Les tatouages de l’Oncle


Dans son étude sur la Terre de grande punition, Michel Pierre signale le grand nombre de bagnards tatoués et, malgré l’interdiction réglementaire de cet usage, « il est rare de rencontrer un forçat  qui ne porte point sur le corps quelques dessins ou devises » . Barrabas, matricule 34777 fait figure d’exception. Le forçat sait se jouer des règlements et faire inscrire sa vie, ses pensées, son œuvre sur le corps.

Albert Londres consacre tout un chapitre en 1923 à cette véritable « littérature de tatoués » qui, comme les foires aux monstres dans les fêtes foraines, suscitent un certain voyeurisme malsain chez nombre de reporters venus chercher le scoop en Guyane. Certains peuvent y voir une confirmation de la très hypothétique justesse des thèses du médecin italien Lombroso sur l’homme criminel qui porterait sur lui les stigmates de ses crimes passés et à venir.

Beaucoup de condamnés arrivent déjà marqués, portant sur eux « une sorte de degré zéro de la biographie ». Ils viennent pour la plupart de Biribi. Mais, pour Dominique Kalifa, auteur récent d’une excellente histoire des bagnes militaires, ces tatouages constituent une source de premier ordre pour qui veut étudier cette population pénale particulière, à fort pourcentage d’analphabètes, socialement défavorisée et peu encline à coucher ses souvenirs de l’enfer sur papier.

C’est alors sur lui que l’ancien des bat’ d’Af’ et autres camps disciplinaires, en débarquant au bagne, peut laisser entrevoir à qui le veut une trace de son passé. Ces marques sur les « homme bleus » des bagnes, aussi éphémères puissent-elles être, ne manquent pas d’intriguer à son tour ce fin connaisseur de l’institution pénitentiaire coloniale que fut le docteur Louis Rousseau. Les conclusions de l’Oncle rejoignent finalement et bien des années avant celles de l’auteur de Biribi.

Docteur Louis Rousseau

Un médecin au bagne

Éditions Fleury, 1930

p.221 : Beaucoup de transportés sont tatoués. Les uns ont un tatouage, les autres plusieurs. Quelques-uns en sont, couverts de la tête aux pieds. Les détenus les plus tatoués et les plus enclins à persévérer dans cette pratique sont ceux que l’on appelle improprement d’ailleurs les condamnés militaires. En fait, ce sont des détenus condamnés à la peine des travaux forcés alors qu’ils purgeaient une peine de travaux publics ou de prison dans un pénitencier militaire. Le tatouage est si à la mode parmi eux qu’on peut croire qu’il ne leur est pas défendu. Je croirais volontiers que dans ce milieu la pratique du tatouage est en assez étroite relation avec l’homo-sexualité. Les dessins, qui sont très souvent des portraits de femmes et des sujets obscènes, et les parties du corps où ces dessins sont placés le laissent à penser. Il est possible aussi que l’opération du tatouage soit pour l’opérateur qui pique pendant des heures l’élu de son coeur, un plaisir sadique que l’opéré partage. Il est certain que quelques amants féroces, émus des assiduités que rapportait à leurs amis une figure efféminée, les ont décidés à se laisser tatouer sur le visage un masque repoussant, espérant ainsi éloigner les prétendants. Tous ces tatouages exécutés dans les établissements militaires ou par d’anciens pensionnaires de ces établissements sont en général bien faits.

Cette maîtrise dans l’art d’illustrer la peau manque à ces enfants de quinze à seize ans qui, privés de toute surveillance familiale battent le pavé des grandes villes en attendant de faire un mauvais coup. Le tatouage con­sidéré par le gamin comme une marque de supériorité est fait ici par crânerie pour épater les camarades. Il n’a rien d’artistique. C’est aussi dans cet esprit que se tatouent les jeunes détenus des maisons de correction auxquels cependant le tatouage est sévèrement défendu. Mais cette défense n’est qu’un attrait de plus. A cet âge le délinquant ne connaît pas les inconvénients du tatouage. Par esprit d’imitation et pour suivre la mode, il illustre sa peau et ne voit dans le tatouage qu’une parure qui pose son homme. Ce n’est que plus tard qu’il regrettera et essaiera mille moyens pour l’effacer, ce qui prouve que de judicieux conseils seraient plus efficaces que la répression. Mais les administrations pénitentiaires voyant  dans le tatouage de gros avantages d’ordre signalétique, se soucient peu du tort qu’il fait aux jeunes délinquants et, n’osant l’encourager ouvertement, le tolèrent.

