Lettres du Zoo de Ré 1


Alexandre Jacob fait son entrée dans l’établissement zoologique le 20 août 1905. Il est mis le lendemain à l’infirmerie du dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. Il n’en sortira que la veille de son départ, le 22 décembre de cette année. Comme la lettre du mois de septembre, son dossier d’interné signale une forte bronchite. Faut-il y voir plutôt, comme le suggère Alain Sergent dans Un anarchiste de la Belle Epoque, un isolement volontaire ? Il est vrai que le numéro d’écrou 4043 est arrivé avec la mention « à surveiller de près ». C’est une vedette des cours d’assises, doublé d’un anarchiste dangereux. Le moindre incident le mettant en cause pourrait bien évidemment faire scandale. Toujours est-il que Jacob s’emploie à rassurer sa mère en lui indiquant n’avoir pas le choix de sa cure thermale. Mais, bien sûr,  la station Saint Martin de Ré ne peut égaler Spa ou Baden Baden ! Mais de là, il s’emploie à préparer sa vie d’honnête fagot en Guyane, s’occupant par le biais des époux Develay de Montreuil d’écouler ses effets personnels et indiquant à sa mère la censure des lettres : la vérité ça se pense mais ça ne s’écrit point ! C’est ici la mise en place de codes que l’on retrouvera jusqu’en 1925. Il signale encore, dans la perspective du procès de Laon, qu’il lui apparait bien impossible d’être cité à comparaître, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de multiplier les conseils juridiques. Il est déjà un fin connaisseur du droit criminel.

la citadelle de Saint Martin de RéDépôt de Saint-Martin-de-Ré

Infirmerie

27 août 1905

Chère maman,

Tout arrive, même le passage de la voiture. Je suis enfin parti d’Orléans et cela au moment où je m’y attendais le moins. Ainsi soit-il. Je n’ai reçu que deux lettres au lieu de trois comme l’indiquait la dernière reçue. Sans doute est-elle en route ou bien peut-être l’a-t-on retenue, je ferai en sorte de le savoir.

J’ai une si forte migraine que je ne puis t’écrire plus longuement. À la prochaine je serai moins laconique.

Je t’embrasse bien affectueusement,

Alexandre

Septembre 1905

Chère maman,

Que tu es nigaude de te chagriner sur ma prétendue maladie. Je dis… prétendue avec raison, car quel est le fait, les circonstances qui ont pu te faire soupçonner que je sois malade ? Je me souviens de t’avoir dit que j’avais une forte migraine ; mais de là à une maladie il y a à faire, que diable ! Tu ne seras donc jamais raisonnable à cet égard ? Il ne faut point se laisser mener par les événements, mais au contraire en tirer tout profit, même lorsqu’ils sont à notre désavantage.

En supposant que je sois malade, à quoi cela te servirait-il de t’en faire la cause de souffrances morales ? À rien d’autre qu’à ruiner ta santé malheureusement déjà si abattue, si débile. Sans user de circonlocutions, la vérité m’oblige à te dire que je suis à l’infirmerie c’est là un aveu digne d'[illisible] puisqu’il m’a été ordonné de mettre sur ma précédente lettre le lieu de ma résidence pour me servir de cette expression ; mais le même sentiment m’oblige à te dire aussi que je ne suis point malade. Tu n’ignores pas que l’obésité n’a jamais été mon cas. J’ai presque toujours été, physiquement parlant, de la nature de Don Quichotte : je n’ai point changé ; je suis plus sec, plus étique que jamais. Voilà quel est mon mal. Aussi le régime que je suis n’a-t-il d’autre but que celui de m’engraisser. J’engraisse donc. Pour te dire toute la vérité, je suis dans une sorte de sanatorium ; c’est presque une villégiature. Avant c’était Spa, Baden-Baden pendant l’été et la Côte d’Azur pendant l’hiver ; maintenant c’est Saint-Martin-de-Ré, un peu plus tard j’irai à la Guyane. La Faculté m’a toujours recommandé les pays chauds pour ma bronchite. Je crois qu’aller à 5 degrés de latitude nord, c’est observer sa prescription avec une obéissance toute byzantine.

