Anars bagnards 2


Où il est écrit que la Gueuse perfectionne le système éliminatoire à la française … Vive la République ! 2e épisode.

CHAPITRE 2

LA TROISIEME REPUBLIQUE : UNE POLITIQUE PENALE

D’EVICTION ET D’EXTINCTION

Si elle s’inscrit dans la continuité des politiques menées par les régimes précédents, l’action globale de la IIIème république dans le domaine pénal va se renforcer. Ainsi la colonisation pénitentiaire introduite tout d’abord par Louis Napoléon Bonaparte est maintenue dans ses principes et ses objectifs. Mais, de nouvelles catégories de peines sont mises en place, s’appuyant sur un quadrillage policier de plus en plus efficace, qui soulignent de façon incontestable le désir d’évincer et d’anéantir toute une catégorie de la population qui représente « une menace pour la société normale. »[1]

A/ La récidive : une nouvelle catégorie de crime

Après une brève abrogation en 1870 par le gouvernement de la Défense nationale, la IIIème république applique à nouveau des peines de déportation et de transportation pour les crimes politiques et non politiques essentiellement vers la Nouvelle Calédonie. Patricia O’Brien affirme que :

« Néanmoins, la vague d’expulsions politiques des Communards a été suivie d’un grand nombre d’amnisties, dès la fin des années 1870. A partir de cette époque, la IIIème République a cessé de déporter les condamnés politiques. »[2]

Il est toutefois possible d’objecter à cette affirmation que le crime politique sera tout de même pris en compte. Mais son sens et sa finalité seront détournés au profit d’une forme de « délinquance politique », peine de droit commun. Ainsi, pendant la période des attentats anarchistes en France (1892/1894), de nombreux débats concernant la prise en compte de « l’acte anarchiste » comme un délit politique ou comme un délit de droit commun furent à l’ordre du jour afin d’en établir les modalités de répression.[3]

Ainsi donc la condamnation aux travaux forcés est étendue à de nouveaux délits à partir de 1885, mais les crimes politiques en sont exemptés. La peur croissante de la récidive et l’échec avéré de l’encellulement solitaire[4] justifiaient grandement l’éloignement des criminels hors du pays. C’est l’argument privilégié dans l’idée de colonie pénitentiaire. La récidive est ainsi reconnue comme une nouvelle catégorie de crime assortie d’une nouvelle catégorie de peine : la relégation.

Les années 1880 marquent un nouveau durcissement de l’administration pénitentiaire vis à vis des forçats considérés comme trop bien traités en Nouvelle Calédonie. Mais aussi, dans le même temps, durcissement en matière de répression dont la relégation, issue de la loi du 27 mai 1885 sur les récidivistes, en est l’illustration incontestable. « C’est avec l’espoir d’éliminer du sol français une horde de délinquants que ceux qui étaient au pouvoir ont choisi d’exclure leurs criminels. »[5]

« –Article 1 : La relégation consistera dans l’internement perpétuel sur le territoire des colonies ou possessions françaises des condamnés que la présente loi a pour objet d’éloigner de la France. (…)

Article 4 : Seront relégués les récidivistes qui, dans quelque ordre que ce soit et dans un intervalle de dix ans, non compris la durée de toute peine subie, auront encouru les condamnations énumérées à l’un des paragraphes suivants :

1°/ Deux condamnations aux travaux forcés ou à la réclusion (…)

2°/ Une des condamnations énoncées au paragraphe précédent et deux condamnations soit à l’emprisonnement pour faits qualifiés crimes, soit à plus de trois mois d’emprisonnement pour :

-Vol ; Escroquerie ; Abus de confiance ; Outrage public à la pudeur ; Excitation habituelle de mineurs à la débauche ; Vagabondage ou mendicité par application des articles 277 et 279 du code pénal ;

3°/ Quatre condamnations, soit à l’emprisonnement pour faits qualifiés crimes ; soit à plus de trois mois d’emprisonnement pour les délits spécifiés au §2 ci-dessus ;

4°/ Sept condamnations dont deux au moins prévues par les deux paragraphes précédents, et les autres, soit pour vagabondage, soit pour infraction à l’interdiction de résidence (…)

