Mes bagnards (la suite)


Appel de bagnardsLe duel entre Jacob et l’A.P. est inégal. Le matricule 34777 le sait, le commandant Michel aussi. Et, pour cette raison, le directeur du bagne craint encore plus les réactions de son vieil adversaire. Il le sait prêt à tout. Prêt à empoisonner les îles. Prêt à l’assassiner. Prêt à s’évader avec des armes qu’il se procurerait d’une façon rocambolesque et alimentaire. Nous retrouvons ces trois épisodes dans les écrits du bagnards mais également, pour certain, dans son dossier de bagne. Seulement la version du prisonnier diverge de celle du gardien. Le commandant Michel n’invente pas, il arrange. Rocambolesque ! Jacob sert aussi de faire-valoir au chef des chaouchs. Mais le garde-chiourme nous livre encore, dans ce second et avant-dernier volet de ses Confessions, d’intéressants portraits de fagots, de vedettes qu’il a cotoyés. Le bagne ne serait-il alors qu’un vaste zoo de la criminalité et les hommes punis des fauves mis à la fosse ? Spectacle violent, délation, mort. Inévitablement. 

 Mes bagnards (la suite)

Les délateurs? Hélas! La police du bagne serait impossible sans eux. D’ ailleurs le système est le même dans toute agglomération où vivent des individus dangereux. Comment un pré­fet de police peut-il surveiller Paris? Par délation.

Certes, je préférais avoir affaire à un homme du caractère de Jacob plutôt qu’a certains mouchards. Ces lâches me dégoûtaient. Et dire que les porte-clefs, qui avaient certains pou­voirs sur leurs camarades, étaient en majorité recrutés parmi ces gens-là !

SoleillandUn porte-clefs comme Soleillant, quel triste personnage ! Sa figure me répugnait. Il périt d’ailleurs misérablement au cours d’une affaire de moeurs semblable à celle qui avait motivé sa condamnation. Le jeune garçon qu’il courtisait le tua d’un coup de couteau à 1’aine …

Oui, c’étaient de tristes sires, mais j’étais oblige de les utiliser. Comment avais-je orga­nisé la surveillance d’un Jacob, fomentateur de complots, d’un Baille, caïd de sa case, et de tant d’autres ? C’est bien simple, voici l’emploi de ma journée. De bon matin, rapport des fonctionnaires responsables des travaux, de l’administration et du service médical. C’était le chef du centre qui me rendait compte de la discipline du camp :

– Commandant, il y a eu un mort dans la case numéro 4 …

I1 y avait eu un règlement de comptes entre hommes. Au matin, on avait retrouve dans la case un homme tué a coups de couteau. Personne n’avait rien vu. Tout le monde dormait …

II fallait commencer une enquête. Les rondes n’avaient rien vu.

– Vous savez bien, commandant, que deux gardiens ne peuvent entrer de nuit dans une case habitée par soixante condamnés! Et, dame! Quand ils regardent par les grillages des fenêtres, tout le monde se tient tranquille à ce moment-là …

Mais c’est entre 10 et 11 heures du matin que je recevais des renseignements. A cette heure-là, je recevais les bagnards qui désiraient me parler. Je disposais de 500 francs par mois de fonds secrets. C’est sous la forme de paquets de tabac que je les distribuais.

– Commandant, vous trouverez un kilo de viande caché derrière le magasin aux outils …

Cela valait un paquet de tabac. Par contre, la dénonciation d’un complot de soulèvement était payée 50 francs, toujours en tabac. Les crimes n’étaient presque jamais dénoncés. Mais j’étais souvent renseigné sur les tentatives d’évasion.

Parfois, un délateur m’adressait une lettre anonyme :

«Pour me retrouver, vous n’aurez qu’à passer à midi près du lavoir. J’y ferai semblant de laver une chemise… »

De midi à 14 heures, les meilleurs moments pour mes rondes, car beaucoup de délits se trament pendant ces heures de repos. En passant près du lavoir, je reconnais celui qui m’a envoyé une lettre anonyme: «Ah! Cette fois, c’est Arnaud, le 35813. »

Et puis j’allai jusqu’à la pointe est de l’île, ou, d’après ses dires, se prépare une évasion. En effet, au fond d’une grotte, je découvre une voile, des boites de conserve, des objets inat­tendus tels que des boites de savon, un képi de gardien …

Vers 5 heures, le condamné Arnaud vient à mon bureau pour toucher sa récompense. Sur      Jacob, il ne me dira rien, parce qu’il a peur des représailles. Mais je lui demande :

– Et Régnier, vous savez où il est passé?

