Matricule 37664 : l’archipel panoptique


Nous pourrions croire le matricule 37664 disposé à la sociopathie au regard des lignes qui précèdent. Nous pourrions l’envisager incapable d’adaptation à la microsociété des hommes punis au regard de celles qui suivent. Rien n’est moins faux et les agissements de l’impulsif Roussenq, les actes du colérique fagot sont pourtant rarement irréfléchis. Et quand ils le sont, il semble se gausser des conséquences.

S’il subit onze longues années de cachots, s’il se vante parfois d’en apprécier leurs « délices »[1] et d’être un « recordman »[2] de l’enfermement, il serait hasardeux pour saisir et affiner la compréhension du personnage d’envisager une vie recluse dans la continuité. Même confiné entre quatre murs, à la réclusion sur l’île Saint-Joseph ou dans les cellules de l’île Royale, les punitions subies pour bavardage prouvent, si besoin est, que le contact social ne peut manquer de s’établir. Tous les moyens sont bons pour briser la solitude forcée et avec un jeu de brindilles, appelé « télé » ou par le biais d’un ami cafard attaché à un fil, on peut entamer une discussion[3], et donc forger un lien social.

Paul Roussenq, exception faite de ses six passages devant le Tribunal maritime spécial[4], passe vingt ans aux îles du Salut. Il reste donc neuf années de vie commune, « à l’air libre », passées à la corvée générale et dans les cases. Il convient de tenir compte ainsi de cette alternance entre la vie au sein de la société carcérale et les temps d’enfermement, eux-mêmes coupés de période plus ou moins longues d’hospitalisation. Tel fut le bagne d’un anonyme condamné aux travaux forcés devenu une vedette malgré-lui. Le 13 janvier 1909, Paul Roussenq pose le pied dans un véritable panoptique à ciel ouvert[5] dont les premières impressions sont loin d’être dantesques.

Nombreux sont les témoignages révélant la dichotomie entre la beauté du lieu et son affectation : « Paradis terrestre » pour René Belbenoît[6], « merveilleux paniers de verdure flottant sur la mer » pour Antoine Mesclon[7], ou encore « îles enchantées » pour Eugène Dieudonné[8]. Paul Roussenq ne déroge pas à la règle dans ses six récits. L’archipel offre alors « un spectacle inoubliable (…) fait pour le plaisir des yeux »[9] où des « milliers de cocotiers qui balançaient sous le vent du large leur panache de verdure »[10] donnent au lieu « des aspects bien aimables »[11]. «  Hélas ! ce cadre enchanteur recélait un tableau singulièrement différent… »[12]

Bien sûr, l’éclat des îles du Salut n’est ci-dessus mis en valeur que pour mieux argumenter contre son affectation pénitentiaire, contre son organisation totale et systémique. Roussenq consacre toujours un chapitre de ses souvenirs à décrire la scénographie de son drame dans le cadre d’une structure administrative pyramidale. Le bagne est une institution totale à la base de laquelle évolue le microcosme des forçats et au sommet de laquelle le Directeur du bagne régente gardiens et gardés[13]. Le bagnard ne constitue qu’un rouage interchangeable « minutieusement répertorié, fiché, enregistré dans ses moindre faits et gestes »[14]. Ainsi, pouvons-nous aisément suivre la vie des quelques 50.000 condamnés aux travaux forcés en Guyane à travers leur dossier, image d’une réelle gestion bureaucratique de ce régime pénitentiaire. « Tout est prévu par les textes avec précision »[15] : de la ration alimentaire du fagot jusqu’au nombre de lettres qu’il a le droit d’écrire, en passant par l’organisation de ses journées de labeur carcéral. Mais le quotidien entraîne fatalement des dysfonctionnements et, aux îles du Salut, le matricule 37664 en constitue l’un d’eux.

Situé à 15 km environ de l’embouchure du Kourou, l’archipel accueille une léproserie avant de voir affirmer à la fin du XIXe siècle sa vocation de prison de haute sécurité de la Guyane. Là,  s’y trouveraient les bagnards les plus durs, les vedettes de cours d’assises (c’est à dire ceux dont on craint en métropole une évasion sensationnelle) mais aussi les détenus politiques et les réclusionnaires.

