Mes tombeaux 13


Les Allobroges

7ème année, n° 1286,

jeudi 12 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XII

L’intermédiaire-roi s’engraissait sur le dos du bagnard le tondu

L’animation est plus grande qu’à la sieste. Les tournées de café et de thé se succèdent d’une façon ininterrompue. Nombreux sont les amateurs de bonbons, de beignets et de nougat. Personne ne dort. Ceux qui ne travaillent pas se livrent au jeu, tentent leur chance, se font plumer et retournent à leur place, honteux et confus. Ils recommencèrent le lendemain.

Plus modestes, les joueurs de belote jouent des consommations. Une mandoline se met en action, une discussion s’élève, parfois des coups sont échangés : ce sont là des incidents ordinaires et tout à fait négligeables.

Le samedi et le dimanche, il y a concert, parfois une pièce de théâtre. A minuit, tout s’éteint et tout va reposer. Sauf des joueurs acharnés et impénitents qui se sont cantonnés dans le couloir des cabinets, pour y demeurer jusqu’au matin.

LE SYSTEME D

Au Bagne, si l’on voulait manger, boire et fumer, il fallait se débrouiller. Sans cela, on était à la merci des camarades – qui ne souffraient pas que quelqu’un, à côté d’eux, manquât de quelque chose.

Lorsque je sortais du cachot, à de longs intervalles, je devais refuser beaucoup de choses que l’on m’offrait, parce qu’on m’apportait de tout, de tous les côtés, à ne savoir qu’en faire. On a vu que, grâce à leur industrie, beaucoup de transportés savaient se mettre à même de se procurer leur nécessaire.

Quelques condamnés se faisaient envoyer de l’argent de leur famille, par l’entremise des surveillants qui retenaient trente pour cent sur le montant. Mais le plus grand nombre se débrouillaient dans l’emploi ou la place de l’occupant.

Les serviteurs des agents et fonctionnaires, dénommés garçons de famille, touchaient une prime mensuelle, de la main à la main. De plus, ils avaient leur commission sur les transactions opérées avec leurs camarades du camp pour le compte de leurs patrons. Assez souvent, ils se conciliaient les bonnes grâces de leurs patronnes…

Les infirmiers trafiquaient des médicaments, des boites de lait, des vivres d’hôpitaux.

Les cuisiniers s’en prenaient à la ration des hommes ; ils vendaient ce qu’ils détournaient, non seulement aux ménages de surveillants, mais encore aux condamnés eux-mêmes qui se ruaient aux cuisines pour acheter leur propre ration : café, viande, lard graisse – afin de faire leur popote.

Et le plus fort, c’est que ces inconscients montaient des cabales contre les cuisiniers consciencieux qui refusaient de se prêter à ces trafics scandaleux. Et ils arrivaient à les faire relever de leur emploi.

Les surveillants chargés des cuisines se préoccupaient uniquement de faire leur beurre ; ils ne s’occupaient pas du reste.

Les jardiniers vendaient les légumes et les fruits aux plus offrants. Les boulangers fabriquaient des petits pains, des gâteaux ; ils détournaient de la farine qui servait pour faire des nouilles et des beignets. Ils avaient des clients aussi bien chez les surveillants que parmi les condamnés.

Les canotiers du port écoulaient les objets fabriqués par les bricoleurs, gagnant autant qu’eux. Ils servaient aussi d’intermédiaires pour toutes sortes de trafic.

Les employés des cambuses avaient tout sous la main : ils pouvaient se servir à leur aise. Les surveillants dont ils relevaient n’étaient pas un obstacle. Les uns et les autres se tenaient par le bout du nez.

Les écrivains et les comptables trafiquaient des places et des emplois, les faisant obtenir à ceux qui leur graissaient la patte. Moyennant finances, ils se faisaient fort de faire disparaitre les libellés de punition, de provoquer des changements de camp ou de pénitentier à la convenance des intéressés. Les plantons servaient d’agents de liaison et d’entremetteurs.

Les ouvriers d’art employés aux travaux fabriquaient toutes sortes d’objets illicitement, tant pour leurs camarades que pour le personnel libre. Peintres et maçons, mécaniciens et serruriers, menuisiers et. autres s’employaient à qui mieux mieux pour le service des agents et fonctionnaires et se faisant payer de ce fait – car il y avait à la fois détournement de matières premières au détriment de l’Etat, et détournement de main-d’œuvre pénale.

Lorsqu’un bateau de vivres était déchargé, les marchandises se volatilisaient par enchantement. Donc, au Bagne, il y avait de l’argent, de belles pièces d’or.

Les bagnards ne se volaient pas entre eux : la place de chacun était sacrée. Mais il ne fallait pas laisser traîner son argent – Le nerf de l’évasion. Pour le soustraire à la convoitise d’autrui, les bagnards se servaient du « plan ». Ce « plan » était un objet en alluminium, de forme ovoïde allongée. Il formait un ensemble de deux pièces se vissant et parfaitement adhérentes. Sa longueur variait de sept à dix centimètres, son diamètre de celui d’une pièce de cinquante centimes à celui d’une pièce de deux francs. Cet étui trouvait sa place dans le rectum, et se logeait dans l’intérieur de la cavité abdominale. On pouvait l’évacuer à volonté et il ne provoquait pas de malaise à cela près qu’avant de s’y habituer, on en sentait le poids, quelque peu gênant.

GUERRE EPISTOLAIRE

Le Bagne était régi, réglementé et codifié par une infinité de lois, décrets et circulaires formant une véritable tour de Babel dans un labyrinthe inextricable. Peu après mon arrivée, grâces aux bons offices d’un condamné employé à la comptabilité, je me fis remettre tout ce fatras et le passai au crible. Peu m’importait de prendre note de la masse de ces documents ; il me suffisait d’en extraire les dispositions favorables à l’élément pénal, notamment ce à quoi il avait droit.

Ce n’était pas facile. En effet, la plupart de ces dispositions réglementaires se modifiaient et s’abrogeaient les unes les autres. J’arrivai pourtant à les démêler. En possession de cette arme particulièrement efficace – la connaissance du règlement – je me disposai à la lutte.

L’administration pénitentiaire – cette Tentiaire qui prétendait briser toutes résistances à ses prétentions – se moquait souverainement des règlements établis. Le bon plaisir et l’arbitraire en tenaient lien. Du haut en bas de l’échelle hiérarchique, chacun jouait son petit Napoléon ; fuyant les responsabilités, ces tenants d’un ordre établi qui les dépassait s’empressaient de se couvrir mutuellement.

(A suivre)

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