Régnier est un excentrique. Chaque fois qu’il sort de cellule, il simule une évasion. Des qu’une évasion m’est signalée, je donne ordre de garder tout le monde en cellule. On orga­nise des rondes sur terre. Et, sur mer, on cherche à découvrir un homme flottant sur une barrique de vin. Cependant, Régnier reste introuvable.

Apres une dizaine de jours, on vient me dire: «Régnier est la. ». Et il entre au cachot pour trente jours. Mais les plus grosses récom­penses ne me permettent pas de savoir où il s’est caché dans l’île Royale.

Un jour enfin, un condamné accourut pour me dire:

– Vite, commandant ! Régnier se meurt sur la route …

Je le trouvais étendu par terre au pied d’un énorme cocotier. C’est sur cet arbre qu’il se cachait tout le jour. La nuit venue, il allait défoncer la toiture d’un magasin pour se ravitailler. Ce jour-là, Régnier avait mis la main dans un nid de vipères, en haut du cocotier. Mordu, il retomba sur le sol. Et il s’évada a jamais de ce monde …

Apres chaque alerte, ma surveillance reprenait aussi active. Chaque condamné pouvait me réserver des surprises. Mais je pressentais que Jacob, enfermé dans sa cellule, était plus dangereux que les fiers-à-bras qui imposaient leur loi dans les cases a coups de couteau …

Ce matin-là, je recevais, comme d’habitude, le rapport du médecin. L’excellent homme me racontait ses surprises :

– Imaginez-vous! Laurent est venu se plaindre de ses poumons. Vous ne savez pas ce qu’il avait acheté, probablement a prix d’or ?

– Si, docteur, un crachat de tuberculeux qu’il a gardé dans sa bouche jusqu’ au moment où vous l’avez fait expectorer. Le truc avait déjà réussi, il y a trois ans, avec mon prédécesseur.

– Vous ne trouvez pas cela inimaginable ?

Je fis un signe évasif. Au bagne, on se blase vite. Mais je lui demandai :

– Qui vous a renseigné ?

– Mon nouvel infirmier. On ne 1’avait pas intéressé dans la combinaison.

– Ah! Docteur, à propos de vos infirmiers, j’ai une chose grave à vous signaler…

L’affaire était d’importance. Un informateur était venu m’informer que Jacob avait entrepris d’empoisonner la citerne d’eau potable des îles!

Dans cette nouvelle affaire Jacob, je ne m’embarrassai pas de scrupules. Il fallait éviter la mort de plusieurs centaines de personnes. Je fis venir les délateurs …

Ah! le triste défilé ! Ce que le bagne contient de plus méprisable, des hommes disposés à vendre leurs camarades pour la moindre récompense. J’appris ce jour-la, sur cinq ou six visages, ce que l’humanité compte de plus vil. Des regards fuyants, des âmes prêtes à toutes les servitudes …

Et puis j’attendis les renseignements. Ils ne tardèrent pas à venir. J’appris que Metge, 1’an­cien anarchiste de la bande à Bonnot, était le complice de Jacob. Ses fonctions le mettaient en relation avec les infirmiers, des condamnés eux aussi. C’est lui qui assurait leur nourriture.

Marius MetgeJe fis surveiller Metge. On saisit sur lui des produits pharmaceutiques qui devaient servir à empoisonner la citerne. Encore une fois, ce fut le complice qui paya pour le chef.

Mais j’avais gagné la première manche contre Jacob, bien que mon succès n’eut pas été eclatant. Il comprit cependant qu’il avait affaire à un homme averti. Et mon duel avec lui reprit, en sourdine. Chacun de nous observait silencieusement 1’autre.

J’allai moi-même faire des rondes de nuit, songeant: « C’est cette nuit que Jacob va ten­ter de s’évader… » Et je tenais à activer le zèle des surveillants. Parmi ceux-ci, beaucoup sont de premier ordre, surtout ceux qui sortent des cadres de la marine.

Cependant, à force de vivre avec des individus dangereux, les gardiens deviennent souvent insouciants. Certains, en entrant dans une case, conservent leur revolver dans les étuis fixés au dos de leur ceinture. C’est ainsi que ces armes sont saisies par les condamnés, qui sont prompts à s’en servir.

