L’oncle et les PD


bagnards homosexuels, dessin de Georges Jauneau 1928La vision qu’a Louis Rousseau de l’homosexualité tranche avec celle de Jacob. Le médecin au bagne consacre en effet une grande partie de son chapitre sur les mœurs des condamnés à décrire une inversion sexuelle subie où s’affrontent les passions exacerbées des transportés. Car l’acte, s’il ne peut être que contre nature, est fatalement induit par un milieu délétère et par l’enfermement. Il en serait autrement dans la vie libre pour un grand nombre de condamnés. Les autres ne constitueraient ainsi qu’un groupe minoritaire de malades mentaux. Rousseau fait bien évidemment référence au très  rétrograde Lombroso pour appuyer un propos que nous ne partageons évidemment pas. Une telle vision n’est plus aujourd’hui de mise.  Mais il faut remarquer aussi que Rousseau s’inscrit néanmoins dans le cadre d’une étude scientifique globale, avec les sources moralistes du moment, du bagne et de ses habitants. Et ce ne sont là que des hommes punis.

 

Un médecin au bagne, éditions Fleury, 1930Louis Rousseau

Un médecin au bagne

p.208-220 :

Mœurs des condamnés

(…) On rend toujours le condamné responsable de ses mauvaises moeurs. On pense que sa perversité qui en a fait un criminel et l’a conduit au bagne continue de se manifester en captivité par des pratiques immorales. Cela n’est pas juste. Que deviendraient des individus a casier judiciaire vierge, pris au hasard et traités comme le sont les condamnés, dans un bagne d’où serait pourtant exclu tout criminel ? Si l’on recherche en toute impartialité les responsabilités, on s’aperçoit que les moeurs pénales sont imputables au régime du bagne bien plus qu’aux condamnes eux-mêmes.

Le mâle riche en gamètes tend à s’en débarrasser. Dans un groupement humain d’où la femme est exclue, cette tendance conduit a l’homo-sexualité. S’en indigner ne sert de rien. Il vaut mieux rechercher les causes de l’ho­mo-sexualité que de la reprocher à ses adeptes.

Si on se rapporte de confiance à l’opinion des .fonc­tionnaires de la chiourme, tous les condamnés pratiquent l’inversion sexuelle. C’est là une exagération. Que ce soit par respect humain, par timidité, par crainte de l’opi­nion, par dégoût, par tempérament ou par effet de l’age et de l’usure, on peut évaluer à trente pour cent le nom­bre des détenus qui ne pratiquent pas le vice cher à César.

Il est des homo-sexuels de toutes sortes. Les uns se contentent d’unions momentanées au gré de leurs besoins et à la mesure de leur bourse. Les autres observent en quelque sorte la tradition monogame du Code civil et se mettent en ménage avec un ami de leur choix. Chez ceux-ci toute question d’intérêt matériel n’est pas exclue dans les motifs qui déterminent leur choix. Bien que l’on rencontre quelques rares couples épris sans calcul, chez lesquels le sentiment et la passion dominent toute autre considération, la plupart des unions homo-sexuelles sont cimentées par toutes sortes d’intérêts.

Tout comme dans la société normale, on constate ici l’adultère, le maquerellage et la prostitution. Les homo­-sexuels du type actif s’appellent les hommes, ceux du type passif les mômes. Si le môme quitte son homme ou lui est sournoisement infidèle, il lui en coûte d’amers reproches, parfois des coups, quelquefois la mort. Tout dépend du tempérament de l’amant malheureux. Ces moeurs sont la source d’une foule d’intrigues dans les­quelles la délation cultivée par l’administration péniten­tiaire joue un grand rôle, et qui ont parfois leur épilogue devant le Tribunal maritime spécial. C’est l’éternelle histoire de Paris et de la belle Hélène.

Il arrive que l’homme guidé par l’esprit de lucre plus que par des motifs de coeur, fait de son môme un vide-gousset. A cet effet il l’éduque et le dresse. Celui-ci, à l’instar des personnes équivoques qui se pavanent sur le Lido de Venise ou la plage de Nice, se fait des clients qui, au lieu d’être des rentiers oisifs et pervertis, sont des détenus qu’une bonne débrouille enrichit.

Parmi les passifs il en est qui font preuve de fidélité. D’autres pratiquent la loi Naquet : on les appelle les planches à guillotine, en raison des conséquences possi­bles de leurs infidélités. D’autres se livrent à 1a prosti­tution pour le compte de leurs protecteurs ; d’autres, enfin, solitaires, se vendent pour leur propre profit.

