Louis est mort


Nous avons en décembre dernier établi une tentative de biographie de Louis Briselance, marchand de laine puis gérant du magasin Polyplastic à Châteauroux et surtout ami de l’honnête cambrioleur Jacob. L’homme décédé en mai1963 est enterré le 24 de ce mois. Pierre Valentin Berthier, dans le n°176 de la revue de Louis Lecoin, Défense de l’Homme, en date du mois de juin suivant, dresse sa nécrologie. Le portrait établi vient confirmer l’anarchisme du forain et les théories abondancistes qu’il affectionnait mais que ne partageait pas Jacob. Mais le texte de Berthier, s’il nous révèle encore l’athéisme de Briselance, nous renseigne surtout sur la fin de vie de l’ancien voleur anarchiste à l’époque « en résidence libre et amicale chez M. Guy Denizeau, Indre-et-Loire »[1]. L’homme de lettre, ancien journaliste et correcteur, nous donne à lire une lettre de Briselance en date du 13 mai 1954. Le papier évoque les velléités de suicide du cambrioleur en retraite qui désirait mourir en bonne santé. A cette époque, le vieux Marius écrit passionnément à Josette Passas et a prévu de se donner la mort après sa venue au mois d’août à Bois Saint Denis. Il n »a pas supporté son séjour chez les Denizeau qui lisaient son courrier et avait voulu rentrer chez lui. Ceux-là mais aussi Berthier et Briselance l’aident à surmonter ses difficultés financières. Mais Briselance signale aussi un bien mystérieux « fait passé » qui affecterait grandement son moral présent.

Pierre Valentin Berthier

Défense de l’Homme, n°176, juin 1963

LOUIS BRISELANCE

Les obsèques civiles de Louis Briselance ont eu lieu le 24 mai. Notre camarade avait soixante-trois ans. Depuis longtemps déjà on savait que tout espoir était interdit d’un retour à la santé ; le mal qui l’avait happé ne lâcherait pas sa proie. Mais, pour ceux qui l’ont connu à l’époque où il militait, une telle fin est à peine croyable. C’est qu’en effet on ne saurait imaginer camarade plus actif, plus dynamique et plus gai. Je l’ai connu alors que, n’ayant pas monté encore son grand bazar forain, il vendait de la laine sur les marchés. Il était toujours d’une bonne humeur délicieuse ; sa douceur, son égalité d’humeur, son sourire, ne le quittaient pas plus dans son travail de camelot que dans son action de propagandiste, et multipliaient ici comme là sa très grande force de persuasion. Avant la guerre de 1939, je le rencontrai presque chaque semaine, puis­que, habitant Déols, il venait faire le marché d’Issoudun, où je demeurais. Sur ce marché il se trouvait en contact avec d’autres cama­rades, notamment Alexandre Jacob. Sa clientèle était fort mêlée, et les religieuses venaient sou­vent lui acheter de la laine. Je me souviens du jour où il alla leur servir une commande à domicile et revint deux bonnes heures après : comme elles avaient essayé de l’endoctriner par un petit prêche, il avait saisi la balle au bond et leur avait fait, sur un ton cordial et plaisant, une véritable conférence où la question de Dieu et de la religion avait été traitée fort subtilement et fort hérétiquement. Sans doute ne convertit-il aucune nonne, mais il est pro­bable que ses interlocutrices n’avaient jamais rien ouï de pareil : du moins surent-elles dé­sormais à qui elles avaient affaire ; elles lui conservèrent néanmoins leur clientèle.

Après la guerre, Louis Briselance cessa d’être seulement un militant « de bouche à oreille » pour organiser de véritables réunions. Mais, doutant de l’efficacité de la propagande anar­chiste dans son cadre traditionnel, i1 transporta l’exposé de ses idées sur un autre terrain, celui de l’abondancisme. Il partait des thèses de Jac­ques Duboin pour se faire l’apôtre de l’éco­nomie distributive, qu’il considérait comme le fruit normal de la révolution technique fécon­dée par les doctrines libertaires. Encore fallait-il que cette fécondation eût lieu. Aussi Brise­lance ne perdait-il jamais une occasion d’asso­cier les opinions kropotkiniennes qu’il avait em­brassées dans sa jeunesse et les conviction» abondancistes auxquelles il avait souscrit dans son âge mûr. Il organisa un cercle d’études, donna des conférences dans les milieux éco­nomiques et idéologiques les plus divers, tou­jours avec la même bonne grâce, le même sang-froid jamais en défaut. Ses concessions au milieu n’excédaient pas un honnête souci de ne vexer personne hors de saison. Si les catholiques lui demandaient de venir parler de l’économie distributive dans un de leurs cénacles, sans doute se gardait-il de toute allu­sion intempestive à la religion, allusion à la­quelle il se fût livré volontiers devant des anti­cléricaux. Mais il n’y .avait là aucun opportu­nisme’ d’efficacité : sa courtoisie naturelle et son respect des croyances d’autrui lui dictaient suffisamment cette attitude sans qu’il fût besoin d’aucun calcul pour qu’il l’observât. J’assistai

