Dix questions à … Vincent Henry


Incontestablement, l’album de Vincent et Gaël Henry, sorti le 6 janvier dernier aux éditions Sarbacane, n’est pas passé inaperçu et la presse a dans sa grande majorité loué le travail des auteurs d’Alexandre Jacob journal d’un anarchiste cambrioleur. La BD, superbement dessinée, drôle, vivante, tout en mouvement, narre une histoire connue des jacoblogueurs. Elle vous emmène dans des contrées proches et lointaines à la fois, dans un monde où on peut être voleur et honnête, militant et théoricien de la cause anarchiste, sans pour autant se réduire à une facile – et toute commerciale – élégance morale, à un humour potache qui aurait fait la fortune d’un héros de papier. Car l’existence même d’Alexandre Jacob est ici soumis « comme un problème à vos intelligences » (déclaration « Pourquoi J’ai cambriolé ? », Germinal, n°11, du 19 au 25 mars 1905) et, surtout – ce qui ne gâche rien, bien au contraire – garanti sans lupinose aucune … ou presque. Vous allez saisir les vols de nuit de Jacob et des Travailleurs de la Nuit sans tomber dans le travers du roman d’aventure, qui fleure si bon l’illusoire extraordinaire mais n’autorise pas la perception de phénomènes historiques nettement plus larges et complexes. Gaël et Vincent Henry sont parvenus à replacer l’honnête cambrioleur dans cette lutte des classes, que d’aucuns auraient aimé voir terminée depuis la chute d’un mur à Berlin en 1989, dans cette Belle Époque qui ne le fut pas et qui envoya tant et tant de « vaincus de guerre sociale » crever outre-Atlantique. Mais de cela, il sera certainement question dans le deuxième volume du journal d’un anarchiste cambrioleur devenu bagnard. En attendant, Vincent Henry a bien voulu répondre à nos dix questions.

1) Les Henry et la BD, est-ce une histoire de famille ? Comment en arrive-t-on à œuvrer dans le 9e art ?

La BD a toujours été au centre de la famille : mes tantes étaient déjà abonnées à Spirou dans les années 1950, on allait dévorer les vieux exemplaires dans leur grenier.

Et mon grand frère Pascal, le futur père de Gaël, a lui aussi à son tour été abonné à Spirou et a commencé à emprunter des BD adultes à la bibliothèque du foyer culturel de Brive. Moi, avec mes 8 ans de moins, je prenais de l’avance et dévorais Spirou dès 6 ans, lisait en cachette Reiser dès 8 ans…

Pour œuvrer dans le 9ème art, j’ai d’abord fait œuvre de bénévolat, d’abord comme organisateur de festival BD étudiant puis, plus tard comme journaliste, plus tard encore comme éditeur… Je pense que si l’on n’est pas passionné, il ne faut pas mettre le nez dans cet univers où gagner sa vie est de plus en plus difficile.

Mon neveu, lui, a fait des études pour savoir dessiner des BD. Et comme tous les auteurs de sa génération ou presque, il galère à joindre les deux bouts !

2) Tu as fondé la Boîte à Bulles en 2003. Peux-tu nous présenter cette jeune maison d’édition ? Est-ce facile de naviguer justement à côté de plus grosses boîtes à bulles ? En quoi la tienne se démarque-t-elle ?

La Boîte à Bulles est donc une maison d’édition de BD dites alternatives qui a désormais 13 ans. Lancée sur un coup de tête, avec 2 auteurs inconscients volontaires pour les publier, il a fallu 8 ans pour pouvoir y embaucher un premier salarié. Contrairement aux grosses maisons d’édition, on doit tout faire avec parcimonie, avec des bouts de ficelle, avec la motivation comme première source d’énergie.