Chacune des trois îles possède sa spécificité. La plus petite, l’île du Diable, ne fait que 14 ha pour une longueur d’à peine 950 mètres. La loi du 9 septembre 1895 fait d’elle un lieu de déportation. Elle demeure célèbre pour avoir hébergé de cette date à 1898 le capitaine Alfred Dreyfus. Par la suite, y sont envoyés les détenus politiques, les traîtres à la patrie, les espions. Les déportés jouissent d’une liberté totale de mouvement sur cette île. Un câble la relie à l’île Royale pour l’approvisionnement en cas de mauvais temps. Roussenq a croisé la route de Benjamin Ullmo.

Avec ses 20 ha, Saint-Joseph n’est guère plus grande que le Diable. Même si elle accueille un camp de transportés et un asile d’aliénés, l’île se spécialise depuis 1899 dans la réclusion des forçats condamnés par le TMS. Trois bâtiments rassemblent les 152 cellules de la réclusion dont le plafond est remplacé par une grille qui permet à la douzaine de surveillants parcourant un chemin de ronde de voir les détenus comme des fauves en cage. Outre ces surveillants, le chef de l’île dispose aussi de forçats chargés de l’entretien, des repas et de divers travaux dans les ateliers.

Entre le Diable et Saint-Joseph, l’île Royale est la plus grande des trois îles de l’archipel. Un détachement militaire d’une cinquantaine d’hommes prend en charge sur 28 ha « les bagnards les plus lourdement condamnés, ceux dont la célébrité nécessite une surveillance de chaque instant »[16]. Séparée de Saint-Joseph par la passe de la Désirade au Sud, et du Diable par celle des Grenadines au Nord, l’île Royale présente la forme d’un double plateau orienté est-ouest et dont le centre, resserré, accueille les bâtiments de l’administration et de la direction pénitentiaires des îles. À l’ouest, les bâtiments militaires mais aussi les cases où sont parqués les forçats, les infrastructures hospitalières et religieuses. Le plateau Est, plus petit, moins bâti, héberge des ateliers, un asile, une porcherie. Comme Saint-Joseph, la Royale possède une piscine d’eau de mer, construite par les bagnards pour éviter tout contact direct avec les squales. Ceux-là et les forts courants entre les trois îles constituent de précieux auxiliaires pour la cinquantaine de surveillants militaires. On ne s’évade pas des îles du Salut ; on y meurt à petit feu. C’est la guillotine sèche.

Sur l’archipel réside environ un millier de forçats, ce qui en fait après Saint-Laurent-du-Maroni un des bagnes les plus importants de la Guyane[17]. Même si l’air y est en apparence plus salubre[18], nous pouvons nous poser la question de conditions d’existence plus pénibles que dans les autres camps. Le docteur Louis Rousseau estime à cinq ans l’espérance de vie du forçat à son arrivée[19]. Les chantiers forestiers sont de véritables tombeaux. Le séjour dans celui de Charvein où Roussenq n’est jamais allé, par exemple, ne doit en théorie pas dépasser les six mois pour éviter une trop forte mortalité[20]. Pour Jean-Claude Michelot en 1981, « l’île Royale est sans doute le bagne le plus agréable de toute la Guyane »[21]. Il est vrai que ce journaliste évoque maladroitement à son tour la beauté d’un lieu plongé « dans le lit des alizés »[22] et où résiderait l’aristocratie des forçats par comparaison aux fagots de la Grande Terre. Ce jugement ne prend bien sûr pas en compte l’existence entre autres des réclusionnaires de Saint-Joseph, de la faim commune à tous les camps et de la quasi-impossibilité de s’évader des îles.

D’une manière plus concrète et comme le souligne Michel Pierre, « l’île Royale est un microcosme, un symbole où l’on voit 500 bagnards travailler mollement à des tâches désespérantes »[23]. En somme, il s’agit bien d’un ennui carcéral d’autant plus usant qu’il est géographiquement concentré. « Aux îles, on ne travaille pas, on subit sa peine et on attend » écrit René Belbenoit[24]. Certaines places (cuisiniers, infirmiers, employé de maison, etc.) permettent pourtant à nombre de « planqués » d’échapper aux besognes répétitives et surtout de cameloter[25]. Pour les obtenir, le forçat doit soit louvoyer, soit être doté d’un statut autorisant l’accès à ces emplois. Eugène Dieudonné s’estime à ce propos privilégié du fait de sa qualification. En tant qu’ouvrier d’art – il est ébéniste – il échappe au labeur peu valorisant, improductif, exténuant et sans réel intérêt qu’accomplissent les forçats sur les îles :

« Quand il n’y a pas de chaland à charger ou à décharger, les hommes de la corvée générale rempierrent les routes de l’île pour la millième fois ou arrachent l’herbe autour des bâtisses des fonctionnaires. Travail insipide, inutile auquel les forçats cherchent à se soustraire par tous les moyens »[26].