Beaucoup d’actifs se croiraient déshonorés de renver­ser les rôles, d’autres au contraire par goût ou contagion deviennent passifs. Des passifs deviennent très souvent actifs et cachent avec soin leur ancienne passivité. C’est le cas de beaucoup de détenus qui ont passé par les mai­sons de correction et les bagnes militaires. Dans beaucoup de ces unions d’invertis, il est donc clair que les termes de mômes et d’hommes n’ont plus leur raison d’être.

Beaucoup de ces homo-sexuels sont cyniques, non pas qu’ils pratiquent leurs moeurs au grand jour et qu’ils manquent de pudeur dans leurs gestes, mais ils savent qu’ils sont connus comme homo-sexuels, s’en moquent et n’en font pas mystère. Beaucoup sont honteux et em­ploient mille ruses pour cacher leur commerce. Si d’occasion la conversation tombe sur les moeurs, ils n’auront pas assez de mots pour flétrir de telles pratiques et la morale trouvera en eux de chaleureux défenseurs. Une louable honte s’allie à une moins louable hypocrisie.

De vieux condamnés usés, déprimés, devenus impuis­sants, se repentent de leur ancien péché de luxure comme le font les filles de joie sur le retour. Ils n’ont qu’invectives pour ceux de leurs co-détenus, qui se livrent à ces moeurs, oublient ou feignent d’oublier qu’eux-mêmes s’y étaient livrés avant eux. D’autres, plus sincères, sont aussi plus indulgents.

II y a aussi des condamnés timides, des sensitifs, que la vue d’un visage effémine séduit. Ils se bornent à faire des cadeaux, à offrir leurs services et ne vont pas plus loin. Si en manière de plaisanterie quelque voisin effleure en causant la question scabreuse en faisant allusion à leurs attitudes, ils s’indignent, le prennent de haut et protes­tent de la pureté de leurs intentions. Parmi ces plato­niques il peut y en avoir qui, trompés sur la nature du sentiment qui les anime, sont sincères. D’autres le sont moins. L’idéalisme de ces homo-sexuels sans le savoir peut s’éteindre dans toute sa pureté, à moins qu’il ne som­bre un jour dans l’homo-sexualité la plus caractérisée.

A l’arrivée au bagne les condamnés peuvent se classer ainsi :ceux qui étaient homo-sexuels dans la vie libre, catégorie infime et négligeable ; ceux qui n’ont jamais connu l’homo-sexualité : c’ est le cas de tous ceux pour qui le bagne est la première prison ; enfin ceux qui ayant vécu dans les maisons de correction, aux travaux publics ou dans des pénitenciers militaires, ont déjà pratiqué l’homo-sexualité exactement dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons qu’au bagne. Comment ceux qui n’étaient pas des homo-sexuels le deviennent-ils ?