Sont considérés comme gens sans aveu et seront punis des peines édictées contre le vagabondage tous individus qui, soit qu’ils aient ou non un domicile certain, ne tirent habituellement leur subsistance que du fait de pratiquer ou faciliter sur la voie publique l’exercice de jeux illicites, ou la prostitution d’autrui sur la voie publique. »[6]

Par conséquent, la nouvelle loi sur la récidive frappe les pauvres et très durement, car ces multirécidivistes (comme l’exprime clairement la loi présentée ci-dessus) sont surtout des vagabonds et des mendiants. Les prostituées, une autre catégorie de criminelles pour un délit essentiellement féminin appartiennent également à cet ensemble de crimes de la pauvreté.

Ainsi, ces catégories de nouveaux criminels sont perçues par certains pour être « pour la société plutôt une charge qu’un danger. »[7] ; ou d’autres, tels que M.Léveillé[8], en dénoncent les principes qui ne garantissent pas une véritable colonisation durable et posent des problèmes de sécurité pour les populations déjà installées dans les colonies :

« 1/ Il fallait décréter contre ces incorrigibles du vol une peine unique d’une force et d’une souplesse éprouvée : « la servitude pénale anglaise » qui donne tout liberté à l’état.

2/ Il fallait tempérer la servitude pénale par la « mise en liberté conditionnelle » qui aurait joué le rôle de soupape de sécurité.

Or le législateur français a décidé que le  récidiviste d’habitude encourrait l’un après l’autre deux châtiments distincts :

1/ Le récidiviste devait subir d’abord en France « la peine temporaire » de l’emprisonnement et de la réclusion.

2/ Il devait subir ensuite aux colonies « la peine perpétuelle » de la relégation. Or la première peine, pourtant beaucoup moins dure est considérée par le législateur comme la peine principale, tandis que la relégation à vie n’est qu’une peine « accessoire ». Ainsi, le récidiviste qui a terminé en France sa première peine est considéré comme libéré à l’instant ou il débarque à la Guyane ou à la Nouvelle Calédonie. Et puisqu’il est libéré, il pourra circuler sans entrave dans la colonie. Il travaillera ou ne travaillera pas, selon son gré. Ainsi, va-t-on déchaîner sur deux petites villes de cinq à dix mille habitants : Cayenne et Nouméa, une véritable invasion de Barbares et quels barbares !

Ce projet n’organisera pas, il désorganisera la colonisation pénale et de même, il empêchera toute colonisation libre de s’établir dans les colonies. »[9]

Ces prises de position n’empêchent pas la relégation de s’organiser. Le centre choisi est Saint-Jean du Maroni, en Guyane, qui accueille ses premiers « pieds de biche »[10] (c’est à dire 324 récidivistes dont 24 femmes) le 16 juin 1887. Cette catégorie de forçats se divise en deux groupes : d’une part celui de la relégation individuelle , pour les condamnés qui peuvent justifier de ressources personnelles – ces hommes sont soumis à deux appels par semestre – et, d’autre part celui de la relégation collective, où les condamnés vivent dans un camp, recevant logement et nourriture. Les relégués reçoivent les deux tiers du salaire de leur travail.

Ainsi, la relégation, dans ses objectifs d’éviction des « gêneurs » rouvre la voie de la transportation vers la Guyane ; il faut trouver un châtiment plus intimidant. C’est pourquoi la loi de 1891 organise un régime plus sévère. Précisément, « le nouveau choix de la Guyane pour les condamnés aux travaux forcés était en lui-même une marque de sévérité accrue. »[11]

B/ Expier en Guyane ou la « guillotine sèche »

Après vingt ans d’abandon, « l’enfer vert » succède à « l’Eden vert » des forçats; le régime pénitentiaire de la Nouvelle Calédonie apparaît trop doux. Cette recherche d’un cadre pénitentiaire doit satisfaire tant l’aspect répressif à travers l’application du châtiment adapté, comme par exemple « punir d’exclusion », que l’aspect utilitaire et correcteur à travers l’amendement. Il faut corriger les âmes et les corps et les adapter à des normes disciplinaires qui feront d’eux des hommes et des femmes meilleurs.