Je n’ai toujours pas reçu ta lettre et ne la recevrai certainement jamais. Ainsi, quelle drôle d’idée as-tu eue de m’écrire des vérités. La vérité ça se pense, mais ça ne s’écrit point ; tu es bien de ton département! D’autre part, je me vois obligé de te faire observer que ce que toi, détenue, considères comme vrai, d’autres personnes dont la condition sociale est diamétralement opposée à la tienne peuvent le considérer comme erroné, voire comme faux. Dans ces sortes d’affaires, comme à l’égard de beaucoup d’autres pour ne point dire de toutes, les vérités ne sont que relatives et varient avec l’angle visuel. Prends deux hommes. Places-en un au sommet de la tour Eiffel et l’autre à sa base. Ensuite demande à chacun d’eux de te faire la description de Paris. Le premier dominant la ville de son regard pourra te faire un rapport des plus détaillés et te dire que Paris est une grande ville ; l’autre dont la vue se borne aux premières maisons te soutiendra que Paris n’est qu’un village. Il en est de même pour tous les conflits qui divisent les hommes. Les hommes supérieurs ainsi que ceux qui ont suffisamment lu dans le livre du monde ressemblent au bonhomme du sommet ; ils pénètrent, scrutent et les choses et les hommes et les événements sous leurs vraies couleurs ; tandis que les médiocrates, accoutumés à se mouvoir dans leur étroite sphère, ne peuvent apprécier, conjecturer et juger que comme l’homme de la base.

Je m’explique peu ton désir de faire l’impossible, comme tu dis, pour assister aux débats. Certes, à Amiens, la représentation avait l’attrait du nouveau, de l’imprévu ; mais à Laon, ce ne sera ni plus ni moins que du réchauffé. J’ai souvent entendu dire bon nombre de gourmets qu’il n’y avait rien de meilleur à un civet de lapin réchauffé ; mais je ne crois pas que cette manière de voir s’étende à un procès de cour d’assises. Je te conseille donc, si tu n’étais point complètement rétablie, de demeurer bien tranquillement dans ton lit. Tu n’as qu’à écrire, si tu le juges utile, ta situation à Me Justal ; il fera lui-même toutes les démarches auprès du parquet, si toutefois il y a des demandes à faire.

J’avais omis de te dire que, lors de mon passage à La Rochelle – à la prison s’entend -, j’ai expédié ce qui me restait de vêtements à M. Develay. Je te prie donc de lui écrire de nouveau afin de savoir s’il a reçu le colis d’Orléans ainsi que celui de La Rochelle. Si la réponse était négative, j’écrirais au ministre de l’Intérieur pour protester à l’égard de faits qui m’ont paru bien [illisible]. De mon côté je n’ai point reçu le traité de géométrie et d’algèbre pour la raison brutale et péremptoire (!) qu’il ne m’est pas permis de les recevoir. Rien à faire : c’est une règle générale. Si l’expédition n’a pas encore été faite, il serait utile que Rose écrivît afin qu’elle n’eût pas lieu.

Décidément tu n’as pas la mémoire heureuse. Tu ne te souviens donc plus de ce que je t’ai dit au sujet de l’argent. Au risque de me faire traiter de rabâcheur, je te renouvelle de ne point m’envoyer d’argent. Présentement je suis encore possesseur d’un capital de 30 francs environ. Certes, ce n’est pas la fortune d’un honnête banquier, mais quoique modique cette somme me suffit pour deux mois d’existence, puisque je ne puis dépenser que 0,50 franc par jour. Si toutefois je venais à déposer mon bilan, j’aurais recours à ton inépuisable bonté en te priant de m’envoyer quelque argent. Mais je t’en prie, sans cette demande, garde-toi de tout envoi.

Soigne-toi bien, ma chère maman, et dans l’espoir d’un prompt rétablissement, je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose. Sincères amitiés aux camarades,

Alexandre

P.-S. Je ne suis point de votre avis et doute fort d’aller à Laon.

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