Dans quelques grandes Villes, il n’est pas rare de voir de jeunes délinquants se tatouer sur le visage ou sur la main des points qui rappellent les mouches de la Régence et ne sont que des signes de ralliement. C’est ainsi qu’il y eut la bande des trois points, la bande du point bleu…

Les tatouages exécutés dans les prisons métropolitaines, notamment dans les maisons d’arrêt et de justice, sont mieux faits que ceux des jeunes délinquants mais ne valent pas encore ceux des prisons militaires. Inculpés ou condamnés se tatouent par cafard. Certains, déses­pérant de leur sort, se tatouent des aphorismes de haine. D’autres, d’esprit plus pratique, comprenant la vanité de ces inscriptions qui ne servent qu’à les trahir, fixés sur l’inefficacité des traitements qui prétendent les faire disparaître pratiquent l’homéopathie et se font tatouer de  nouveaux sujets sur les anciens, de manière à dérouter les recherches anthropométriques. Ils se font alors des placages : ce sont le plus souvent des grappes de raisin.

Au bagne guyanais il est rare qu’un forçat n’ayant pas de tatouage à son arrivée se fasse tatouer. Si d’aventure le cas se produit, on peut être sûr qu’il s’agit d’un jeune condamné et le plus souvent d’un  inverti très ardent. Mais le tatouage y est fort goûté des anciens condamnés militaires qui ajoutent de nouveaux tatouages aux anciens. D’autres condamnés porteurs de quelques inscriptions se font faire des placages pour mieux échapper aux recherches quand ils s’évaderont. Cette supercherie est quelquefois couronnée de succès. À Demerara et à Trinidad, les autorités judiciaires anglaises se sont quelquefois mon­trées exigeantes en matière de preuves signalétiques, quand le gouverneur de la Guyane française demandait l’extradition d’un forçat fugitif. Un tatouage remplacé par une cicatrice, une figure remplacée par une autre, cela suffit à faire prononcer le relaxe du fugitif. En 1902,  la Cour de la Reine à Georgetown, jugeant sur appel une affaire d’extradition, fut le théâtre d’un incident curieux. Parmi le nombre de prévenus, arrêtés sur dénonciation consulaire, se trouvaient une douzaine de forçats qui s’étaient évadés du pénitencier de Saint-Laurent à l’aide d’un chaland de l’administration. Celle-ci pour faciliter l’identification, avait envoyé dans l’état de refuge un surveillant principal et un surveillant anthropométreur. A l’audience, comme le Président opinait pour le relaxe des cas douteux, l’agent français demanda la parole pour expliquer la pratique du placage. Il aurait dû s’en tenir là, mais il voulut en prouver davantage et énonça une généralisation un peu osée :

  • – D’ailleurs, dit-il au président, le fait seul que ces individus sont tatoués prouve leur origine pénale.
  • – Vous allez un peu fort, Monsieur le témoin, lui répliqua le président, et relevant une de ses manches, il ajouta ironique en exhibant un bras illustré : « Moi aussi je suis tatoué et cependant je ne viens pas de Cayenne».

Et il prononça le relaxe du prévenu en cause.

Le tatouage d’un homme n’est pas dans un rapport constant avec son degré de moralité, d’intelligence et de culture. Bien qu’il soit exact que le plus grand nombre des transportés dont la peau est très illustrée aient des facultés morales et intellectuelles au-dessous de la moyenne, il ne l’est pas moins que dans le groupe des peaux vierges le degré de moralité et d’intelligence n’est pas de beaucoup supérieur. On peut trouver parmi les porteurs de quelques tatouages des hommes très intelli­gents, de bonnes moeurs,d’une haute probité pénale et incapables de délation, cependant que dans le groupe des peaux vierges on peut rencontrer des buses doublées de mouchards et de catins.

Au contraire, le tatouage m’a paru être dans un r:apport constant avec le jeune âge. Tous les condamnés plus ou moins tatoués ont eu une enfance mal surveillée. Beau­coup ont passé par les maisons de correction et par les établissements pénaux militaires. Quelques-uns ont servi dans la marine ou dans les troupes coloniales. D’où il appert que le tatouage – il s’agit ici du premier tatouage qui est la raison des suivants – a toujours été exécuté entre douze et vingt-cinq ans et que le mobile est à chercher dans les usages des milieux fréquentés. Le tatouage parait être une mode à laquelle sacrifient certains hommes jeunes pour différents motifs. Il est le signe de reconnaissance d’une bande de malfaiteurs. Il est quel­quefois une manifestation érotique. Plus souvent il per­pétue une date mémorable, un fait de guerre, un souve­nir d’amour ou d’amitié. Il sert aussi à inscrire en lettres indélébiles des cris de haine. On peut le rapprocher dans tous ces cas de la manie assez innocente qu’ont beaucoup de jeunes gens de graver sur le bois ou la pierre et dans les endroits fréquentés leur nom, une sentence et une date dans le but ridicule de laisser trace de leur passage.

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