« N’oublions pas que la peine des travaux forcés a pour but d’abord l’expiation du crime, ensuite l’amendement du coupable. »[12]

Certes, la répression des actes qui mettent des individus « hors norme » motive la société bien pensante qui s’évertue à affiner, à tisser de façon plus précise plus systématique la trame du filet coercitif qui est destiné à mettre hors d’état de nuire les déviants de la loi commune. Le choix de la Guyane pour la reprise de la transportation sert ces objectifs dans la mesure où l’élimination physique des condamnés est mère de sûreté. Les résultats des hécatombes des années antérieures témoignent déjà de la véritable vocation à poursuivre dans les mêmes conditions la colonisation pénitentiaire c’est à dire éliminer lentement la population des condamnés composée de :

« 20% d’assassins, 75 % de voleurs et 5 % d’incendiaires de sadiques et de faux-monnayeurs (…) C’est un monde de prolétaires de laissés-pour-compte de l’enseignement et de la société, un monde de pauvres que celui des transportés et des relégués de Guyane. L’impression sèche et brutale laissée par ces chiffres prend une dimension tragique lorsqu’on analyse les vies, les crimes, les vols, les condamnations de cette armée de la misère que la métropole expédiait sous l’Equateur. »[13]

Le 15 mai 1889, une commission est nommée afin d’étudier les réformes à introduire dans le régime du bagne. Voici comment le président de cette commission, M. Dislère, explique sa démarche :

« Cherchant, d’une part à tenir le juste milieu entre les tendances philanthropiques un peu dominantes aujourd’hui, et les sentiments de sévérité bien naturels chez ceux qui ont été appelés à voir  de près la triste  population qui alimente  la transportation, nous avons  essayé d’apporter dans la rédaction des règlements disciplinaires tous les ménagements compatibles avec les exigences du bon ordre et de la discipline. »[14]

Ces mesures, qui ont donc pour objet de durcir le régime pénitentiaire, sont les suivantes :

1/ La création du Tribunal Militaire Spécial (décret du 4 novembre 1889), juridiction d’exception destinée à juger les bagnards coupables d’un nouveau crime ou d’un nouveau délit en Guyane même, présidé par un officier de marine ou un officier des troupes coloniales, ce tribunal comprend aussi un magistrat civil et un chef de bureau de l’administration pénitentiaire.

2/ Le décret du 4 septembre 1891 renforce le régime disciplinaire du bagne en :

– réduisant les cinq classes de forçats prévues par le décret de 1880 à trois classes seulement.

– supprimant le salaire qui est remplacé par un pécule (géré par l’A.P[15] et versé au condamné à sa libération).

– aggravant les punitions au nombre de trois : la prison de nuit, la cellule et le cachot.[16]

Ces transformations illustrent les modifications qui semblaient nécessaires, mais quelles sont réellement les conditions de vie dans ces prisons d’outre-mer ou plutôt qu’en est-il vraiment du régime des travaux forcés auxquels sont soumis les condamnés ?

Nous nous contenterons d’exposer brièvement ces réalités qui seront développées plus concrètement dans notre travail à travers l’étude des témoignages de la population de condamnés concernée.

Les transportés n’étaient pas, comme l’imaginaire collectif semble le penser, envoyés en Guyane pour « casser des cailloux ». En réalité, les travaux forcés sont à l’image de la mission que la colonisation pénitentiaire se fixe, c’est à dire la mise en valeur du territoire guyanais : défrichage, construction de route, exploitation forestière, entretien et construction des villes ou des pénitenciers, travaux portuaires, etc… C’est pourquoi nous évoquerons les différents types d’activités de ces pénitenciers qui reflètent la nature des travaux forcés à travers une géographie succincte des bagnes.

Chaque établissement pénitentiaire reflète une activité :

Saint-Laurent du Maroni, en tant que capitale du territoire, regroupe la Direction des services pénitentiaires, les bureaux et magasins, le parc au bois, les ateliers pour les constructions navales, les services du port, de la gare et des téléphones, l’anthropométrie, le Tribunal spécial, une caserne d’infanterie, l’hôpital le plus vaste de la colonie et de très nombreux logements de fonctionnaires.