Je voulais publier les BD qui me plaisaient, les jeunes auteurs qui me semblaient mériter d’avoir leur chance de se lancer… Fan des romans A suivre et des premières BD reportage de Davodeau ou Joe Sacco, j’ai voulu dès le départ donner une large place aux récits de « non fiction », qu’ils soient autobiographiques, témoignages, biographies, coups de gueule militants… Avec le temps, cette dimension s’est faite de plus en plus prédominante dans notre catalogue, même si on aime toujours publier des fictions intimistes, poétiques, drolatiques…

3) Le Journal d’un anarchiste cambrioleur est le premier ouvrage que tu signes en tant que scénariste. Gaël, ton neveu, a pris le dessin en charge. Pourquoi s’intéresser à Alexandre Jacob alors que l’illégaliste apparaît déjà dans un certain nombre de BD (Louvel, Lacaf et Moriquand, etc.) ? De quand date cet intérêt pour l’honnête cambrioleur ?

J’ai découvert le personnage grâce à la biographie de Bernard Thomas dont j’avais entendu parler à la radio dans les années 1990. Dès que j’ai lu le récit de sa vie, je me suis dit que ça pourrait faire une super BD, avec ce personnage droit, tenace, iconoclaste, haut en couleurs, au caractère trempé et aux convictions chevillées au corps.

Après, il faut trouver l’occasion et l’énergie pour me lancer à rédiger ce scénario. Il aura fallu d’ailleurs soumettre 2 fois le projet, avec deux dessinateurs différents pour qu’enfin un – et un seul – éditeur finisse par avoir envie de faire ce livre…

Je ne me suis jamais posé la question des évocations du personnage dans d’autres BD car c’est à chaque fois très allusif sur le personnage ou ne raconte qu’un épisode particulier de sa vie…

Par contre il semblerait qu’un scénariste plus connu soit en train de travailler, à son tour, à une biographie BD d’Alexandre. Ça m’embête bien car il nous reste la seconde partie de sa vie à mettre en BD, que l’on aimerait bien le faire d’ici quelques temps et que cette BD risque de la raconter avant la nôtre…

4) La BD est centrée sur le procès d’Amiens qui s’est tenu du 8 au 22 mars 1905. Pourquoi un tel choix scénaristique ?

Comme tu le dis, c’est un choix scénaristique, une astuce pour densifier le récit, une occasion pour le mettre sous tension (Alexandre va-t-il s’évader, être condamné, voire réussir à faire se soulever le peuple ?), et pour pouvoir raconter les activités des Travailleurs de la nuit en s’affranchissant de la chronologie… L’accumulation des descriptions de vol aurait été roborative.

Ensuite, le procès a été l’occasion pour Alexandre de disposer d’une tribune et de proclamer sa profession de foi. Cela permettait de bien montrer qui il était, ce à quoi il croyait…

Sans pour autant passer sous silence la disparition d’une témoin-clef, les pressions exercées sur les jurés…

5) Le Jacoblog mis à part, quelles ont été tes lectures, tes recherches pour aboutir au Journal d’un anarchiste cambrioleur ?

J’avais donc commencé par lire « Les Vies d’Alexandre Jacob (1879-1954), mousse, voleur, anarchiste, bagnard »de Bernard Thomas, livre sur la base duquel j’ai construit mon dossier pour l’éditeur, en 2010. Puis pour écrire le scénario proprement dit, je ne m’y suis plus référé.

J’ai alors essentiellement travaillé, d’une part sur la base du recueil de ses textes : « Écrits » où sont aussi consignés par exemple la chronique du procès telle que consigné par la gazette des XXX (je sais plus J) ; et d’autre part sur la base des écrits du travail de Jean-Marc Delpech : « Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur. Portrait d’un anarchiste (1879-1954) »

En plus, il m’arrivait de soumettre des idées à Jean-Marc pour voir ce qu’il en pensait. Et il me mettait au courant de ses dernières découvertes que j’intégrais lorsqu’elles m’étaient utiles…

6) Gaël Henry parvient grâce à un dessin en noir et blanc, grâce à un trait vif et épuré à faire vivre Jacob, à lui donner du mouvement et, finalement, à le rendre humain. Peut-on éprouver de l’empathie avec ce criminel ?

Il semble bien que l’on puisse le présenter de façon sympathique puisque certains journalistes nous ont justement reproché de le présenter sous un jour trop avantageux. Sourire.

Je pense qu’Alexandre a toujours déclenché de la sympathie autour de lui… Donc il était bien normal de le présenter sous ce jour. Sans pour autant occulter les points de vue antagonistes sur le personnage, notamment celui du juge avec qui Alexandre débat.

