Mes tombeaux 20


Les Allobroges

7ème année, n° 1293,

vendredi 20 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XIX

La visite incognito (?) du Procureur général bouleversait les habitudes du bagne

« C’est bien vous le « nègre » ? demanda le Président – « Oui, Monsieur le Maréchal » – « Eh bien ! mon garçon, je vous félicite de l’être doublement. Ça vous revenait de droit. Continuez ! »

L’élève Liontel continua. Pour le moment, il était Procureur Général. Dès qu’il reçut la lettre de Charvein, il ne fit qu’un bond pour réquisitionner un vapeur à destination de Saint-Laurent. Comme un de ces vapeurs devait partir dans la soirée, il décida de le prendre sans retard, en emmenant son secrétaire particulier.

Il arrivait le lendemain à Saint-Laurent-du-Maroni. Le Directeur l’attendait.

Par la chaloupe, d’abord, à l’aide du pousse (chariot) sur rails Decauville ensuite, il arriva au camp de Charvein. On l’y attendait aussi : le téléphone avait fonctionné.

C’était un dimanche. Tous les Incos se trouvaient dans les cases. On avait nettoyé partout. A la cuisine. on s’affairait à corser le menu. Les surveillants, en gants blancs et en tenue numéro un, ne remblaient plus du tout à ces condottieri dont ils avaient l’aspect ordinairement. Le Chef de camp était dans ses petits souliers.

Trois coups de corne annoncèrent l’arrivée du pousse. On se précipita au débarcadère proche. Le Procureur descendit du véhicule, ainsi que sa suite.

« Bonjour, Monsieur le Procureur Général », fit le Chef de camp en bafouillant. « Si Monsieur le Procureur Général veut bien venir se rafraîchir… par cette chaleur » « Trêve de plaisanterie, coupa le haut magistrat ; conduisez-moi aux locaux disciplinaires ! Aujourd’hui, il n’y aura pas de canard pour me boucher le bec. » Tac !

On se dirigea donc vers le quartier de punition, qui paraissait être l’objectif numéro 1 de l’enquêteur.

La lettre accusatrice en mains, le Chef du Service Judiciaire se fit ouvrir toutes les portes – même celles des locaux que l’on déclarait n’être pas occupés. Tout le monde fut interrogé, chef de camp et surveillants ayant été priés de rester à l’extérieur. Le Procureur se documenta ; il fit consigner les déclarations qu’on lui faisait, assura les hommes qu’aucune représaille ne serait exercée, puis il pénétra dans les cases, accompagné toujours et seulement par son secrétaire. Il en apprit de belles. Je me résume.

Le soir, après le départ du Procureur, si la gent surveillante était consternée, les Incos jubilaient…

Le lendemain, tous ces Messieurs firent leurs malles. Une nouvelle équipe de surveillants devait les remplacer incessamment. Une dizaine d’Incos, dont le corps était recouvert de plaies, furent dirigés sur l’hôpital : on ne leur avait pas permis, jusque-là, de se présenter à la visite médicale. Tous les porte-clefs arabes furent cassés de leur emploi. Les deux cachots blindés, où l’on faisait rôtir les punis spécialement visés (avec une chaleur interne de 60 degrés) furent démolis.

Plus tard, des surveillants furent inculpés ; une information judiciaire fut ouverte, mais finalement, comme toujours, elle fut étouffée.

Quant au Procureur Liontel, il devait être déplacé, quelques mois plus tard, dans une autre Colonie. La toute-puissante Tentiaire avait eu sa peau.

Les Incos respirèrent. Les plus anciens d’entre eux furent déclassés, renvoyés dans leurs pénitentiers respectifs. Pour les autres, ils connurent un sort plus clément. Puis le temps passa, les vieux abus reparurent…

Jusqu’à ce qu’Albert Londres, ce justicier des misérables, donnât le coup de grâce à l’appareil infernal du Camp des Incos.

LA REPRESSION JUDICIAIRE

Un Tribunal maritime spécial, séant à Saint-Laurent-du-Maroni, s’y réunissait tous les trois mois. Il était présidé par un capitaine. Les assesseurs, primitivement au nombre de six, étaient : un lieutenant, un sous-lieutenant, un sergent et un simple soldat, du côté militaire ; la représentation civile comprenait un fonctionnaire et le Président du Tribunal Civil.

Le Tribunal maritime spécial avait à connaître des crimes et délits commis par les transportés en cours de peine. Le décret organique du 5 octobre 1889 spécifiait :

 

« Les transportés en cours de peine qui se rendront coupables de dédits et de crimes seront condamnés ainsi que suit :

Pour las faits correctionnels, d’une peine de six mois à cinq ans de prison ;

Pour les faits criminels, quand les circonstances atténuantes ne seront pas accordées, d’une peine de deux ans à cinq ans de réclusion cellulaire. »

 

D’autres dispositions se rapportaient à la peine de mort. Celle-ci était applicable, pour les faits qualifiés crimes, dans les mêmes conditions que celles prévues par le Code Pénal. Il en était de même en ce qui se rapportait au crime de voies de fait sur un agent ou fonctionnaire.

L’évasion, ou sa tentative, était punie de deux à cinq ans de travaux forcés pour les condamnés à temps, et de deux à cinq ans de réclusion cellulaire, pour les condamnés à perpétuité.

Le Tribunal maritime spécial se réunissait en séance publique. Les prévenus et accusés étaient assistés d’un défenseur, la plupart du temps un surveillant qui se contentait de demander l’indulgence. Pas toujours, cependant. Le surveillant Goguet, par exemple, se fit remarquer par sa violence à l’égard de ses supérieurs. Il rendait l’Administration responsable des évasions, provoquées bien souvent par les mauvais traitements. Et il n’avait pas tort. Sa voix de stentor se répercutait au dehors. Bravo. Goguet.

Et pourtant, ce surveillant était rigide dans son service, d’une incorruptible austérité. Et c’est pourquoi la Tentiaire ne pouvait rien contre lui. D’ailleurs, quand un surveillant plaidait devant le Tribunal, il perdait le caractère de ses fonctions antérieures (suspendues).

Tant que le Tribunal maritime spécial fut composé de sept membres la majorité militaire inclina pour une indulgence poussée à l’extrême, et toujours à la majorité le cinq voix contre deux.

En 1917, par décret, la composition du Tribunal fut réduit à trois membres, le capitaine-président, un fonctionnaire et un juge de carrière. Dès lors, une extrême sévérité caractérisa les arrêts. Les acquittements pour évasion, si nombreux auparavant, tombèrent à zéro. La peine de mort fut elle-même appliquée sans ménagement.

(A suivre)

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