Les établissements du Maroni comprennent d’autres camps ou chantiers qui reflètent tout un monde de souffrances, parmi les plus importants nous pouvons citer :

Le chantier forestier de Charvein : qui est destiné aux incorrigibles (les « incos ») qui y travaillaient nus et affamés. Il est d’ailleurs surnommé « le camp de la mort ».

Albert Londres le décrit ainsi :

« Le terrain de Charvein est, en partie, envahi par la vase qui fermente, sous la chaleur torride, intenable, propice aux insectes dangereux dont la fureur crible de piqûres lancinantes le corps des hommes ruisselant de sueur morbide.

Ils n’ont pour se désaltérer qu’une eau jaunâtre et polluée, chargée de miasmes dispensateurs des épidémies qui ne pardonnent pas. Les nuits sont, au contraire des jours d’une fraîcheur atroce ! On y entend plus d’un fiévreux claquer des dents, en suppliant qu’on l’achève d’une balle libératrice ! »[17]

Godebert, autre chantier forestier qui devint camp disciplinaire de 1931 à 1938 en remplacement du camp Charvein. Godebert fut également le centre du tannage des peaux.

Le Nouveau Camp était aussi à l’origine un chantier forestier et de culture de la canne à sucre pour l’usine de Saint-Maurice avant de devenir un camp pour les impotents.

Le Camp des Malgaches fut chantier forestier puis centre de culture et de construction de routes et de canaux d’assainissement. Il était réservé en priorité aux condamnés à la peau noire ou les « annamites » (prisonniers indochinois), considérés comme plus aptes à résister au climat[18], comme le camp de la Montagne d’Argent ou étaient cultivés le café et le cacao.

Le Camp des Hattes, créé en 1858, a été le grand centre d’élevage bovin, mais aussi de culture, du territoire du Maroni.

Le centre de Saint-Maurice fut un centre de culture pour les concessionnaires, et posséda une sucrerie qui fut, par la suite, transformée en briqueterie.

Saint-Jean-du-Maroni qui était un village ( aménagé en 1889 pour recevoir les relégués), fut le plus grand des centres pour l’exploitation forestière. De plus l’élevage et l’agriculture y étaient pratiqués. C’est à Saint-Jean que les locaux disciplinaires étaient les plus importants. Outre le camp avec ses ateliers à fer et à bois, sa briqueterie, il y avait là aussi, de nombreux logements de fonctionnaires.[19]

Le pénitencier de Cayenne et ses annexes comprenait quatre bâtiments dortoirs de 40 mètres de long, 19 prisons, 77 cellules, une infirmerie, une briqueterie et deux jardins potagers. De 1872 à 1945, l’effectif total oscille entre 800 et 1500 condamnés. De multiples corvées fournies aux services locaux assuraient la propreté de la ville et l’entretien des routes de l’île de Cayenne.

-A Coswire, des tentatives furent menées pour l’implantation d’arbres à balata pour recueillir du caoutchouc. La culture de cocotiers, bananiers et de maïs était aussi des activités importantes pour ce camp.

L’Ilôt Saint-Louis (au milieu du Maroni) devient le domaine des lépreux après qu’ils aient quitté la léproserie de l’île du Diable, en 1895.

En plus de ces territoires, il faut ajouter les îles du Salut qui abritèrent, entre autres, la quasi totalité des transportés anarchistes de 1887 à 1914. Situées à une dizaine de kilomètres de l’embouchure de la rivière de Kourou, ce groupe de trois îles côtières furent originellement appelées « Iles du Diable » avant d’être dotées d’un nom plus attrayant.

Chacune de ces îles affirmera sa vocation vers la fin du XIXème siècle. Leur point commun réside dans un climat plus clément que sur « la grande terre », mais aussi une impossibilité d’évasion due aux barrières de récifs, aux courants côtiers et aux requins. Les îles du Salut sont les prisons de haute sécurité de la Guyane pour les célébrités des cours d’assise, les politiques et pour les réclusionnaires : les plus mauvais garçons du bagne[20].