Sinon, c’est vrai que Gaël a donné un tour dynamique à ce récit qui sied parfaitement aux personnages, à l’époque et donne du rythme au récit.

7) Le webzine BDzoom te demande dans un interview mis en ligne le 22 janvier dernier si Jacob n’était pas plus voleur qu’anarchiste, le blog Bulles picardes du journal Le Courrier Picard pose aussi la même problématique, le 8 de ce mois, en insistant sur le fait que tu as choisi l’anarchiste cambrioleur au cambrioleur anarchiste. Ne trouves-tu pas ce genre de remarques partisanes en ce sens qu’elles condamnent a fortiori une pratique politique particulière. Le vol, considéré comme une reprise, une réappropriation peut-il être une solution politique viable ?

Je ne sais pas trop dire si cette pratique politique est viable. Je pense que le vol comportait pour Alexandre et une bonne partie de ces camarades une valeur d’indignation, d’insoumission, de désobéissance civile et de révolte.

Dans notre univers policé, la désobéissance civile a souvent mauvaise presse et pourtant, sans elle, que serait le monde d’aujourd’hui ? Elles ont été les armes de révoltés – désormais  devenus consensuels – comme Gandhi, Luther King ou Mandela…

Les lanceurs d’alerte sont souvent dans l’illégalisme… Ils sont pourtant précieux.

Et franchement, si un jour, on arrivait à voler tout l’argent des paradis fiscaux pour le redistribuer, qui s’en plaindrait ?

8 ) Le Journal d’un anarchiste cambrioleur s’arrête en 1905. Tu as monté avec le chanteur Sanseverino un superbe projet sur Henri Charrière dit Papillon. Est-ce à dire que ce travail sur le bagne préfigure une suite des aventures jacobiennes ? Verra-t-on le matricule 34777 dans un avenir proche et radieux ? Si oui, toujours chez Sarbacane ?

La vie est faite de coïncidences incroyables : sont parus le même jour deux biographies de bagnards, celles de Papillon et d’Alexandre Jacob et il se trouve que je suis l’éditeur de l’une et le scénariste de l’autre… alors que quand on a bouclé Alexandre Jacob avec Gaêl, en mars dernier, je n’avais encore jamais entendu parler du projet de BD-CD sur Papillon…

A la base, mon projet de biographie d’Alexandre Marius Jacob comportait 2 tomes. Mais l’éditeur a sagement préféré ne signer que le premier tome. Et je dois avouer que j’aurais sans doute fait comme lui !

Mais il a donné son accord de principe pour que l’on fasse la suite et c’est moi qui ralentis le mouvement car cela me demande une immersion complète dans une foule de documentation et que j’ai d’autres engagements à tenir avant…

9) Le Journal d’un anarchiste a largement était recensé par la presse. Es-tu satisfait de ce qui a pu être dit ou écrit sur la BD ?

Avoir de bonnes critiques fait super plaisir ! Encore plus, je pense quand c’est ton premier roman graphique et que tu rêves de ça depuis l’adolescence…

J’ai lu des critiques que j’ai adorées, d’autres qui m’ont laissé plus circonspect quant à leur contenu. Mais elles m’ont toutes fait plaisir, même celles qui débattent de la vraie nature de l’anarchiste cambrioleur : installer un débat, c’est déjà réussir à faire bouger, donner à réfléchir !

10) Justement, beaucoup de papier mettent le gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc en avant pour présenter ton ouvrage. Cela te gêne-t-il ? Es-tu atteint de lupinose ?

La référence à Lupin me gêne si elle est réductrice : Lupin n’est pas Jacob même s’il en a pris quelques traits, Jacob n’est absolument pas réductible à Lupin, il a une autre dimension, bien plus polémique que Lupin.

Si elle est juste mentionnée pour permettre aux lecteurs de situer l’époque, de les accrocher, j’avoue que cela ne me gêne pas : j’espère que la lecture de la BD leur montrera qu’Alexandre Jacob est un personnage hors norme qui ne peut être surtout pas être réduit à un personnage de voleur habile et séduisant !

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