L’âge est un facteur d’une telle importance dans la question que nous distinguerons pour fixer les idées, les hommes qui arrivent au bagne entre dix-huit et vingt-cinq ans, ceux qui arrivent entre vingt-cinq et trente-cinq, enfin ceux qui approchent ou dépassent 1a quarantaine. Ces derniers sont peu nombreux, car les cours d’assises condamnent beaucoup plus de jeunes que de vieux. Il est rare de voir les quadragénaires devenir homo­sexuels. Pour les autres au contraire, c’est presque la règle, et c’est d’autant plus la règle qu’ils sont plus jeunes. Les condamnés de vingt-cinq et trente-cinq ans versent dans l’homo-sexualité active. Quant aux jeunes, ils cons­tituent le bataillon de Cythère. Plus le sujet est jeune, timide et craintif, plus il est sollicité. Les formes, d’atta­ques sont variées : il en est d’élégantes, il en est aussi de brutales. Les unes et les autres sont parfois commises avec la complicité tacite des agents. Voici comment et pourquoi. Dans les chantiers forestiers, les condamnés qui n’accomplissent pas entièrement la tache à laquelle ils sont assujettis, sont soumis aux rigueurs de la règle, suppression des bons supplémentaires, mauvaises notes, punitions. Jusqu’à ces toutes dernières années, ils étaient au pain sec . Pour un homme robuste, acclimaté, entraîné au travail, l’exécution de cette tache peut ne demander qu’un effort ordinaire, mais pour un homme chétif, arrivant de la métropole, n’ayant manié ni la pelle, ni la pioche, ni la hache, la même tache exige une somme d’effort qu’il ne peut fournir. Le malheur de celui-ci est l’aubaine de celui-là, homo-sexuel actif, qui en profite pour offrir ses bons offices au jeune arrivant. Touché par tant d’aménité le jeune condamné accepte de confiance jusqu’au jour, jamais lointain d’ailleurs, ou l’autre démasquant ses batteries, lui propose crûment la chose. Lié par les services qui lui ont été rendus, mesurant les conséquences auxquelles le mènera son refus, pensant à la misère noire et à la maladie, il n’est pas rare que le jeune condamné succombe aux offres du vétéran. Il est commun qu’un condamné demande au chef de camp tel ou tel jeune détenu comme compagnon. Si la demande vient d’un forçat qui fait bien régulière­ment sa tache ou même plus, elle est accordée. On peut dire sans la moindre exagération que l’administration, loin de lutter contre l’homo-sexualité, la tolère toujours et souvent la favorise. D’autres condamnés terrassés par la fièvre, sans un sou, sans un secours, cèdent pour sauver leur vie. D’autres encore après un long séjour en cellule, la santé déprimée et les sens pervertis, se donnent dans un moment de faiblesse et d’oubli. Parmi tous ceux-ci, quelques-uns, placés dans un autre pénitencier, aguerris, fortifiés, cesseront pour toujours le commerce contre na­ture, mais la plupart, enlisés dans l’ornière, passeront par toutes les formes de l’homo-sexualité. On voit aussi des retours à la vie continente chez quelques actifs : c’est plus rare. L’un aura goûté au vice par bravade plutôt que par inclination et n’a plus envie de recommencer. L’autre, dans un moment de crise érotique se sera épris d’un ami, puis, l’ami parti et la crise passée, en restera là, sur ses lauriers. On en a vu d’autres qui pendant de longues années sont restés chastes et qui soudain, sous la pression d’un besoin irrésistible, se sont amourachés d’un mome à en perdre la raison. Toutes ces pratiques ne sont pas autre chose que la caricature grotesque de la vie amoureuse dans la société.

Le tableau ne serait pas complet si je passais sous silence ceux qui, violentés par ruse ou par force, de­vinrent passifs sans y consentir. Il est arrivé rarement, mais il est arrivé, que quelques vétérans du bagne n’ont pas hésité à employer, pour vaincre la résistance de nou­veaux condamnés, des moyens qui rappellent les beaux jours d’Alexandre VI. Une pincée de poudre de datura stramonium mise dans un verre de café – qui pourtant en est l’antidote – déterminent une sorte d’hypnose qui permet à celui-la d’abuser de celui-ci. Il est arrivé que ce viol au datura a eu pour mobile non pas l’appétit homo-sexuel, mais la vengeance. Il est hors de doute que certains viols n’ont été que des représailles et que la ven­geance s’est quelquefois assouvie comme un rut. Le cri­minel apporte au bagne sa conception de la femme. Elle est peu flatteuse pour le beau sexe. La plupart des condamnés n’ont pas eu le bonheur d’avoir une mère qui les élève et leur donne une idée du beau rôle de la femme dans la famille et dans la société. Pour beaucoup, la femme dans la vie libre ne fut qu’un moyen de rapport. D’autres, internés tout jeunes dans les maisons de cor­rection, ne l’ont jamais connue et la méprisent pour ce qu’elle leur a rapporté d’envies toujours déçues. Les quelques condamnés qui vivaient en ménage, selon le Code civil, et tuèrent un jour leur femme infidèle n’oublieront pas non plus que c’est la femme qui les a menés où ils sont. Les criminels de toutes sortes qui se trouvent réunis au bagne auront fatalement une mentalité moyenne, em­preinte non pas d’aversion physique, mais de mépris pour la femme. Le passif héritera de ce mépris. Pour un forçat, l’épithète de mome est 1a plus grosse injure après celle de bourricot. Le passif sera méprisé. En violant un détenu on le rend méprisable. Ce sont ces idées, qui de prime abord paraissent invraisemblables, qui seules peuvent expliquer le viol commis collectivement sous forme de représailles. Lors de son passage au dépôt de Saint-Mar­tin-de-Ré un condamné se sentant protégé par l’autorité commis des sévices sur ses co-détenus. Il fut isolé pendant 1a traversée, mais des son arrivée à la Guyane, en jan­vier 1906, il fut mis dans la case commune. La nuit venue, toutes lumières éteintes, il fut roué de coups et violé. Il subit successivement le contact de quatorze condamnés.

Tant d’ignoble barbarie ne peut s’expliquer que par une démence collective.