L’Ile Royale a une étendue de 28 ha pour 950 mètres de longueur. Elle reste le territoire des bagnards les plus lourdement condamnés et de ceux dont la célébrité (qu’elle qu’en soit la forme) nécessite une surveillance de chaque instant.[21]

Une infrastructure importante y est mise en place : à l’ouest se trouve le sémaphore, la caserne de la troupe, les prisons, les logements du personnel, les ateliers, la bouverie et plus tard une école pour les enfants ; à l’est, les logements des cadres, le quartier cellulaire, les magasins, le corps de garde du quai, le hangar aux constructions navales et la boulangerie. En 1855, y est inaugurée une église.

Un détachement militaire de 50 hommes stationne à la Royale. Les locaux disciplinaires de l’île comprennent : 8 cachots, 58 cellules et 2 prisons. Il n’y a pas de cimetière à la Royale, à part quelques tombes d’enfants et de femmes de surveillant; et, celles des personnes libres enterrées à Saint-Joseph. Les dépouilles des condamnés étaient immergées, offertes ainsi en pâture aux « écumeurs des mers » : les requins. [22]

L’Ile Saint-Joseph a une superficie de 20 ha pour 650 mètres de longueur. Cette île est le domaine de la réclusion avec ses 52 cellules étroites et sombres, surmontées de poutrelles à claire-voie et entourées d’un chemin de ronde qui permet de surveiller les condamnés, tels des animaux en cage. « Ce qui frappait en arrivant à Saint-Joseph c’était le silence qui planait et auquel les condamnés étaient astreints jour et nuit. »[23] Elle comprend également une tannerie, montée en 1855, qui produit du cuir pour la confection sur place des chaussures des forçats.

L’île du Diable a une superficie de 14 ha pour une longueur de 950 mètres. Après avoir servi de léproserie pour les condamnés aux travaux forcés atteints de cette maladie, elle est à partir de 1895 déclarée « lieu de déportation » par la loi du 9 septembre 1895. Elle y accueille de 1895 à 1899 le capitaine Dreyfus et, plus tard, une vingtaine d’espions ou supposés tels, y connaissent les rigueurs de l’exil après la Première guerre mondiale.

Aux différents aspects du travail quotidien des condamnés aux travaux forcés, s’ajoute une autre donnée qui donne tout le caractère réel de l’expiation recherchée : la maladie ou le désespoir, en d’autres mots une mort lente.

Les conditions de vie et de travail, alliées au manque d’hygiène et à la malnutrition en sont les principales causes. Si une punition disciplinaire vient s’ajouter à ces données, compte-tenu des conditions de détention dans les cachots ou les prisons, l’état physique et moral du condamné périclite à vitesse accélérée. Le témoignage du Docteur Rousseau[24], qui fut médecin-chef de 1928 à 1932 des établissements pénitentiaires de Guyane, est non seulement fiable mais, éloquent sur ce point :

« Ce sont essentiellement des charniers où, s’alliant à la syphilis et à la tuberculose tous les parasites tropicaux (hématozoaires du paludisme, ankylosômes, amibes de la dysenterie, bacilles de Hansen, etc.) deviennent les auxiliaires les plus sûrs d’une administration dont le rôle est de regarder fondre les effectifs qui lui sont confiés. Les plus farouches théoriciens de « l’élimination » peuvent être satisfaits. Les transportés condamnés ou relégués, vivent en moyenne cinq ans en Guyane, pas plus.

