Le Visage du Bagne : chapitre 12 Le pot de terre contre le pot de fer


La réglementation du Bagne, ainsi que nous l’avons noté, se composait d’une foule de lois, décrets, circulaires et arrêtés. Les modifications et les abrogations, en faisaient un fatras administratif parmi lequel il était difficile de se reconnaitre.

Grâce aux transportés comptables, j’avais pu cependant, de bonne heure, m’initier et me documenter au sein de ce labyrinthe paperassier.

A tel point, que le Directeur Barre[1] passant un jour une inspection aux Iles du Salut, devait avouer que je connaissais les règlements mieux que lui. Cette connaissance des règlements fut pour moi un atout formidable, dans la lutte que j’entrepris dès le début contre l’Administration et ses tenants. Cette lutte, je devais la soutenir jusqu’au bout – inlassablement et sans défaillance.

C’est surtout par des réclamations écrites, que je portais mes coups contre la vieille armature de la Tentiaire[2].

Je les appuyais par des faits probants, fournissant toutes preuves matérielles et testimoniales. Lorsque les règlements étaient violés ou inobservés par ceux-là même qui devaient en faire l’application – et naturellement à notre désavantage – c’est avec une sûreté infaillible que je citai les textes, les articles et les paragraphes – ainsi que les dates. Aussi, la plupart du temps mes réclamations étaient-elles reconnues fondées. Elles avaient des suites fâcheuses, pour les agents et fonctionnaires mis en cause.

J’eus l’occasion, ainsi, de faire intervenir de nombreuses sanctions : blâmes, arrêts, suspensions de solde, rétrogradations à la classe inférieure et révocations.

Aussi, étais-je considéré comme le réclamateur[3] le plus dangereux par la Tentiaire. Un Commandant de pénitencier devait me dire un jour : « si j’en avais deux comme vous, je préférerais donner ma démission tout de suite. »

C’est pourquoi les punitions de cachot pleuvaient sur moi comme grêle, à tel point que de 1909 à 1925, j’en ai encouru un total dépassant dix années[4]. C’est pourquoi, aussi, j’ai encouru huit ans de rabiot – ce qui reculait d’autant ma libération. À plusieurs reprises, je fus sollicité de briser ma plume. Ce faisant, on me promettait la tranquillité dans un emploi de tout repos. Ennemi-né des injustices, des abus et des passe-droit, je ne l’étais pas moins du favoritisme.

Mon renoncement, aurait été une complicité morale de toutes les vilenies et de tous les crimes que je n’avais cessé de dénoncer.

On ne me demandait pas de passer à l’ennemi avec armes et bagages, mais simplement de cesser une lutte que l’on me représentait comme étant celle du pot de terre contre le pot de fer.

Mais cette neutralité même, ne pouvait convenir à mon tempérament, elle me serait apparue ainsi qu’une abdication.

Je continuai donc à marcher dans la voie que je m’étais tracée ; à soutenir le bon droit contre l’iniquité, à me faire le défenseur de mes camarades – ce dont on me faisait un particulier grief.

J’adressai mes réclamations motivées au Gouverneur de la Colonie, au Procureur Général, au Ministre de la Justice et au Ministre des Colonies, ainsi que m’en donnait le droit le décret du 31 juillet 1903. Chaque réclamation donnait lieu à un dossier spécial, où étaient consignés les renseignements et les annotations d’ordre administratif. Elle faisait la navette souvent plusieurs fois, pour demandes d’éclaircissements.

Les réclamations écrites, outre les inconvénients et les tracas qu’elle occasionnaient, donnaient un surcroît de travail aux scribes de la bureaucratie. Aussi, me vouaient-ils une haine cordiale.

La Tentiaire préférait enregistrer une vingtaine d’évasions, qu’une dizaine de réclamations.

De là, l’acharnement qu’elle mettait à m’ensevelir au fond de ses cachots.

Elle espérait sans doute me faire venir à résipiscence, d’une façon ou d’une autre, mais en cela elle manquait de psychologie – comme d’habitude.

Elle ne comprenait pas qu’en frappant toujours de la même épée, elle finissait par s’émousser ; elle ne se rendait pas compte que la saturation abolissait la sensation.

Elle ne pouvait pas comprendre, non plus, que la crainte d’une punition est plus efficace que la punition elle-même. Le législateur qui a pris l’initiative des condamnations avec sursis, a sans doute plus fait pour le relèvement des bénéficiaires qu’un châtiment impitoyable.

Figée dans son formalisme, drapée dans sa toge justicière, cette administration de pierre et d’airain ne connaissait que la manière forte. L’expérience, ni les résultats d’une telle ligne de conduite, ne lui ont rien appris.

Quant à moi, sous les coups répétés d’une coercition manifestée sous toutes ses formes, j’ai su demeurer impavide.

J’ai compris plus que quiconque ce mot d’un ancien : Douleur, tu n’es qu’un nom !

Au sein des pires vicissitudes, j’ai conservé un moral inaltérable, qui m’a permis de résister aux coups de l’adversité.

Cette lutte contre un adversaire tout-puissant, en alimentant sans cesse mon activité cérébrale, m’a mis à l’abri de l’enlisement moral et de la déchéance physique.

Je conservai un ressort d’autant plus intact, que j’étais encouragé par les résultats positifs obtenus.

Si je n’ai pas brisé le pot de fer administratif, du moins lui ai-je occasionné des fêlures qui ont permis par la suite de lui porter de sérieuses atteintes.

L’enquête mémorable d’Albert Londres, les profondes modifications au régime du Bagne qui l’ont suivie en sont une preuve incontestable.

De ce combat inégal je ne suis pas sorti sans meurtrissures, il est vrai – on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs – Mais tout de même, je suis sorti vivant de cet enfer.

Le pot de terre, s’est avéré être de bonne argile.


[1] Il est probable que l’inspection signalée par Roussenq se soit passée en 1915 date à laquelle il se plaint de lui et du commandant Michel auprès du ministre des colonies (15 octobre 1915) pour avoir été mis en cellule préventive pour avoir causé un bris de mur et être accusé de tentative d’évasion (ANOM H5259). Pour ce fait, le TMS lui inflige deux ans de travaux forcés le 21 novembre de cette année (ANOM H5020).

[2] Les trois volumineux dossiers aux Archives nationales d’Outre-Mer, ceux du TMS ainsi que les AT de Guyane conservent quelques 345 courriers rédigés pour la plupart à l’attention des membres dirigeants de l’AP et du ministère des Colonies.

[3] Le mot n’existe pas.

[4] Le demande de remise de résidence établie le 7 janvier 1930 fait un résumé rapide des « punitions disciplinaires encourues » par Paul Roussenq, 4e 1e depuis le 28 septembre 1929 : « 15 nuits de prison, 596 jours de cellule, 3439 jours de cachots ». Cela fait donc un total de 4050 jours et nuits passés entre quatre murs, soit 11 ans et 33 jours d’enfermement (en tenant compte de deux années bissextile) sur les 20 ans de travaux forcés effectués. AN, Fonds Moscou, 19940472/ article 291/ dossier 26154 : Roussenq Paul 1933-1940.

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