Quand il n’est pas au cachot, Roussenq travaille comme les autres bagnards. Il n’est pas ouvrier spécialisé. Il ne louvoie pas pour se placer. Et comme eux, Roussenq dort et vit dans la case, espace où s’organise une vie sociale particulière, où se font et se défont parfois violemment les liens, les rapports, les relations entre les détenus. Lors des corvées, les bagnards sont effectivement soumis à une étroite surveillance. Les gaffes[27] ne rentrent pas dans les cases. Après l’appel et une fouille plus ou moins sévère, selon que l’on est bien vu du porte-clefs[28] qui l’effectue ou selon que l’on dispose de suffisamment d’argent pour pouvoir passer en fraude quelques nourritures ou de menus objets revendables, le bâtiment demeure clos jusqu’au réveil, le lendemain matin à 5 heures. L’extinction des feux se fait réglementairement vers 18 heures.

Roussenq évoque, dans ses souvenirs, ce logis insalubre et pourtant lieu de vie. Le baraquement ne comprend qu’un rez-de-chaussée, sans plafond et où viennent s’entasser 60 à 70 hommes dans un espace de 25 mètres de long sur 7 de large environ. La case ne comporte qu’une seule porte et, à l’autre bout, se trouvent les toilettes. Entre ces deux extrémités et contre les murs, les bat-flancs servent de lit aux bagnards. Un mince couloir (le coursier) sépare les bat-flancs. La case est éclairée par une lampe à pétrole. L’ustensile ne parvient généralement pas à rompre l’obscurité et « les fenêtres garnies de barreaux ne laissent rien voir » écrit le docteur Louis Rousseau en 1930 dans Un médecin au bagne[29]. De fait, le bagnard doit pouvoir disposer de sa propre source lumineuse s’il désire s’affairer à quelques occupations que ce soit.

« Ce terme de case, qui signifie étymologiquement maison, est bien approprié à ses multiples destinations. En effet, pour le forçat, la case, c’est une chambre à coucher, une salle à manger, un salon de jeux et même une cuisine. C’est aussi un refuge où l’on se tient les jours de pluie. »[30]

On trouve de tout dans les cases et les trafics vont d’autant plus bon train que les forçats y disposent d’une presque totale liberté de manœuvre. C’est dans la case que l’on joue à la marseillaise, une variante simplifiée du baccara ; c’est dans la case que l’on s’accouple ; c’est dans la case que l’on vend son cul à un caïd pour obtenir sa protection ; c’est encore à la case que l’on tue, que l’on se tue, que l’on se déchire, ou que l’on se soutient.

Le bagne est une microsociété, un monde clos replié sur lui-même, enfermé sur lui-même. Un monde où l’on vit. Un monde où l’on meurt. La case est son lieu d’expression. À Royale, c’est dans la case qualifiée de « rouge » par René Belbenoit que l’on rencontre Roussenq, parfois en bonne compagnie :

« Le baraquement aux murs souillé de sang, est l’endroit le plus célèbre de tout le bagne car c’est là qu’on met en général les forçats les plus dangereux et les plus dépravés. Qu’un homme ait purgé sa peine de prison pour un crime commis au bagne, qu’il vienne de passer des mois ou des années dans un cachot de l’île Saint-Joseph à la suite d’une rixe ou d’une tentative d’évasion, qu’il soit enfin déclassé après avoir été un inco, il est conduit à l’île Royale et enfermé dans la Case Rouge, le baraquement du second peloton des prisonniers. Là sont envoyés les criminels dont le procès a fait sensation en France. (…) C’est dans ce baraquement de sinistre réputation que les célébrités et les héros du bagne ont passé le plus clair de leur temps. Dreyfus y fut enfermé avant d’aller à l’île du Diable. Dieudonné y séjourna de nombreuses années en compagnie de son ami Jacob (…) Le fameux Manda y vécut (…) tandis que Paul Roussenq, le roi des cellules noires, y faisait de courtes apparitions. Au cours des dernières années, de nouveaux noms vinrent s’ajouter aux rôle de la Case Rouge. »[31]

Roussenq a fréquenté ces célébrités du bagne et, si ses récits en mentionnent quelques-uns, cela prouve au demeurant que le matricule 37664 s’intègre parfaitement dès le départ à la société des hommes punis.

