoir commis de délits justiciables des Conseils de Guerre, persévèrent néanmoins, par leur insubordination ou leur « déplorable » conduite, à porter le trouble et le mauvais exemple dans les corps dont ils font partie. Les motifs qui déterminent ordinairement l’envoi à la Discipline, sont : l’insolence à l’égard des supérieurs hiérarchiques, l’ivresse, l’absence illégale, les mutilations ou simulations d’infirmités dans le but de se soustraire au service ; enfin, la dépravation sexuelle. Mais on peut y être envoyé pour propagande politique sous les drapeaux, lorsqu’il s’agit de doctrines révolutionnaires, ou jugées contraires à l’ordre social établi.

Lorsque pour l’un quelconque des méfaits ci-dessus, ou par la surabondance des punitions encourues par lui, un soldat s’est signalé à l’attention du cadre le colonel du régiment a faculté de convoquer un Conseil de Discipline, composé de sept officiers, qui auront à se prononcer sur l’utilité qu’il pourrait y avoir à diriger l’intéressé sur une Compagnie Disciplinaire, les moyens dont disposent les corps réguliers étant insuffisants pour le contraindre à l’obéissance passive, à laquelle sont tenus les citoyens sous l’uniforme.

Le soldat visé est interrogé par le Conseil, mais il n’est assisté d’aucun défenseur, et il n’a pas le droit de faire appel à un avocat. Le Conseil siège à huis-clos. Les délibérations ont lieu hors de la présence de l’intéressé, auquel la décision prise par ses supérieurs n’est signifiée que lorsque tout est terminé, et qui ne possède contre elle aucun recours.

Les disciplinaires sont considérés comme des punis, et non comme des condamnés en cours de peine. Le temps passé par eux à la Discipline compte donc comme temps de service.

Dans l’argot des régiments, les disciplinaires ont été surnommés les Camisards. Leur uniforme se compose d’une capote et d’un pantalon gris sans ornements, avec un képi gris à bande bleue, muni d’une grande visière de cuir.

La Marine, les Bataillons d’Afrique, la Légion Étrangère et les Tirailleurs indigènes ont des sections particulières de discipline. Les punis en provenance de la Marine ont été surnommés : Peaux de Lapins.

La 1re Compagnie de Discipline est située à Gafsa, en Tunisie; les autres sont en Algérie : la 2e à Biskra ; la 3e à Méchérta ; la 9e à Aumale. Il existe de plus en Algérie un corps de discipline renforcée : c’est celui des Pionniers ou Incorrigibles, établi à Guelma.

Il est enfin des Compagnies Disciplinaires d’où l’on revient rarement, et qui représentent le troisième degré dans la rigueur. Ce sont celles qui ont été reléguées dans des colonies lointaines et insalubres, telles que le Sénégal et Madagascar, et dont le Dépôt est à l’Ile d’Oléron. Les malheureux qui pâtissent dans ces chiourmes ont été surnommés les Cocos.

Les disciplinaires sont de perpétuels consignés. Ils ont le crâne tondu et la face entièrement rasée comme les bagnards. En outre des exercices en armes ils sont astreints à de durs travaux. Ils sont envoyés d’ordinaire aux Sections pour une durée de six mois au moins, à la suite desquels ils sont réintégrés dans des régiments réguliers si leurs notes sont satisfaisantes. Mais, en raison de la brutalité coutumière de nombre de petits gradés, il est très difficile, même avec la meilleure volonté du monde, d’échapper à de nouvelles punitions, surtout lorsque l’on a le malheur d’avoir une tête ou des principes qui ne leur conviennent pas. Et, lorsque l’on obtient enfin la réintégration, on se heurte fréquemment à de nouveaux obstacles : l’hostilité systématique de chefs qui ont en horreur les anciens camisards, qui ne peuvent supporter de les voir sur les rangs avec les autres hommes, et les « cherchent » jusqu’à ce qu’ils les aient renvoyés dans l’enfer dont ils avaient, à force de patience, réussi à s’évader.