Et d’autres surveillants aiment boire …

En marchant la nuit, entre les cases, je devinais un vague reflet de lumière, ou bien j’entendais un léger chuchotement. Je me disais: « Les condamnés jouent a la « Marseillaise ».»

Près du couloir menant aux W.-C. de la case, un quinquet éclaire la couverture sur laquelle sont étalées les cartes. Dix, vingt hommes sont accroupis autour. De pauvres bougres vendent des cigarettes, des berlingots, louent des petits bancs. Et un teneur de jeux veille sur la cagnotte.

Et, pendant ma ronde nocturne, j’étais tenté d’éprouver une sorte de soulagement. « Les hommes jouent à la « Marseillaise ». Bien sur! C’est contraire au règlement. Mais au moins ils ne sont pas occupés pendant ce temps-là à suivre Jacob dans une tentative d’évasion… »

Je marchais à travers 1’île jusqu’à la mer. Pas d’autre bruit que celui des vagues venant mourir sur la grève. Non, il n’y aura pas d’évasion cette nuit… Mais, le lendemain matin, le chef du centre venait me dire:

– Commandant, Baille s’est encore évadé !

Baille faisait une tentative tous les six mois. Chaque fois repris, il récoltait au Tribunal Maritime le maximum pour un condamné à temps, soit cinq ans de travaux forcés.

Pour affronter la mer, il volait les portillons qui ferment les palissades des jardins. Et cependant, la mer des îles est traversée de très forts courants et souvent démontée. De plus, elle est infestée de requins.

Mais Baille parvenait à atteindre les criques où les noirs cachent leurs pirogues. Et il repar­tait au large. Trois fois on le revit à Marseille. Trois fois il fut repris.

Quinze jours plus tard, on m’apprenait au rapport du matin :

– Commandant, X., dit La Motte, s’est évadé cette nuit !

X., dit La Motte, est le seul condamné dont nous ayons toujours ignoré l’état civil. Il confia à Dieudonné une histoire troublante: fils adultérin d’une châtelaine de la Gironde, il aurait vécu toute sa vie parmi les Romanichels, ceux-ci lui ayant permis d’épouser une Gitane …

La vérité, un peu différente, n’en est pas moins romanesque. D’après une source qui me parait très sûre, X, dit La Motte, est le fils légitime d’un ancien président. Ayant mal tourné, il vécut, en effet, parmi les romanichels. Condamné pour vol, il refusa de décliner son identité …

Au cours de sa première évasion, il réussit, d’après ses dires, à revoir sa famille. On ima­gine la scène chez un haut personnage craignant le scandale … Libéré du bagne, pendant son « doublage », il s’embarqua avec une vingtaine de forçats dans un chaland de l’administration. On ne le revit jamais.

Une autre fois, je rentrai du camp de Charvein, en compagnie de M. Bard, directeur de 1’A.P. La vedette, que conduisaient des bagnards sous la direction d’un surveillant militaire, nous déposa à l’appontement. Le surveillant commis 1’imprudence de laisser ses hommes aller seuls au mouillage.

Trois coups de sifflet. Les condamnés arborèrent fièrement le drapeau de 1’A.Pp. à la hampe. Et la chaloupe s’éloigna vers le large …

– Mais, que font-ils ? demanda le directeur, surpris. .

– Je crois qu’ils s’évadent, monsieur le directeur, répondis-je, avec la déférence que je devais à mon chef.

Par bonheur, les condamnés allèrent s’échouer, trois jours plus tard, sur la vase de Trinidad, faute de combustibles.

Ainsi, chaque semaine, il y avait une nouvelle tentative d’évasion. Et chaque fois, je me disais: « Demain, ce sera le tour de Jacob… »

Sur ce point, je me trompais. Jacob ne s’évada jamais. Il s’était engagé à fond dans sa lutte contre 1’administration. Il avait placé là son honneur.

N’étant pas parvenu à empoisonner toute l’île, il pouvait être tenté d’en supprimer le chef Jacob n’avait pas le tempérament d’un assassin. Cependant, le meurtre d’un important per­sonnage de 1’administration 1’eut couvert de gloire parmi ses semblables. C’était une entre­prise digne de lui. Un jour, Jacob me fit savoir qu’il avait une communication urgente à me faire. Pouvais-­je refuser d’aller le voir dans sa cellule ?