Ses observations n’en prennent que plus de force. Roussenq note ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce que lui ont dit ses camarades, les histoires vraies et extraordinaires que l’on se transmet de bagnard en bagnard. Roussenq a recueilli des témoignages venant appuyer le sien. Il a croisé Bichier des Âges[32], l’assassin d’évadés, aux îles du Salut ; il n’a, en revanche, pas connu Liontel[33], tançant vertement et clouant le bec du chef de camp de Charvein qui s’était vanté d’avoir à sa botte les inspecteurs pour un plat de canard ; il était certainement dans une des cellules de la réclusion lorsque Samuel Alfred Bailet assassine les surveillants Marins et Dubert le 26 mai 1911[34] ; il sait encore le déroulement approximatif de la fameuse révolte des anarchistes des 21-22 octobre 1894[35]. Son exposé didactique sur le mécanisme éliminatoire de la transportation tend ainsi à l’exhaustivité alors que l’anonyme transporté doit être cantonné pendant vingt ans sur un espace d’à peine cinquante hectares.

Signalé comme « anarchiste et antimilitariste »[36], il est classé le 31 janvier 1909 aux internés A et c’est bien ce qui le distingue de la masse de ses codétenus et le fixe aux îles du Salut. Cela détermine aussi en partie son comportement. Pourtant, par deux fois au cours de sa détention, en 1909 et en 1921, il nie être libertaire dans les courriers qu’il adresse au ministre des colonies et justifie sa condamnation aux travaux forcés par un acte – l’incendie de ses effets militaires en 1908 – pour « éviter les exercices » et « être versé dans les bataillons de disciplines »[37] ! Comme beaucoup de ses camarades anarchistes, il cherche à être désinterné et donc à quitter les îles. L’AP. n’est pas dupe pour autant et c’est bien l’anarchiste Roussenq qui est visé, alors que son mode de fonctionnement est bien établi, lorsqu’Eugène Dieudonné débarque en le 13 janvier 1914. Le commandant Jarry des îles du Salut reçoit l’ordre de mettre les anarchistes Jacob et Roussenq à l’isolement de manière à éviter tout contact entre les trois hommes[38]. Le propos de Roussenq ne doit pas tromper. L’homme se contredit volontairement et sait très bien la politisation de son acte. Le 30 septembre 1911, il se justifie auprès de sa mère et de sa sœur qui a caché à son fiancé qu’elle avait un frère au bagne :

« Si je suis aux travaux forcés c’est pour des actes de sabotage et de propagande antimilitariste et que les lois militaires en me condamnant au maximum pour avoir mis en pratique les opinions de tout un parti, n’a, ce faisant que rendu un verdict d’apeurement. Par conséquent ma présence ici ne peut entâcher l’honorabilité de ma famille et n’a rien a perdre d’être connue de tous. Il n’y a pas de honte à subir une peine, lorsque les motifs qui l’ont provoquée sont l’ordre, purement moral et dénotent l’abnégation de soi-même. Je voudrais que vous compreniez cela afin que vous redressiez la tête car vous ne devez pas rougir à cause de moi. »[39]

Comme beaucoup de ses camarades anarchistes, Roussenq cherche à être désinterné et donc à quitter les îles. L’AP n’est pas dupe pour autant. Le courrier du 30 septembre 1911 est bien évidemment retenu par l’administration des îles et versé au dossier. La liste que Jacob Law égraine à la fin de son vindicatif ouvrage condamne sans appel cette attitude estimée de soumission des libertaires[40], se conformant d’après lui aux règlements et adoptant les tares du milieu :

« Être anarchiste ce n’est pas l’être seulement en paroles, c’est avoir l’esprit de sacrifice, connaître le charme de l’Anarchie et en défendre la beauté, même dans la plus profonde misère, comme aux travaux forcés. Aussitôt débarqué au bagne, l’homme change. (…) Nombreux ceux qui, considérés comme anarchistes à leur arrivée, devenaient des hommes assouplis, pliés en deux, employant tous les moyens pour arriver à faire les domestiques, à laver le linge de leur bourreau, par manque de volonté et de principes. J’ai remarqué que seul l’homme doué d’une forte volonté peut être considéré comme le défenseur d’une idée. Celui-là seul est capable de rester propre dans n’importe quelle situation, et de répondre même au prix de sa vie pour la défense de son idée. »[41]