un soir à une de ses causeries à la mairie d’Issoudun. Quand il eut fini, il donna la pa­role au public ; alors, le secrétaire de la section locale du parti communiste, un de ces types sourcilleux, renfrognés, rongés de bile marxiste, sans cesse hantés par la peur d’être déviation­nistes sans le savoir et de déborder la « ligne jaune » dans les virages de la tortueuse route qui mène à la révolution, lui posa cette ques­tion saugrenue : « Qui vous a contacté ? » Cela se passait vers 1948; le verbe (contacter», vulgarisé par la Résistance, était un vocable en faveur. Souriant, Briselance répondit: « Con­tacté ? Mais personne ne m’a contacté. J’ai appris qu’il existait un mouvement abondanciste en assistant a une conférence analogue à celle que je vous fais ce soir. Cela m’a plu, j’ai adhéré, et à mon tour je vais dans le public répandre les idées que d’autres m’ont communiquées. » Il y eut ensuite une con­tradiction communiste, accusant les organisa­teurs du mouvement de dévoyer la classe ou­vrière, de vouloir l’arracher à ses vrais guides, à sa vraie mission, et de servir ainsi le capital, le patronat, les impérialistes et la réaction. A quoi, toujours calme et avenant, notre ami ré­pliqua qu’il n’avait aucune intention. de dissua­der qui que ce fût d’être communiste, aucun dessein non plus d’attaquer le parti de Staline et de Thorez ; « Adhérez au parti de votre choix. Je vous conseille seulement de juger par vous-mêmes si l’économie distributive est souhaitable ou non. Si je vous ai convaincus qu’elle l’est, je vous demande simplement d’es­sayer d’en persuader vos camarades de parti. Je ne viens pas combattre vos idées ; je viens vous exposer les miennes. Si elles sont justes les unes et les autres, pourquoi se combattraient-elles ?»

Ainsi s’exprimait-il, le visage et l’esprit ou­verts et rayonnants d’intelligence et de bonté. Il était toujours prêt – je le constatai dans des moments pénibles – à la solidarité, à la cama­raderie. à la compassion. Il fut en quelque sorte l’exécuteur testamentaire d’Alexandre Ja­cob : voici une lettre qu’il m’adressa en date du 13 mai 1954 et consacrée à l’ancien « tra­vailleur de la nuit » :

« Mon cher ami,

» Je suis allé chez Jacob hier, et, sachant qu’il avait passé dans de très bonnes conditions physiques et morales trois mois d’hiver chez un ami, que l’atmosphère d’activité et de jeunesse l’avait rajeuni, je pensais, malgré les renseignements fournis par un autre cama­rade, le trouver dans un équilibre relativement bon.

. » Or J’ai trouvé un Marius très déprimé bien plus au moral qu’au physique. Certes il a des accès de bronchite qui le fatiguent, il a eu une crise de prostatite qui a nécessité un sondage, mais cela seul ne constitue pas à mon avis, pour un homme de sa trempe, un handicap suffisant pour déterminer l’état moral que j’ai rencontré.

» D’ailleurs, il fait par bribes allusion à quelque chose qui se serait passé (?) très loin et qu’il ne peut surmonter, et dont il tient à garder le, secret. Et comme, seul à seul, je l’engageais à réagir, il m’a répondu qu’il ne pouvait plus, qu’il souffrait trop (et cela s’entendait : moralement).

» Il s’inquiète du placement de ses bêtes, ou parle de les faire piquer s’il lui arrivait quelque chose.

» Du côté des moyens d’existence, tout va bien. Jusqu’ici il n’avait pas voulu accepter d’argent, ne voulant pas avoir une somme trop importante chez lui, promettant de me faire signe en cas de besoin. Cette fois il a accepté, et, de ce fait, il est tranquille pour quelques mois. Il a 500 kg de charbon que, je lui ai fait parvenir. J’ai envisagé avec lui la répa­ration de son chauffage, qui a gelé pendant son absence cet hiver.

» Comme tu le vois, tout est déroutant, mais j’avoue que je ne suis pas tranquille, et c’est pour cela que je t’écris, car de ton côté, ces craintes tu les as ressenties.

» Je suis réduit aux hypothèses quant aux causes de cet état. II y a sans doute un affai­blissement physique qu’occasionne une hyper­trophie des faits d’ordre moral. (…) Je vais m’arranger pour aller le voir souvent et me tenir en relation constante avec lui. »

Louis Briselance ne se doutait pas qu’il était lui-même à la veille d’un effondrement physi­que et moral qui serait, hélas ! beaucoup plus douloureux que ne le fut celui de Jacob.

Atteint dans ses forces vives, il fut bruta­lement retranché de cette activité qui constitue l’existence même des tempéraments laborieux. Je le revis pour la dernière fois à la Toussaint de 1961, dans sa maison du Montet, à Déols, qu’il avait construite de ses mains, et où venait de me conduire Thérèse Collet. Il était cloué dans un fauteuil, et ne se leva qu’à très grand-peine avec l’aide d’une canne pour m’emme­ner, à pas menus et comptés, voir les tableaux qu’il avait peints quand son état lui permettait encore cette occupation où il excellait. Parfois, un mot lui manquait, et c’était le silence. Moi je le revoyais conduisant naguère sa voi­ture avec une sûreté de main .parfaite, ou bien jouant du violon, ou en train de couvrir sa maison, ou vendant au marché ses pelotes de laines multicolores, et surtout propageant la révolution sociale et l’économie distributive – fût-ce sans. les nommer – jusque chez les bonnes soeurs dans le parloir de leur couvent. Cher et infortuné Louis ! Une seule considé­ration vient atténuer notre tristesse : souffrir ainsi, déjà, ce n’était plus vivre.


[1] Alexandre Jacob, Lettre ouverte au procureur de Marseille, L’Unique, décembre 1954.

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