Pourquoi y meurent-ils, alors que le personnel pénitentiaire y prospère ? La chose est facile à comprendre, le personnel pénitentiaire mange à sa faim, boit à sa soif. La faim, au contraire, tenaille les transportés. C’est pourquoi tous les virus y trouvent un terrain sans défense. C’est là, à une grande échelle, puisque l’expérience débute en 1852, la démonstration éclatante de la moindre résistance du terrain appauvri par la famine. […] En fait, le condamné n’a qu’un droit, celui de se taire. Frustré dans tous les domaines, vêtements, habitation, hygiène corporelle, aussi bien que la nourriture, il ne se plaint pas pour éviter les rigueurs d’une commission disciplinaire devant laquelle le plaignant est obligatoirement convoqué et qui, par système, refuse toute créance à sa parole . […] Tous ces bagnards, occupés généralement à des travaux improductifs et fastidieux, à moins qu’ils ne soient domestiques chez leurs surveillants, sont bien condamnés, si l’on veut, à des travaux forcés, ils sont avant tout condamnés à être continuellement lésés, au péril de leur vie, et à avoir toujours tort quand ils réclament. Là est l’essentiel de leur peine. […] La faim, la maladie, la mort ! […] Pour s’y soustraire, il faut s’évader ! Pour nos voisins hollandais, anglais et vénézuéliens, c’est un scandale de voir échouer plusieurs fois par an sur leur littoral ces radeaux de fortune chargés d’évadés affamés qui, bravant les risques de la mer, ont tout tenté pour échapper à une mort lente, fatale au pénitencier.

Quant aux méthodes de relèvement, c’est ici chose inconnue. Et que dire du traitement des récidivistes, pour la plupart psychopathes sous les tropiques. En vérité, les bagnes de la Guyane sont la négation de la prophylaxie criminelle, des méthodes de rééducation médicales et pédagogiques, de la psychiatrie, de la biocriminologie, en un mot du bon sens. »

Il est toutefois difficile d’établir avec une grande précision un état précis de la mortalité dans les colonies pénitentiaires, car les données statistiques qui existent apparaissent contradictoires ou lacunaires. La confrontation de certains chiffres nous permet cependant de considérer les évaluations avancées par Edmond Henri[25], inspecteur des colonies, pour la période de 1898 à 1910. En étudiant l’évolution de la population pénale et tenant compte des libérations et des évasions, il constate que l’effectif des transportés n’a pas varié, malgré l’arrivée approximativement de 900 condamnés par an (4135 personnes au 31/12/1898 ; 4391 personnes au 31/12/1908; 4454 personnes au 31/12/1910) et évalue la mortalité, pour la totalité des établissements pénitentiaires, à 12 % de la population pénale par an. Ce qui est très élevé étant donné que les tranches d’âge concernées restent assez jeunes. Les vieillards ne sont pas condamnés aux travaux forcés, la population pénale concerne majoritairement les 25/40 ans.

Il est difficile considérer que les gouvernements de la IIIème République n’aient pas eu connaissance de ces chiffres et des conditions réelles de vie et d’exploitation des condamnés. D’une part parce que les expériences de transportation antérieures s’étaient révélées être des échecs pour la colonisation pénitentiaire, compte tenu d’une mortalité élevée des transportés, et d’autre part parce que de nombreux rapports et études sur la transportation en exposaient les limites.

Il apparaît surtout que les forçats de Guyane ont oeuvré à leur propre détention. Le bilan de la colonisation pénitentiaire est assez pitoyable car, les travaux réalisés au terme d’un siècle de bagne se limitent à « la construction d’une jetée en pierre à Cayenne, d’une route de 44 km entre Cayenne et Kourou, de 120 km de route-piste et de quelques digues et travaux de drainage. »[26]

Alors qu’un consensus semble se dégager sur l’efficacité de la peine des travaux forcés dans les bagnes d’Outre-mer, il nous faut toutefois souligner que beaucoup de voix s’élevèrent contre elle.[27] Néanmoins, il faudra attendre 1923 pour qu’Albert Londres, journaliste, porte un premier coup décisif contre ce type de peine. A travers une série d’articles faisant suite à une enquête en Guyane, il « met en relief les conditions de vie, l’inhumanité d’un système transformant les êtres en choses », secouant ainsi l’opinion publique, qui n’avait jusqu’alors manifesté qu’un intérêt limité pour ce problème.

Ce n’est que le 17 juin 1938 que le Président de la République Albert Lebrun met fin par un décret-loi à la peine des travaux forcés en Guyane, mais rien n’est prévu pour le rapatriement de ceux qui s’y trouvent. Cette lourde tâche sera confiée à l’Armée du Salut, à partir de 1946 (date officielle de la fermeture des bagnes), ainsi que celle de la réinsertion des anciens transportés. Les rapatriements s’échelonnent jusqu’en 1953, ne resteront en Guyane que ceux que rien ni personne n’attend en métropole…[28]


[1]Op.cité.Patricia O’Brien, Correction et châtiment, page 279.