Seuls Théodule Meunier[42], Clément Duval[43] et Eugène Dieudonné trouvent grâce aux yeux de l’écorché vif qu’il fut, et doté qui plus est d’un ego surdimensionné. Mais Jacob Law n’a connu ni Meunier mort en 1907, ni Duval évadé en 1901 ! L’anarchiste russe, condamné en 1907 à 15 ans de travaux forcés pour avoir fait feu, le 1er mai de cette année, sur la troupe qui chargeait les manifestants à Paris, est débarqué aux îles du Salut le 8 août 1908. Le matricule 37051 n’a donc approché que l’ancien membre de la bande à Bonnot, ceux qu’il mentionne dans son livre … et Paul Roussenq dont il dit, en 1926, se souvenir des souffrances que l’AP a fait endurer à L’Inco[44].

Si Law évoque aussi l’absence d’opiniâtreté et d’attachement aux principes pour tancer vertement ses compagnons, le mémoire de Valérie Portet sur les anarchistes détenus en Guyane[45] démontre au contraire que cette communauté se distingue des autres dans bien des domaines.

Mais le terme de communauté se constate d’abord difficilement par l’aspect quantitatif du corpus envisagé dans un espace au demeurant fortement dépolitisé[46]. Valérie Portet en repère trente-trois entre 1880 et 1914, soit un corpus relativement restreint d’hommes, le plus souvent condamnés pour vol, tentative d’homicide ou encore fabrication de fausse monnaie. Tous s’inscrivent dans la perspective des mesures de répression des menées anarchistes, s’illustrant notamment dans les fameuses lois dites « scélérates » de 1893-1894. À l’approche du premier conflit mondial et après 1918, l’insoumission et l’indiscipline militaire apportent au bagne de nouvelles recrues libertaires. Paul Roussenq doit subir une peine de vingt ans de travaux forcés. Louis Paul Vial[47] échoue aux îles du Salut pour faits de désertion après 1918.

Déjà classés à leur arrivée comme « détenu à surveiller » ou comme « militant anarchiste dangereux », le tout couronné par la mention « non susceptible d’amendement », le compagnon libertaire est d’autant plus mal vu par l’Administration Pénitentiaire qu’il sait le plus souvent lire et écrire. Son niveau d’instruction, difficile néanmoins à apprécier avec exactitude, le singularise. Cette maîtrise, même relative, de l’écrit confère un atout non négligeable dans la lutte que l’anarchiste mène contre l’oppression et l’autorité pénitentiaire. Elle permet de raconter ce que l’on a subi[48]. Elle autorise la communication avec l’extérieur mais aussi avec l’autorité elle-même. Et les militants anarchistes détenus, Paul Roussenq en premier lieu, ne se privent pas de dénoncer les pratiques irrégulières, les malversations, les détournements de vivres ou de produits, les vilénies, les trafics en tout genre.

Considérés comme des droits communs, l’anarchiste n’est pas pourtant traité comme tel. L’internement aux îles du Salut renforce la cohésion du groupe. Les discriminations dont il est l’objet accroissent sa volonté de résistance et son esprit de solidarité. L’anarchiste rejette par définition le principe d’autorité et, au bagne, refuse le processus de normalisation qui l’amenderait aux yeux de l’AP. Il ne boit pas, ne joue pas, ne trafique pas, ne pratique pas l’homosexualité, ne dénonce pas ses camarades. Sa débrouille ne se fait pas sur le dos de ses codétenus. Roussenq est de ceux-là et, s’il n’a pas cherché à s’évader, il devient très vite une référence d’opposition. À ce titre, le grand nombre de punitions subies pour refus de travail, bavardages et autres infractions aux règlements, révèle son désir affirmé de ne pas s’intégrer à l’institution totale et à subir les « délices du cachot » qui vont lui conférer sa notoriété.


[1] ANOM H1523, poème adressé au ministre des Colonies, 04 avril 1923.

[2] ANOM H1523, courrier au ministre des colonies depuis Saint-Laurent-du-Maroni, 27 novembre 1915.

[3] Voir Le Visage du Bagne, « chapitre 11 : Au cachot ».

