La garotte et le bâton


7 juin 1896 à Barcelone. La procession religieuse du Corpus Christi de Barcelone passe dans la rue Cambio Nuevos. Une bombe explose. Douze morts. Une trentaine de blessés.

L’article du numéro 1 de L’Agitateur, en date du 4 au 19 février 1897, est un des rares traitant de l’actualité internationale. Il met en lumière la chasse aux anarchistes au-delà des Pyrénées. Il n’exclut pas nous dit la feuille marseillaise que l’attentat soit le fait d’une provocation policière. Le fait ne serait pas nouveau et, en France, il n’est pas loin le souvenir des manigances parisiennes du préfet Andrieux.

Quoi qu’il en soit,  une impressionnante et effroyable répression en résulte. Charles Malato les décrit avec force de détails dans ce papier issu du n°60 du Libertaire. Plusieurs centaines de personnes subissent ainsi les arrachages d’ongles, les coups, les brûlures et autres joyeusetés de la question.

Mais la relation de l’affaire et de ses suites prouve également l’activisme d’un groupe, celui d’Alexandre Jacob, et par extension la vitalité du mouvement libertaire dans les Bouches du Rhône comme l’a montré l’étude de René Bianco. Des réunions de soutien sont organisées dans la cité phocéenne ; celle prévue par la Jeunesse Internationale se heurte, comme le révèle un second et plus petit article dans les pages intérieures du journal, au refus par la municipalité Flaissières  de prêt d’une salle. Il est fort probable que la manifestation de solidarité ait été organisée dans un des bars fréquentés par le groupe anarchiste.

En Espagne, le gouvernement de Canovas del Castillo fait sourde oreille aux appels à la clémence. Les cinq anarchistes jugés coupables (Tomás Ascheri, José Moles, Antonio Nogués, Juan Alsina et Luis Más) sont exécutés le 4 mai 1897 dans la sinistre forteresse de Montjuich. Comme le président Carnot en France, le premier ministre espagnol est tenu pour responsable du martyr subis par les compagnons garottés. Le rôle du vengeur est ici assumé par l’Italien Michele Angiolillo qui, parti de Londres, avait suivi Canovas del Castillo jusque dans la station balnéaire basque de Santa Agueda. Le 8 août 1897, il abat le chef du gouvernement alors que ce dernier lisait un journal en compagnie de sa femme sur le balcon de sa villa.

L’Agitateur

N°1

Du 4 au 19 février 1897

L’Inquisition en Espagne

Il se passe au-delà des Pyrénées des faits révoltants de férocité, faits qui n’ont pas été divulgués et pour cause, par la soi-disant presse républicaine toujours à la solde des ennemis de l’obscurantisme.

Voici les faits, pris sur le n°60 du Libertaire :

Le 7 juin dernier, à Barcelone, une bombe était lancée sur la procession qui traversait la rue de Cambios Nuevos pour se rendre à l’église santa Maria del Mar. Il y eut plusieurs victimes.

D’où était parti le projectile ? Qui l’avait jeté ? On ne le sut ; on ne le saura peut-être jamais. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à la suite de cet attentat, les autorités en vertu de l’état de siège et de la suspension des garanties constitutionnelles, incarcérèrent trois-cent-quatre-vingts personnes.

Il était cependant de toute évidence que la bombe n’avait pu être jetée que par une seule main !

Mais, avant d’aller plus loin, avant de narrer les tortures infligées à ces malheureux, il est nécessaire de retracer en quelques lignes la situation sociale et morale de la Péninsule.

Depuis nombre d’années, mais surtout depuis l’avènement au pouvoir de Canovas del Castillo, le véritable homme d’état de la monarchie alphonniste, l’Espagne est la proie de la réaction cléricale et militaire la plus effrénée. A la misère économique des populations travailleuses, pressurées comme partout, s’ajoute la misère morale plus grande qu’ailleurs.

L’oppression de la pensée y est sans bornes.

Sous des dehors constitutionnels, quasi-démocratiques même, le gouvernement peut, quand il le veut, suspendre toutes garanties publiques, se jouer de la liberté individuelle, faire déporter ou assassiner sommairement.

Quant aux colonies, livrées en pâture à tous les favoris de la cour, à tous les nobles rastaquouères désargentés, dévorées par la vermine religieuse, régulière ou séculière, épiscopale ou monastique, broyées sous le lourd talon des soudards, leur condition est plus intolérable encore. Il y parait par la révolte de Cuba et des philippines.

L’excès de souffrances engendra, principalement en Catalogne et en Andalousie, les deux foyers révolutionnaires de la Péninsule, des tentatives d’affranchissement, parmi lesquels il faut signaler tout spécialement le mouvement insurrectionnel de Xeres, en janvier 1892. Chaque fois le gouvernement répondit de façon atroce par le garrotte ou la fusillade.

La strangulation de Rusquini, Lomela, Zarzuella, Lebrijano, l’exécution de Pallas, Colina, saldani, Cervera, Salvador French, Aragon, Masso et de tant d’autres, fusillés dans les fossés de Montjuich devaient naturellement faire germer les représailles.

