États d’âmes


Germinal, n°11, 19-25 mars 1905L’atavisme frapperait un Jacob, un Ferrand, un Bour, un Pélissard, un Sautarel et tous les autres. Il donnerait même aux accusés comparaissant aux assises d’Amiens en mars 1905 un faciès de criminel. En dressant le sale portrait lombrosien des Travailleurs de la Nuit, la presse nationale et régionale ne manque bien sûr pas de nourrir le mercantile sentiment d’insécurité qui induit, pour elle, de plus forts tirages. Maurice Lucas, dans le numéro 11 de Germinal, numéro entièrement consacré au procès de ceux que d’autres plumes nomment « la bande sinistre », « les bandits d’Abbeville » ou encore « les 40 voleurs », se plait de toute évidence à casser cette vision de la scélératesse hérédité utilisée jusque dans la salle d’audience pour faire taire le discours et les idées anarchistes que professent les prévenus. Pour parvenir à ses dialectiques fins, l’auteur met en avant les pensées, les aphorismes et les propos de l’honnête cambrioleur et du bijoutier anarchistes, extraits de leurs déclarations et de leurs écrits (Le Pacte pour Sautarel). Lucas transfigure, en fin de compte et dans un bel élan christique, ces hommes, ces rédempteurs de l’humanité, qui ont osé passer de la théorie à l’action en s’attaquant au principe bourgeois de la propriété et que la justice de classe est appelée à condamner fermement.

Germinal

N°11

Du 19 au 25 mars 1905

Etats d’âmes

Si les débats du procès Jacob (ai-je besoin de le dire) ; ont eu pour effet de jeter la confusion dans les incriminations faites et de souligner l’incohérence de l’accusation, ils ont eu également cette importante conséquence de révéler au public l’état d’âme de chacun des accusés comme de chacun des accusateurs, états qui lui furent jusqu’ici cachés comme un témoin gênant à la cause du capital.

On s’était ingénié depuis le début de l’instruction à nourrir dans la foule une vindicte mystérieuse, un régime de terreur qui devaient avoir l’ignoble but d’aboutir au lynchage.

La société tout entière avait intérêt, pour la solidité de ses bases, à ce qu’un esprit vengeur avivât la bêtise des foules. Il faisait, pour les besoins de sa cause, que le peuple pointât ses foudres contre les démolisseurs de la propriété.

Vains efforts ! Le peuple, aujourd’hui, malgré les immenses obstacles qu’on y mit, est en contact avec ces héros de révolution. Il a voulu voir ces bêtes curieuses et féroces, ces hydres dont on a entretenu son esprit aveuli. Il croyait rencontrer sur les bancs de la Cour des monstres aux faces patibulaires, des voyous aux casquettes à longue visière, aux yeux farouches, aux poings levés prêts à frapper n’importe où.

Erreur et stupéfaction ! Les prévenus étaient des hommes de bon aloi, à la mise correcte, bourgeoise même, la toilette soignée, les moustaches relevées ; on eut dit des fonctionnaires, presque des professeurs ou des savants, tant par leurs allures que par leurs gestes, leur physionomie et leur éloquence.

C’est qu’en effet Jacob, Pélissard, Bour, Ferré, Bonnefoy, Clarenson, Ferrand, Augain, Chalus, Sautarel, Baudy, Charles, etc., sont autant d’intelligences extrêmement développées, d’esprits éclairés et subtils, de cerveaux instruits, d’hommes convaincus, de cœurs nobles et dévoués à la grande cause de l’humanité.

Comment les sympathies du peuple ne s’élèveraient-elles pas jusqu’à eux, eux qui de leur vie, de leur chère liberté, de leur puissant amour, vont payer si cher l’énorme saignée qu’ils ont faites aux « bouchers du peuple ».

Car il faut bien se ranger aux déclarations de Jacob à ses jurés, déclarations qu’on pourrait inscrire en lettres d’or au frontispice d’une société libre, d’une société future …

« Je considère, dit-il, que l’homme est un atome dans l’infini ; il obéit aveuglément aux lois qui régissent le monde et ne peut s’y soustraire. Il est le résultat du milieu dans lequel il vit et ses vices sont le produit de la constitution sociale.

« je considère les rentiers comme les ennemis du peuple. La rente est la dime que le fainéant prélève sur le travailleur. »

« Malgré les progrès réalisés, l’homme est un loup pour l’homme. Il s’arroge le droit de juger les autres et ne met sa justice qu’au service du riche contre le pauvre. Le magistrat ne punit que pour défendre ses sinécures. Il ne peut donc subsister que dans une société corrompue. »

« Si je devais retracer tous les crimes des prêtres de Dieu : l’Inquisition, les guerres civiles et religieuses, plusieurs audiences n’y suffiraient pas. La religion est morte, je ne piétinerai pas un cadavre. »

« Sous prétexte de procurer les délices du monde posthume, avec des mômeries, ils acquièrent des richesses. »

« Les églises ne sont que des entreprises commerciales … »

« Si j’ai choisi les militaires, comme ennemis, c’est parce que je les considèrent comme des assassins. »

Quels plus justes raisonnements un homme peut-il tenir ?