[4] 8 décembre 1910 pour refus de travail, acquitté (ANOM H5002) ; 7 mars 1911 pour outrage à surveillant militaire, non-lieu (ANOM H5003) ; 28 mai 1912 pour refus de travail et outrage à magistrat, un an et deux ans de prison (ANOM H5006 et H5011) ; 21 novembre 1915 pour tentative d’évasion, deux ans de travaux forcés (ANOM H5020) ; 2 mai 1917 pour voie de fait sur un médecin major, cinq ans de travaux forcés (ANOM H5026) ; 16 mai 1927 pour outrage, un an de prison (ANOM H5054).

[5] Imaginé en 1780, le panoptique du philosophe et jurisconsulte anglais Jeremy Bentham suppose l’existence d’une tour centrale d’où le gardien peut tout voir et surveiller dans la prison.

[6] Belbenoit René, Les compagnons de la Belle, Les Editions de la France, Paris 1938, p.138.

[7] Mesclon Antoine, op. cit., Les Editions Sociales, Paris 1926, p.40.

[8] Dieudonné Eugène, op. cit., p.93.

[9] Paul Roussenq, L’enfer du bagne – souvenirs vécus inédits, Pucheu, 1957,p.17.

[10] Paul Roussenq, « Le visage du bagne » dans La Bourgogne Républicaine,

[11] Paul Roussenq, « Mes tombeaux » dans Les Allobroges,

[12] Paul Roussenq, Le visage du bagne, Sisteron, juin 1941.

[13] Théoriquement, le Directeur de l’AP, installé à Saint-Laurent du Maroni, se trouve sous la coupe du gouverneur de la Guyane. En réalité, l’autorité de ce dernier s’arrête aux portes des pénitenciers même si le décret du 20 mars 1895 permet au chef du service judiciaire de la colonie d’organiser au moins une fois par an des tournées d’inspection et d’en référer par rapport au ministre des colonies.

[14] Pierre Michel, Bagnards, la terre de la grande punition, Cayenne 1852-1953, Collection Mémoires n°67, Autrement, 2000, p.94.

[15] Pierre Michel, op. cit., p.93.

[16] Portet Valérie, Les anarchistes dans les bagnes de Guyane de 1887 à 1914, Comportement et perception de l’univers concentrationnaire, Mémoire de maîtrise de sociologie politique sous la direction de Marc Lazar, Université de Paris X – Nanterre, 1995, p.29.

[17] Belbenoit René, op. cit., p.138 : « En temps normal, le nombre de forçats vivant sur ces îles peut se répartir comme suit. À l’île du Diable : prisonniers politiques, 11. A Saint-Joseph : forçats détenus dans les cachots, 300 ; porte-clefs, 80 ; forçats envoyés là par mesure disciplinaires, 70. A la Royale : forçats détenus dans les îles après une tentative d’évasion, 350 ; porte-clefs et forçats déportés pour d’autres crimes, 100 ».

Cela fait en tout 861 bagnards auquel il convient de rajouter le personnel militaire et civil des îles.

[18] Anciennement nommées îles du Diable, du fait notamment des forts vents contraires obligeant les navires pris dedans à effectuer un long détour pour pouvoir retrouver leur trajet initial, les îles du Salut tireraient leur nom de l’expédition guyanaise ordonnée par Choiseul en 1762. C’est là que viennent trouver refuge les colons survivants avant de regagner l’Europe le plus vite possible. 7000 personnes moururent rapidement de famine et d’épidémie sur le continent sud-américain. Si certains historiens, tel Michel Pierre, créditent la version « choiseulienne » du changement du nom de lieu, il est tout aussi probable d’envisager, comme Michel Verrot, directeur de la DAC de Guyane, a pu nous l’affirmer le samedi 28 octobre 2017 à Cayenne, que les îles du Diable deviennent îles du Salut à l’image du cap de Bonne Espérance, autrefois cap des Tempêtes. Il s’agirait donc de donner une impression positive de cet espace.

[19] Mireille Maroger, préface de Louis Rousseau, Bagne, Denoel, 1937, p.18 : « Les plus farouches théoriciens de l’élimination peuvent être satisfaits. Les transportés, condamnés ou relégués, vivent en moyenne cinq ans en Guyane, pas plus. »

[20] La durée de la peine à Charvein excède très souvent ce laps de temps en raison des multiples punitions infligées aux « Incos ».

[21] Michelot Jean-Claude, La guillotine sèche, p.65.

[22] Ibid.