Pour être juste, il faut connaitre par soi-même chaque condamné, non comme un numéro de matricule, mais comme un être humain qui a peut-être conservé un sentiment de 1’hon­neur. Et cependant, par le seul jeu des règlements, on est quelquefois trop sévère pour de pau­vres bougres, trop indulgent pour des criminels endurcis. On se console en songeant qu’il y a une sorte d’équilibre dans 1’injustice générale … Mais combien d’injustices particulières !

Et souvent, j’ai souffert, moi, d’être sensible à la justice et a la pitié …

Cependant, un porte-clefs me prévint que mon vieil ennemi avait fabriqué une épée avec une baleine de parapluie dans l’intention de me tuer. Cette arme improvisée était aiguisée à l’une de ses extrémités, et garnie d’un bouchon, comme poignée, à l’autre bout.

J’avais déjà failli être tué par un condamné de Nouvelle-Calédonie, un infirmier qui exerçait des vols assez fréquents. Ce jour-la, je le surpris dans la cour, dissimulant une boite de lait sous son bras. Se voyant pris, il courut vers un réduit et revint, arme d’un couteau.

Un garde canaque bondit entre l’infirmier et moi. Et le malheureux indigène fut frappé d’un coup de couteau, à un centimètre du coeur.

Le Dr Pichon examina le blessé: « Son état est grave, dit-il, il s’en est fallu de peu… » Cependant, à 4 heures de l’après-midi, on me signala que le Canaque avait disparu de l’hôpital !

Je le retrouvai dans le village indigène. Un sorcier avait remplacé le pansement de Pichon par une mixture de feuilles de banyan écrasées avec de la bouse de vache. Quand je rappor­tai le cas au docteur, il en fut profondément découragé.

Au quatrième jour, je retournai visiter le blesse. Sa famille me dit :

– Il va très bien. Regarde là-haut, il est grimpé sur le cocotier …

Alors je déclarai au docteur Pichon :

– Mon cher docteur, quand cela m’arrivera, ce n’est pas par vous que je me ferai soigner …

Cependant, lorsque j’allai voir Jacob, ce jour-la, je n’avertis ni le médecin du camp … ni même le sorcier. Mais j’entrai dans la cellule en tenant ostensiblement mon revolver à la main. Etendu sur son lit de camp, Jacob ne se leva pas en me voyant venir.

– Ah! Commandant, s’écria-t-il, pourquoi êtes-vous armé? Vous n’allez pas vous livrer à une agression contre moi ?

– Non, lui répondis-je, mais cela m’arrive quelquefois d’avoir envie de me promener avec mon revolver.

II y eut un silence. Nous nous observâmes pendant un moment. Je repris :

– Pourquoi avez-vous demandé à me voir ?

– C’est que… la vue de votre revolver m’impressionne un peu. Je ne me sens pas à mon aise pour parler …

– D’abord avant de me parler, vous me ferez plaisir de vous lever !

– Oh! commandant, je souffre … J’ai une sciatique en ce moment.

Alors je fis entrer deux porte-clefs. Je leur donnai l’ordre de fouiller le lit. Lorsque l’épée­baleine-de-parapluie fut découverte. Jacob feignit une violente surprise :

– Oh ! mais c’ est épouvantable! Qui a pu mettre cela sous mon lit ? C’est quelqu’un qui me veut du mal ! Je comprends maintenant pourquoi vous aviez votre revolver… Vous voyez, j’en suis ému pour vous, commandant !

Jacob savait être extrêmement persuasif, même lorsqu’il était sur le point de vous tuer. C’était un esprit très réfléchi, sachant admirablement se dominer. D’ailleurs, il ne tarda pas à prendre sa revanche.

Si j’avais pu conclure la paix avec Jacob, je l’aurais fait bien volontiers. J’estime qu’on pousse les hommes au désespoir en les tenant enfermés indéfiniment. Dès qu’on a une chance de les rendre à la vie normale, il faut le tenter. C’est ce que j’avais fait avec Roussenq.

Paul Roussenq après sa libérationLorsque j’allai lui rendre visite, Roussenq avait déjà passé deux ans au cachot noir, à rai­son de huit jours à la lumière après un mois de prison obscure. Ses actes d’insubordination étaient innombrables. Quand il était amené au tribunal, il insultait les juges. Et dès qu’il entrevoyait un surveillant, il lui crachait au visage.