Tous les jeunes transportés n’ont pas à redouter l’audace des actifs. Chose curieuse, si quelques-uns sont protégés, ils le doivent à leur pays d’origine. Un sujet corse, arabe, ou marseillais, est très souvent pris en tutelle à son arrivée au bagne par un ou plusieurs de ses compa­triotes. Assisté et protégé, il est certain, pour peu qu’il y mette du sien, de sortir indemne de l’épreuve. Il pourra peut-être devenir actif – ce qui aux yeux des condamnés ne diminue pas, ne fait pas déchoir – mais il ne devien­dra pas passif. Quel est le sentiment qui anime le protec­teur ? L’esprit de clan, c’est-à-dire une sorte de patriotisme local. Pour les Corses et les Arabes la femme est une esclave ; pour les Marseillais – il s’agit de ceux ou de la plupart de ceux qui vont au bagne – elle est encore moins qu’une esclave : c’est la prostituée qui rapporte. Pour des causes différentes, tous ces condamnés mésesti­ment la femme, et au bagne le mome hérite de cette mé­sestime. Il est donc naturel que, portant intérêt à ceux de son pays ou de sa race, le clan empêche les jeunes condamnés qu’il protège de tomber dans une passivité méprisable. Pour y arriver le clan s’occupe de les placer. Il emploie son influence à leur faire obtenir une situation et fait office de bureau de placement. A la première vacance les condamnés les plus influents du clan se démènent pour faire une place à leur compatriote qui très souvent l’obtient. Si la place convoitée n’est pas vacante, le clan ne recule devant aucun moyen, aucune intrigue, aucune calomnie pour en déloger l’occupant et le faire remplacer par son candidat. Ces procédés sont loin d’être spéciaux au monde des criminels.

Ces considérations qui, à première vue, peuvent paraître oiseuses ont  à mes yeux un gros intérêt. Puisque cer­tains jeunes condamnés sont, dès leur arrivée dans le milieu pénal, pris en protection par des compatriotes, ne peut-on pas en déduire que l’administration pourrait, si elle le voulait, arriver à des résultats plus généraux et plus complets encore ? Or, elle fait preuve d’une négligence évidente. Elle fait pis encore, puisque pour des motifs utilitaires nous la voyons favoriser les pratiques homo-sexuelles. Elle avilit le condamné pour mieux s’en rendre maître et se refuse à combattre le fléau. Dans une dépêche adressée au Gouverneur de la Guyane, un Ministre des Colonies disait ingénument : « …Quant aux actes d’immoralité qui seraient commis journellement sur les établissements pénitentiaires, aucune des inspections passées par le Procureur général de la colonie, en exécu­tion du décret du 20 mars 1895, n’a signalé la fréquence des actes de cette nature. Il convient de remarquer d’ail­leurs, que ces pratiques honteuses sont malheureusement constatées dans toutes les agglomérations humaines que des circonstances spéciales réunissent ou obligent à vivre dans des conditions anormales… » Et comme remède, le ministre préconise la séparation, la concentration dans un camp spécial de tous les condamnés convaincus et soupçonnés de se livrer à des actes hors nature. Autant ce ministre fait preuve de bon sens en reconnaissant l’inéluctable, autant il me parait naïf dans la prescription de son spécifique qui, du reste, n’a jamais été appliqué en Guyane. Cette mesure de sélection qui a été souvent pratiquée dans les établissements pénitenciers militaires, ne semble pas y avoir donné les résultats qu’on en espérait et ces pénitenciers sont toujours restés beaucoup plus pervertis que le bagne guyanais. Cette perversion est d’ailleurs beaucoup plus imputable à l’âge des pension­naires qu’à la qualité civile ou militaire des institutions. Ce n’est .pas non plus uniquement à cause du jeune âge que la séparation des purs et des impurs est restée inopérante dans les pénitenciers où elle a été pratiquée. Il faut bien se convaincre que 1es purs d’aujourd’hui devien­dront les impurs de demain tant que la vie pénale sera ce qu’elle est. En morale tout se lie et s’enchaîne ; une déchéance en entraîne une autre. S’il n’y avait pas de passifs, les actifs seraient contraints à la continence (ou a d’autres procédés). Or c’est la misère, la plus pénible des misères, qui est la source de toutes les chutes. C’est la faim qui amène les plus faibles à subir le caprice des plus forts. Une administration réellement soucieuse de lutter contre l’homo-sexualité pourrait au moins, en ‘attendant de supprimer la vie en commun dans les cases, nourrir ses administrés et les occuper à des travaux pro­portionnés à leur force.