L’armée qui frappait, le clergé qui, omnipotent, dirigeait le bras des soudards devaient tout naturellement se retrouver visés. Ainsi peut s’expliquer, si l’on n’accepte pas l’hypothèse, admise par beaucoup, d’une provocation policière, l’attentat dirigé contre la procession de la rue Cambios Nuevos. En tête de cette procession marchaient prélats et généraux. Néanmoins, ceux-ci, ce qui peut confirmer les suspicions, ne furent pas atteints ; les seules victimes du côté du peuple.

Pour cet acte qu’un seul avait pu et vraisemblablement avait du commettre, trois-cent-quatre-vingts, nous l’avons dit, furent arrêtés.

Moitié furent enfermés à fond de cale d’un navire de guerre en rade de Barcelone, moitié allèrent peupler les cachots de Montjuich.

Ce qui s’accomplit alors dépasse toutes les limites du vraisemblable et n’est pourtant que trop vrai. Si fort, si poignant que fut le cri de douleur des victimes qu’il put traverser les murailles de l’infâme forteresse.

Dès le premier jour, les juges militaires instructeurs s’aperçurent facilement qu’aucun de leurs prisonniers n’était auteur de l’attentat. On les avait saisis d’un même coup de filet, les uns parce qu’ils étaient anarchistes, d’autres parce qu’ils prononçaient parfois le mot république ou s’abstenaient d’aller à la messe et que malheureux on les supposait mécontents, logique de jocrisse au service de l’ordre gouvernemental ! On les avait incarcérés non pas parce qu’ils étaient coupables, mais parce qu’on appréhendait qu’un jour ils pussent le devenir !

Innocents, ils ne pouvaient s’accuser d’un acte qu’ils n’avaient pas commis. Mais la justice est ingénieuse : pour les faire avouer et s’entre-dénoncer, elle exhuma les supplices du moyen-âge ; elle en ajouta de nouveau et, sous la direction du lieutenant de gendarmerie Narcisso Portas, fauve à face humaine, on arracha les ongles, on brûla les hanches, on tordit les testicules, on emprisonna les têtes dans des caques reliés à une pile électrique.

En même temps se combinaient ingénieusement avec ces tortures la fustigation, la privation du sommeil, la marche obligatoire jour et nuit, l’alimentation exclusive de morue salée jointe à la privation complète de boisson, et qui sait encore quels autres supplices !

Il faut fermer les yeux à la raison (cerrar los ojos a la razon) déclarait cyniquement le juge militaire Marzo, réclamant la peine de mort pour vingt-huit accusés et le bagne pour les autres.

Vaincus par l’excès des souffrances, quelques prisonniers faiblirent, s’accusèrent, accusèrent leurs compagnons. Déjà les bourreaux se frottaient les mains.

Tout secret qu’il fût, cependant, le procès leur devait être une désillusion.

– J’ai été torturé, forcé de dénoncer faussement, déclara Ascheri. – Et moi aussi, déclara Molas. – Et moi aussi, déclara nogues. – Tout est mensonges et infamie dans ce procès, cria Callis. Et tous se montraient leurs chairs brûlées, leurs membres brisés, leurs lèvres mutilées, leurs mains sans ongles, tous exhalaient leur douleur, leur rage : tous ? Non. Mais, lui ne disait rien. Soumis au supplice du casque électrique, il n’avait pu le supporter et était devenu fou.

L’indignation gagna jusqu’aux officiers, jusqu’à des geôliers. Plusieurs démissionnèrent, invectivèrent les bourreaux, apportèrent leur témoignage à tous ceux qui, malgré le secret de l’instruction et le huis-clos du procès, avaient déjà pu être produits. Les juges atterrés n’osèrent prononcer que huit condamnations à mort au lieu de vingt-huit.

Que huit ! Il n’y aura que huit hommes assassinés au nom de la loi, après avoir subi d’épouvantables tortures, pour un acte qu’ils n’ont pas commis.

Eh bien non ! Il ne faut pas que pareille infamie s’accomplisse et si n’est un vain mot, si l’opinion publique pèse de quelque poids dans la marche du monde, le pale soleil de février n’éclairera pas les fossés de Montjuich, rougis du sang de nouveaux martyrs.

Charles Malato

L’Agitateur

N°1

Du 4 au 19 février 1897

L’Agitateur dans la Région

Marseille

Dans notre ville, nous avions organisé une réunion publique de protestation sur l’Inquisition en Espagne et avions décidé pour un  nouveau meeting de demander la salle du Grand Théâtre, accordée aux philanthropes (pour leur poche) ; croyant que le maire puisse être indigné au récit de ces tortures, nous espérions avoir cette salle, mais cet avorton du Sénat n’a rien trouvé de mieux que de répondre « qu’il ne voulait pas s’immiscer dans les affaires de nos voisins ». Donc, ayant à lutter contre le pouvoir central qui nous fait refuser les salles et contre le mauvais vouloir de la municipalité, notre tâche se trouve accrue et il importe à nous de proclamer bien haut la vérité sur ces tortures sans nom.

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