En 1910, après de violentes campagnes de presse suscitées par l’assassinat du bataillonnaire Aernoult, au poste de Djenan-ed-Dar, dans le Sud Oranais, une satisfaction partielle fut donnée à l’opinion publique. On annonça officiellement la suppression des Compagnies de Discipline et leur remplacement par des Sections Spéciales de Correction casernées en France, sous le contrôle sévère de la métropole. Ceci produisit une impression d’autant plus grande que la plupart des gens étalent portés à croire que Biribi ce n’étaient que les Compagnies de Discipline, et que cette institution allait pour toujours disparaître avec elles.

Afin de vérifier quels changements réels avaient pu être apportés dans les bagnes militaires par la circulaire en question, je fus délégué à cette époque par le journal La Guerre Sociale, pour une enquête qui dura un mois et demi, et porta mes pérégrinations jusque sur les Territoires Militaires de l’Extrême-Sud Algérien.

Le résultat de cette enquête fut à peu près tel que je l’avais, avant de partir, supposé : Pénitenciers et Ateliers de Travaux Publics n’avaient subi aucune modification. Quant aux Compagnies de Discipline, devenues Sections Spéciales de Correction, elles continuaient à recevoir les « fortes têtes » des régiments d’Algérie et de Tunisie. Il n’y avait changement que pour les hommes des troupes ayant en France leur Dépôt. Au lieu d’être comme autrefois dirigés sur l’Algérie ou la Tunisie, ils avaient l’avantage – plus apparent peut-être que réel – de subir dans la métropole leur temps de punition. Mes observations donnèrent lieu à seize articles parus dans La Guerre Sociale. Mais l’attention du grand public s’était portée déjà vers d’autres objets…

Les Ateliers de Travaux Publics ne sont autres que les anciens Ateliers du Boulet, créés par décret du 18 juin 1809, et modifiés en 1856. A cette époque le boulet que tout détenu traînait au pied fut supprimé, et le personnel de la surveillance remplacé par un cadre militaire.

Pendant longtemps les Trav’ furent reconnaissables à leur crâne rasé et à leur barbe inculte, d’où le surnom de Têtes de Veaux. Actuellement ils ont, comme les autres condamnés, le crâne tondu de près et le visage imberbe.

Sont envoyés aux Ateliers de Travaux Publics, pour deux ans au minimum, les condamnés militaires coupables de délits graves intéressant la discipline, tels que : outrages envers un supérieur, désertion, lacération d’effets appartenant à l’armée, etc…

Les Pénitenciers Militaires, sont d’origine plus récente. Ils ont été formés par décret du 3 décembre 1832. Aux Pénitenciers Militaires d’Algérie sont envoyés les hommes ayant encouru, durant leur service, une peine de plus d’un an et un jour de prison pour délit de droit commun tel que vol, escroquerie, attentat à la pudeur, etc… D’où leur surnom de Pégriots, ou plus simplement Pègres.

Le commandement, l’administration et le régime des détenus y sont identiques à ceux des Ateliers de Travaux Publics. Quant à l’uniforme des uns et des autres, il varie peu : un képi, un pantalon, une vareuse et une capote de drap marron foncé pour les Trav’, de drap gris à col jonquille pour les Pégriots.

La main-d’œuvre des condamnés est exploitée par des entrepreneurs ou des colons moyennant une indemnité journalière par homme versée à l’État. Alors, pour des travaux de culture ou de terrassement, à exécuter souvent fort loin dans la brousse, hors de tout contrôle civil ou militaire sérieux, partent de la portion centrale des détachements qui, pendant des semaines, ou même des mois, vont se trouver sous la garde de Tirailleurs indigènes armés, et le pouvoir absolu de sous-officiers à l’intelligence fruste d’ordinaire, et dont la bestialité naturelle est portée jusqu’au sadisme par l’oisiveté, l’alcool et l’ardeur du climat.