[2]Ibid.page 277.

[3]Jean-Pierre Machelon, La république  contre les libertés , Paris, FNSP, 1976, page 410 (note n°46). Voir notre développement de cette question dans la première partie.

[4]In op.cité, Patricia O’Brien, page 276/277. Ceux qui critiquaient l’enfermement solitaire soutenaient souvent la transportation. Guillaume-Marie-André Ferrus condamnait l’encellulement solitaire sur une longue période et approuvait la déportation outre-mer en tant que peine complémentaire, nécessaire après le pénitencier, De l’expatriation pénitentiaire pour faire suite à l’ouvrage :  des prisonniers de l’emprisonnement et des prisons, Paris, 1853. D’autres, comme Auguste Bonnet donnaient l’argument classique, c’est à dire que les prisons étaient seulement des écoles du crime et qu’elles devaient être purgées des « incorrigibles » : Considérations sur la déportation, la réclusion cellulaire à court terme, et les modifications  qu’il y  aurait à apporter  au régime actuel de  nos prisons, Paris, 1865. Charles Lucas, en revanche, a été un des plus grands défenseurs de l’encellulement. Même en 1882, il affirmait que la raison pour laquelle le crime augmentait ne tenait pas à l’échec du système, mais plutôt à sa mauvaise implantation. Il imputait l’échec à l’autonomie des départements. Lettre à  M.le Ministre de l’intérieur sur le projet de loi relatif à la transportation des récidivistes, Paris, 1882.

[5]Op.cité, Patricia O’Brien, Correction ou châtiment, page 279.

[6]Loi n° 15503 du 27 mai 1885 sur les récidivistes, Journal officiel, du 28 mai 1885. Présentée en Annexe n° 7.

[7]Fernand Desportes, La récidive. Examen du projet de loi sur la relégation des récidistes, Paris, 1883, page 51.

[8]Professeur à la faculté de Droit de Paris, il était membre de la commission pénitentiaire qui en 1889 durcit le système pénitentiaire de la Guyane.

[9]J.O. Sénat. Janvier 1885, page 407, annexe n° 352.

[10]Argot bagnard qui signifie « relégué ».

[11]Op.cité.Michel Devèze, Cayenne, déportés et bagnards, page 147.

[12]In ibid.page 161. Rapport Dislère du 24 mars 1891. Archives coloniales. Série H. Notice pour 1885-95, annexes, page 781.

[13]Op.cité, Michel Pierre, La terre de la grande punition, page 42.

[14]Op.cité, Michel Devèze, Cayenne déportés et bagnards, page 161. (Rapport Dislère du 24 mars 1891. Archives Coloniales. Série H. Notice pour 1885-95, annexes, page 781.)

[15]Mis pour Administration Pénitentiaire.

[16]Ibid page 161/162.

[17]Albert Londres, Au bagne, Paris, Albin Michel, 1924, page121.

[18]Op.cité.Jacques Petit (sous la direction de), La prison, le bagne et l’histoire, page 96.

[19]Danielle Donet-Vincent,La fin du bagne, Rennes, Ouest France Editions, 1992, page 26.

[20]Op.cité, Jean-Pierre Fournier,Visions du bagne, page 13.

[21]Voir l’exemple de l’Internement forcé aux îles du Salut pour les anarchistes dans la première partie de notre travail.

[22]Op.cité.Jean-Pierre Fournier, Vision du bagne, page 13.

[23]Ibid.page 88/89.

[24]Dans sa lettre de préface à Mireille Maroger,Bagne, 1933.

[25]Edmond Henri, Etude critique sur la transportation en Guyane française – Réformes réalisables –, Paris, Sirey, 1912, Archives d’Outre-mer (SOM B863).

[26]Op.cité, Michel Pierre, Le dernier exil, Histoire des bagnes et des forçats , 1989, page 127.

[27]Op.cité, Danielle Donet-Vincent, La fin du bagne, 1992, page 30.

[28]Op.cité, Michel Pierre, Le dernier exil, Histoire des bagnes et des forçats , 1989, page 126.

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