[23] Pierre Michel, op. cit., p.107.

[24] Belbenoit, René, op. cit., p.138.

[25] Le terme désignent les activités rémunératrices illicites – c’est-à-dire contraires aux règlements – et les trafics en tout genre permettant aux bagnards de se procurer alimentation, argent et matériel.

[26] Dieudonné Eugène, op. cit., p.95-96.

[27] Les surveillants.

[28] Un bagnard faisant fonction d’auxiliaire de surveillance.

[29] Louis Rousseau, op.cit., réédition Nada 2020, p.116.

[30] Paul Roussenq, op. cit., Pucheu, 1957, p.42.

[31] René Belbenoit, op. cit., p.144-145.

[32] Voir Le Visage du Bagne, « chapitre 16 : Les évasions ».

[33] Voir Le Visage du Bagne, « chapitre 13 : Les Incorrigibles ».

[34] Voir Le Visage du Bagne, « chapitre 3 : Aux Îles du Salut ».

[35] Ibid.

[36] ANOM, H1523, Commission de classement des condamnés aux travaux forcés, 30 octobre 1908.

[37] ANOM, H1523, lettres du 21 octobre 1909 et du 25 novembre 1921 adressées au ministre des colonies.

[38] ANOM, dossier Dieudonné, H4225/b, lettre du commandant supérieur Jarry au Directeur de l’AP, 8 février 1914, objet de la lettre : « dissémination des condamnés signalés comme anarchistes ».

[39] ANOM, H1523, lettre du 30 septembre 1911 à Madeleine et Jeanne Roussenq.

[40] Jacob Law, op. cit., réédition La Pigne, 2013. Soit Félix Bour, Alexandre Jacob, Dugulfroix, Genrot, Rodriguez, Deboë, Metge et Cottoy.

[41] Jacob Law, op. cit., p.87-88.

[42] Théodule Meunier, 1860-1907, est condamné par la cour d’assises de la Seine le 26 juin 1894 aux travaux forcés à perpétuité pour les attentats du restaurant Véry (25 avril 1892) où Ravachol a été arrêté et de la caserne Lobau (15 mars 1892) (DMA, notice Théodule Meunier)

[43] Clément Duval, 1850-1935, membre du groupe anarchiste parisien La Panthère des Batignolles et adepte de la reprise individuelle (le vol pour les anarchistes) il est arrêté en octobre 1886 après avoir cambriolé puis incendié l’hôtel particulier de Madeleine Lemaire, rue Montceau à Paris. Lors de son interpellation, il larde de coups de couteau l’agent Rossignol. Sa déclaration, justifiant une pratique politique et militante du vol, lors de son procès fait sensation. Condamné à la peine de mort le 11 janvier 1887, il est gracié et voit sa peine commué en celle des travaux forcés à perpétuité. Il parvient à s’évader en avril 1901 et se réfugie à New-York où il écrit ses mémoires dans lesquelles on trouve une narration de la révolte anarchiste de l’île Saint-Joseph (DMA notice Clément Duval).

[44] Jacob Law, op. cit., p.79.

[45] Portet Valérie, Les anarchistes dans les bagnes de Guyane de 1887 à 1914, Comportement et perception de l’univers concentrationnaire, Mémoire de maîtrise de sociologie politique sous la direction de Marc Lazar, Université de Paris X – Nanterre, 1995.

[46] « La population pénale ne fait pas de politique. Elle se désintéresse complètement de la Ligue du Roy. Si l’on excepte les anarchistes, représentés au bagne par une très infime minorité, on ne compte que des individus complètement démunis d’instruction civique et qui n’ont aucune opinion politique » écrit Louis Rousseau en 1930.

[47] Condamné le 21 mars 1919 à dix ans de travaux forcés par le 3e conseil de guerre, l’anarchiste déserteur retrouve au bagne quelques compagnons dont Alexandre Jacob et Eugène Dieudonné. De retour en métropole en 1929.

[48] Il est notable de constater qu’un grand nombre de souvenirs de bagnard, utilisés aujourd’hui comme source de référence historique ont été écrit par des anarchistes : Liard-Courtois, Duval, Law, Jacob, Dieudonné, et bien sûr Roussenq.

Crédits iconographique : Archives privées ; Léon Collin, Des hommes et des bagnes, Libertalia, 2015 ; Jacob Law, Dix-huit ans de bagne, éditions de la Pigne, 2013.

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