Il y a des hommes que le cachot noir rend fous. Imaginez quatre murs sans ouverture, 3,50 mètres de longueur sur 1,50 mètre de largeur. Le lit est une planche. Le seul meuble est un seau hygiénique.

Les condamnés s’habituent à l’obscurité. Certains arrivent à lire et à écrire dans la nuit du cachot. Mais cette réclusion provoque d’assez nombreux cas de folie. Aussi le cachot noir a-t-il été supprimé depuis quelques années.

En entrant dans la cellule de Roussenq, je lui déclarai après avoir évité son crachat :

– Roussenq, vous étés un imbécile!

– Qui êtes-vous ?

– Je suis le nouveau commandant.

Il se mit à crier:

– Moi, je veux en finir. Je demande qu’on m’abatte!

– Et moi, je veux que vous viviez.

II me regarda avec méfiance. Je continuai :

– Je vous propose un petit marché. Vous allez sortir de ce cachot. J’espère que vous saurez vous conduire comme les autres. Promettez-moi de ne plus faire de bêtises …

Il devint mon planton pendant dix-huit mois, un employé modèle. Ayant repris goût à l’existence, il écrivit des hymnes a la vie dont je ne garantis pas la valeur poétique, mais tout au moins la sincérité :

A Monsieur le commandant Michel,

Le présent était noir, l’avenir était sombre.

Un profond désespoir envahissait mon coeur,

Tout a coup la lumière a projeté sur l’ombre

Les éclatants reflets de sa vive lueur …

Roussenq, condamné protestataire, était un sentimental. Il pleurait comme un gosse en lisant les lettres de sa mère …

Mais Jacob, lui, resta une quinzaine d’années en cellule sans jamais manifester de colère. Il demeurait tout aussi bien insensible aux bonnes paroles. Cependant, il était capable de machiner pendant de longs mois un nouveau projet de révolte sans le communiquer à per­sonne. C’était un caractère.

boîte de sardinesC’est ainsi qu’au début de 1916, un surveillant vint m’avertir que deux boites de sar­dines avaient été expédiées de France à destination du condamné Jacob. Fallait-il les lui remettre ?

– Donnez-les lui ouvertes! répondis-je.

Le surveillant me tendit les boites. Les soupesant, je les trouvai singulièrement lourdes. J’essayai en vain de lire le nom de l’expéditeur que maculait une tache d’encre. Je fis venir Jacob.

– Qui vous a envoyé ces boites ? Est-ce votre mère ?

– Non, ce n’est pas ma mère, répondit-il. Impossible de lire le nom, je ne sais pas de qui cela peut être.

– C’est bien, dis-je. On va les ouvrir pour vous les remettre.

– Ah! Non, s’écria-t-il. Si je n’ai pas envie de les manger maintenant, vous ne pouvez pas m’obliger …

– Vous les mangerez demain, ou bien vous les donnerez à vos camarades.

On ouvrit les boites devant lui. Dans chacune d’elles, je trouvai un revolver soigneuse­ment démonté et emballé.

– Qu’ est-ce que cela veut dire, Jacob?

– Mais, je n’en sais rien, commandant ! Je suis comme vous, surpris et stupéfait. Je dirais même douloureusement stupéfait, commandant, car j’espérais pouvoir manger des sardines…

– Vous savez qu’il vous est défendu de recevoir des armes?

– Oh! comment, si je le sais! Mais je ne peux empêcher des gens de m’en envoyer …

II eut même l’aplomb de me dire :

– Ne serait-ce pas vous, commandant, qui m’auriez fait la blague de me les expédier? Je le traduisis devant la commission disciplinaire. II s’y défendit très habilement. Je fus même un peu mortifié par l’ironie de ses réponses :

– Vous pouvez être bien certain, disait-il, que je n’ai pas pu aller a Paris pour faire cet envoi. Je m’étonne, commandant, qu’un homme comme vous ait pu commettre une telle erreur …

Les boites de sardines furent renvoyées en France. La préfecture ne put en retrouver l’expéditeur. L’affaire en resta là.

Jacob avait gagné sur moi la deuxième manche. Il s’était même payé le luxe de le faire devant la commission disciplinaire, c’est à dire devant mes pairs.

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