C’est l’occasion des pires sévices : exploitation sur les fournitures de la cantine ; exploitation sur l’ordinaire des hommes réduit à des portions de famine. Imposition aux détenus d’heures de travail supplémentaires non rétribuées, dont le bénéfice est en secret partagé entre le cadre et les entrepreneurs. Obligation fréquente pour les jeunes de se prêter aux caprices immondes du chef. Provocation de détenus à des actes répréhensibles, pour avoir l’avantage de les accompagner ensuite comme témoin jusque dans la ville Où siège le Conseil de Guerre, ce qui constitue un voyage d’agrément gratuit, ce que l’on nomme « aller acheter une pipe » !

Les moindres fautes sont punies férocement, au mépris des règlements militaires, lesquels n’autorisent en aucune façon pareils excès.

Les moyens de répression usités sont : les fers avec pedottes et menottes atrocement serrées ; l’exposition au soleil ou sous la pluie, le détenu étant étroitement ligoté ; la privation prolongée d’eau et de nourriture ; le passage à tabac, l’homme étant dépouillé de tous ses vêtements et maintenu immobile sous la menace des baïonnettes ; les silos, qui sont des trous profonds creusés en terre en forme de jarre par les Arabes pour enfouir le grain, et font office de cachots ; le tombeau, petite tente Individuelle étroite et basse sous laquelle le détenu est contraint, quelle que soit la température, de rester sans bouger, la face contre terre ; enfin la crapaudine, qui consiste à abandonner sur le sol, pendant un temps plus ou moins long, le patient reposant sur le ventre, cependant que les jambes, violemment ramenées en arrière sont maintenues dans leur position par les poignets joints, auxquels on a, par une entrave, fixé les chevilles.

Ajoutons que fréquemment des hommes ont été tués illégalement à coups de fusil ou de revolver, sous ce prétexte, toujours reconnu valable, qu’ils avaient menacé leur supérieur ou tenté de s’enfuir.

Les révélations sur les atrocités de Biribi ne sont pas chose récente. Déjà, en 1848, M. Villain de Saint-Hilaire, publiait sous ce titre : « Appel à la Justice du Peuple », une brochure contenant le récit de tortures et de mauvais traitements dont il avait été le témoin indigné. En 1890, Georges Darien fit paraître son fameux volume sur : « Biribi – Armée d’Afrique – ».

En 1899, Gaston Dubois-Desaulle, qui avait passé, lui aussi, par les Compagnies de Discipline, publiait ses souvenirs en un livre intitulé : « Sous la Casaque », suivi, en 1901, du meilleur ouvrage de documentation paru sur la question et qui est : « Camisards, Peaux de Lapins et Cocos – Corps disciplinaires de l’armée française – ». Le dernier volume paru sur Biribi est, en 1925, un impressionnant reportage d’Albert Londres : « Dante n’avait rien vu », lequel confirme tout ce qui avait été précédemment écrit sur la matière.

De 1890 à 1914, divers journaux ont fait campagne contre les bagnes militaires. Citons entre autres : l’Intransigeant, le Journal, la Petite République, la Révolte, le Père Peinard, l’Aurore, les Temps Nouveaux, la Revue Blanche, le Libertaire, la Guerre Sociale, avec les signatures de Gaston Dubois-Desaulle, Charles Vallier » l’ex-sergent Gauthey, Jacques Dhur, pour ne citer que les principaux.

À la suite des dénonciations récentes d’Albert Londres, Biribi aurait été, dit-on, supprimé par décret. Disciplinaires et condamnés militaires devraient purger leur temps dans des prisons et forteresses de France, les détenus au régime de l’isolement individuel. Mais l’ex-officier André Marty, condamné à la suite de la révolte des marins de la Mer Noire, en 1919, a relaté dans l’Humanité, sur le régime qu’il a vu appliquer dans les Maisons Centrales, des faits qui rappellent étrangement les mœurs du bled algérien, avec cette différence qu’aux mauvais traitements s’ajoute la privation d’air pur, de soleil et de ciel bleu.

On peut sans aucun doute amender le Code Militaire, et rendre moins barbare le séjour des Biribis de France ou d’ailleurs. On ne les supprimera vraiment que le jour où seront licenciées les Armées dont ils sont l’indispensable soutien.

Jean MARESTAN

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