Depuis la loi de 1906 sur la minorité qui a modifié l’article 66 du Code pénal, les jeunes délinquants peuvent avoir de treize à dix-huit ans quand ils sont enfermés dans les maisons de correction et la plupart, quand ils y entrent, n’ont jamais eu de relations sexuelles avec une femme. Ils sont rassemblés à un âge où le besoin sexuel s’éveille et devient impérieux. A dix-huit ans, s’ils consentent à contracter un engagement, à vingt-et-un ans s’ils attendent l’appel de la conscription, on les incorpore à l’armée. Les uns se conduisent bien et sortent lavés de toute souillure. Leur casier judiciaire étant dès lors immaculé, ils peuvent prétendre à tous les emplois ; j’en sais qui sont devenus surveillants militaires. Les autres se conduisent mal. Ils sont traduits devant le conseil de guerre qui les envoie aux Travaux publics où l’homo-­sexualité est d’usage. Accoutumés à ces pratiques depuis leur jeune âge, on ne conçoit plus que ces hommes en pleine sève puissent faire voeu de chasteté. On le conçoit d’autant moins que l’exemple du milieu, loin d’être un frein, est au contraire un stimulant. Aussi, lorsque des Travaux publics ou des pénitenciers militaires où ils ont pu parfois ricocher, ils rebondissent au bagne guyanais, il est fatal qu’ils continuent de se livrer à des moeurs qui, pour eux, n’ont rien d’anormal. Je le répète, il s’agit dans ces cas, d’hommes qui n’ont jamais eu aucun rapport sexuel avec une femme. On pourrait s’attendre à cons­tater chez eux des cas de misogynie. Or, je dois avouer n’avoir jamais observé de cas semblables, pas plus chez les passifs que chez les autres. Bien au contraire. Non seu­lement la femme n’est pas pour eux un objet de dégoût physique, mais il suffit d’observer leurs jeux de physionomie au passage d’une femme pour voir se trahir leur émoi. Plusieurs auteurs, et non des moindres, disent que les passifs ont horreur du sexe qui leur a .donné le jour. Je ne demande d’ailleurs qu’à les croire, mais je ferai re­marquer que leurs sujets ont été observés dans le monde libre. Au bagne, j’avoue n’avoir jamais rien vu de semblable. Cela n’empêche que leur opinion s’est répandue dans le petit public pénitentiaire, au point que les agents, à défaut d’eunuques et de ceintures de chasteté, ont choisi de préférence à d’autres, des condamnés passifs pour leur service domestique. Or, chaque fois que la femme a été séduite, ce fut presque toujours par un in­verti du type passif. Ce sentiment de dégoût de la femme, que Lombroso et Krafft-Ebing attribuent à juste titre aux homo-sexuels a été observé chez des individus qui, placés dans un milieu social normal, ne sont attirés que par leur propre sexe. Il ne saurait en être de même de la majorité des types qui nous occupent. Les transpor­tés qui, à leur arrivée au bagne, étaient dans la vie libre des invertis par métier ou par goût, sont en nombre infi­me. Pour la plupart des types que j’ai exposés, l’homo-sexualité n’est qu’un moyen, un pis aller : faute de grives on se contente de merles. Pour l’actif notamment, l’ami est encore quelque chose qui ressemble à la femme. Je sais que beaucoup prennent goût à ces pratiques et deviennent des maniaques. J’ai quelquefois dit de ceux-là qu’ils étaient des malades, mais je n’en ai jamais été bien sûr. Ce serait une grosse erreur que de dire : les forçats sont des homo-sexuels, c’est là un stigmate de criminalité et les juges les ont envoyés là où ils doivent être. Ils sont criminels, c’est possible, et les juges ne se sont pas trompés, je le veux bien, mais leur homo-sexualité ne prouve que leur misère. On rencontre bien parmi eux quelques individus qui, par habitude, enlisés dans la pratique de ces moeurs ne feraient aucun effort pour rechercher le commerce de la femme, mais ce n’est chez eux qu’une sorte d’indifférence à laquelle ils se sont résignés par adaptation, et qui du reste ne résisterait certainement pas au frôlement d’un jupon. Sauf des cas nettement pathologiques, très rares au bagne, l’homo-­sexualité est ici la conséquence des conditions de la vie pénale beaucoup plus qu’un vice inhérent, comme dit l’administration, aux mauvais instincts du forçat. L’homo­-sexualité est immorale mais ce qui est encore plus immo­ral c’est d’entasser pêle-mêle des condamnés au célibat. Il serait grand temps de modifier les conditions de tra­vail, de nourriture et de logement des détenus. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourrait être question de relè­vement moral.

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