Veut-on connaître, dans l’intimité de ses pensées, l’accusé Jacques Sautarel ? Qu’il me soit permis de signaler de son œuvre « Le Pacte » les lignes suivantes :

bijouetrie Sautarel« Tout s’enchaîne et se nécessite. L’homme vit des bêtes qui vivent des plantes, qui vivent des minéraux. Hommes, bêtes et plantes se dissolvent et s’associent aux minéraux qui nous précédèrent et nous survivront encore dans le tourbillon infini des métamorphoses cosmiques. »

« L’égalité domine tout. C’est ce qu’oublient trop volontiers les hommes d’Etat qui nous classifient en dominants et dominés, étrangers les uns aux autres. »

« Ils élèvent sottement un murs entre les maîtres et les esclaves. Aux uns les joies de l’arbitraire, aux autres les supplices des surmenages. On condamne les uns à l’opulence et les autres à l’indigence. »

« Si les institutions étaient plus justes ; si les travaux correspondaient à des besoins fatals, auxquels on ne peut se soustraire, la tâche répartie entre nous serait agréable. »

« Mais que penser de celui qui risque de rompre ses os à bâtir un palais, alors qu’il n’habite qu’un local insalubre ? de celui qui passe son temps à élever des tombes monumentales, coûteuses, à des cadavres, à des cendres, à des riens ? Que n’en élève-t-on aussi à la pluie, au vent, aux religions, aux légendes, au néant même pour le stupide plaisir de bâtir sans profit que d’y puiser la maladie ou al mort ? »

« On fait partager aujourd’hui des cheveux en dix, fondre des canons, construire des boutiques où le marchand use son temps à polir des ongles, à frotter des bijoux, à remâcher comme les ruminants, ses âpretés de mercantis. On décore des tavernes somptueuses, où le poison lent coule à flots, des banques où flotte la cupidité, des casernes où fleurit la sauvagerie, que sais-je encore ? »

« Que penser de tous ces efforts inutiles, des ces efforts vains, de tous les oisifs qui s’arrogent un droit de naissance à ne rien faire, de toutes ces bouches dévorantes que doivent nourrir le paysan, l’éleveur et l’ouvrier ? »

« Le travail, aujourd’hui, est déprimant, abrutissant, dépravant. »

« L’homme n’abhorre pas le travail en soi. Nulle bête ne souffre de bâtir sa demeure, d’aller au loin chercher sa pâture et d’élever ses petits. Ce lui est même une joie. I en est de même pour nous. Ce qui est pénible, c’est d’être l’outil d’autrui. Nous aimons à marcher, légers dans l’air embaumé ; cependant, si on charge nos épaule d’un semblable poids, ne souffrirons-nous pas ? »

« Un vent de révolution souffle partout et c’est légitime, Cicéron disait « qu’une société sans justice nourrit dans son sein ses propres germes de mort ».

« Qui jouit aujourd’hui des inventions de Jacquart, des découvertes naturelles des mines ? N’avons-nous pas droit d’entendre les symphonies de Beethoven, de lire les Diderot … »

A ces sentiments de haute morale, à ces raisonnements de profonde philosophie, les jugeurs bavent l’incohérence et l’idiotie de leurs codes, la bêtise et la criminalité de leurs institutions.

Ecoutez Wehekind :

« C’est la loi … ça ne me regarde pas … taisez-vous … je suis magistrat … c’est moi qui préside, etc. Propriété, délit, vol, argent produit, code, loi, répression, prison, etc., etc… »

Tel est le vocabulaire de son petit cerveau.

Et le public assiste, impassible, à cette lutte entre le Faux et le Vrai, entre le stupide et le Juste, entre le mensonge et la Vérité.

Ah ! que vous êtes dégoûtants, juges froussards, et que votre hypocrisie répugne.

Que vous êtes à plaindre prolétaires qui n’avaient même pas un accent de justice, un mouvement de révolte pour empêcher le massacre de ceux qui brisent vos chaînes, vous qui assistez en complices à cette lutte, comme des spectateurs de « toréro ».

Et vous les jacob et les Sautarel, qui avez attaqué la propriété dans ses bases, les uns pratiquement et les autres théoriquement. Vous qui avez affronté les foudres capitalistes, recevez nos sympathies :

Vous êtes les rédempteurs de l’humanité !

Maurice Lucas

Tags: , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (2 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur