Un médecin au bagne chapitre 3


Louis Rousseau devant son armoire de souvenirs, vers 1947On ne vit pas au bagne ; on y crève ou on survit. En détaillant avec force d’exemples le régime des condamnés dans son chapitre 2, le docteur Louis Rousseau posait dans une aussi froide qu’implacable et empirique démonstration les conditions de l’affaiblissement et donc de la mort programmée du condamné à la relégation ou aux travaux forcés. Le fagot n’a alors d’autres choix pour échapper à sa triste condition que la Belle ou la camelote. Mais ces deux pratiques pour illégales qu’elles soient font partie du système ; elles le nourrissent même, nous dit le médecin du bagne. Il évoque l’évasion dans le VIe chapitre de son salutaire ouvrage après avoir entrevue le trépas de l’homme puni par la maladie et la répression. La camelote, c’est la combine qui permet à un bagnard, à un surveillant d’améliorer son sort pour le premier et pour le second d’arrondir ses fins de mois. Elle consiste généralement à de la vente en tout genre : nourriture, tissus, médicaments, objets fabriqués par les bagnards, etc. Et tous en Guyane en croquent.

Même Louis Rousseau ? Le 27 janvier 1932, le directeur de l’Administration Pénitentiaire écrit au curé de Saint Laurent du Maroni pour lui ordonner de cesser de servir d’intermédiaire dans les correspondances clandestines des bagnards. Le père Naegel, spiritain, ancien missionnaire en Afrique, est venu renforcer en 1927 le père Barrière desservant de cette commune.  L’injonction du haut fonctionnaire est d’autant plus courroucée lorsque l’ecclésiastique semble s’appuyer pour justifier ses actes sur les écrits du docteur Rousseau accusé d’avoir produit, deux ans plus tôt, un coup facile et mensonger avec son Médecin au bagne alors qu’il ne serait resté en Guyane que sept mois. En réalité, il y a prodigué ses soins de juillet 1920 à mai 1922 ! Toujours est-il que l’Oncle de l’honnête cambrioleur Jacob et de tant d’autres fagots serait même selon les dires du directeur de l’AP « un des plus grands cameloteurs » que le bagne ait connu !

Louis Rousseau est donc accusé de trafic. Il n’a pourtant pas besoin de cela au regard de son aisance sociale. Louis Rousseau dispose du grade de commandant. Cet officier vit bien et n’a officiellement d’ordre à recevoir de personne. De là, les fréquents conflits avec l’AP alors qu’il est en exercice aux îles de Salut. Mais s’il camelote c’est certainement pour d’autres raisons que l’appât du gain. Retenons surtout que deux ans après la sortie du livre décrié le souvenir de Louis Rousseau semble encore tout empreint de fiel et de rancœur à une époque où l’institution bagne prend l’eau de toute part. Cela se comprend aisément. Louis Rousseau en multipliant les exemples de camelote pratiquée par les chaouchs autant, sinon plus que par les bagnards, traite de toute évidence les premiers de voleurs s’engraissant au détriment de la vie des seconds. Mais surtout, il le prouve. Au bagne, tout s’achète, tout se vend, tout se vole.

Louis Rousseau

Un médecin au bagne

p.75-116

Chapitre III

La Camelote

Travail pénal. – Relèvement moral

Depuis l’origine de la transportation le forçat affamé cherche à adoucir sa misère. C’est au thé, au café, au tabac et, quand il le peut, à l’alcool qu’il demande cet adoucissement. Au jeu aussi qui est sa passion favorite.

Mais pour fumer, jouer et boire, il faut de l’argent. Il en faut aussi pour se procurer quelques extras quand on est las des haricots du camp. Il en faut surtout pour subsister le jour de la libération ou celui où l’on s’évade. Aussi tout condamné n’a qu’un but : gagner de l’argent.

A s’en tenir au règlement en vigueur[1], on ne voit pas comment un condamné peut, à côté du travail quasi gratuit qui lui est imposé, déployer une activité rému­nératrice quelconque, mais c’est pourtant ce qui se passe. Cette activité revêt des formes diverses ; elle est manu­facturière ou commerciale. De plus, la population pé­nale compte, à côté de ses artisans et de ses trafiquants, de nombreux employés de l’administration : ce sont les porte-clés, les hommes d’équipe ou garçons de famille, les boulangers, les bouchers, les pêcheurs, les écrivains. Tous ces emplois rapportent des gratifications et des pourboires.

L’administration pénitentiaire coloniale, qui n’a ja­mais travaillé que pour elle, a toujours laissé les con­damnés posséder de l’argent parce que c’était son inté­rêt. Elle a estimé que leur permettre de gagner de l’argent et de le dépenser en consommant ce que le rè­glement leur refuse, c’était donner à ses agents l’occa­sion de réaliser des bénéfices faciles et d’améliorer leur vie matérielle.

Non seulement le surveillant vend aux condamnés ce dont ils sont démunis, mais il achète au commerce ce qui est nécessaire aux travaux des artisans et aux tra­fics des mercantis du bagne, devient leur intermédiaire et l’entrepositaire de leurs stocks. Puis il achète à vil prix aux condamnés le matériel que ceux-ci volent dans les magasins de l’Etat et devient leur recéleur. De la sorte il bénéficie bien plus que le condamné de toutes ces transactions irrégulières, le plus souvent malhonnêtes auxquelles on donne au bagne le nom de camelote et grâce auxquelles le forçat apporte un tempérament à la misère de son existence.

Tous ces trafics illicites sont au moins des infractions aux règlements disciplinaires, et dans la grande majo­rité des cas des vols et des recels qui tombent sous le coup des articles 379 et suivants du Code pénal.

Il y a tous les degrés dans la camelote. La débrouille en est un des aspects; c’est une petite camelote. Un garçon de famille – c’est le nom donné aux transportés affectés au service des surveillants – gagne vingt francs par mois ; cette somme est sa débrouille. Pareillement les condamnés qui, aux heures de repos, confectionnent des tapis d’aloès, sculptent des noix de coco, font de petits bateaux avec des résidus d’atelier, peignent des cartes postales, se débrouillent honnêtement. Mais le cuisinier qui détourne café et saindoux, le boulanger qui vend de la farine en cachette, le jardinier qui prélève fruits et légumes au profit de son petit commerce, l’infirmier ou l’écrivain de l’hôpital qui amasse des boîtes de lait con­densé, soit en en portant en écritures plus qu’il n’y en a de prescrites, soit en diluant à l’excès le lait des malades, sont aussi des débrouillards.

Quelques chiffres sont nécessaires pour donner une idée de l’importance de ces mille trafics. La débrouille moyenne quotidienne des deux cuisiniers du pénitencier de l’Ile Royale est de huit à dix francs ; celle du cui­sinier de l’hôpital de vingt-cinq à trente francs. La dé­brouille mensuelle d’un garçon de cambuse est de cent cinquante à deux cents francs. Le boucher se fait de quinze à vingt francs chaque fois qu’il abat ; il donne à son aide des appointements fixes de cinq francs par jour. Les jardiniers se font de un à deux francs par jour. Ces chiffres sont bien entendu variables. Un agent qui surveillera étroitement peut compromettre ces petits profits pour un temps ; un autre qui laissera faire les favorise et en prendra sa part.

Les commandants de pénitencier et les surveillants chefs de camp ont toujours toléré l’introduction et le trafic du tabac et du sucre dans les camps et dans les cases des condamnés. La discipline basée sur la stricte exécution des règlements eût été impossible à maintenir. L’oisiveté forcée engendre la révolte. La cigarette à dis­crétion, le café ou le thé indien – boisson aromatique locale – écartent les pensées hostiles à l’administration ; c’est pourquoi de larges tolérances, indispensables à la tranquillité des agents, adoucissent le régime pénal. Elles ne sont pas la conséquence de la philantropie des agents; elles résultent d’un calcul.

Tous les condamnés marchands s’approvisionnent par l’intermédiaire des surveillants qui, moyennant commis­sion, leur font venir ce qu’ils veulent, tabac, sucre ou chocolat, de Cayenne ou de Saint-Laurent, ou le leur achètent sur place à la Coopérative pénitentiaire. Le surveillant garde pour lui la dixième partie de la den­rée achetée. C’est l’usage. Par la vente au détail des neuf parties qui lui restent le condamné fait encore un beau bénéfice.

Pendant mon séjour aux Iles du Salut, le plus gros entrepositaire était le secrétaire du commandant du pé­nitencier qui faisait le commerce en gros du sucre, du chocolat, du tabac et des cartes à jouer.

Pendant que les surveillants achètent aux condamnés les vivres de leur ration et ceux du magasin de l’hôpital, saindoux, riz, lait condensé, tapioca, les condamnés achètent de l’alcool aux surveillants. Le vin est bien entendu exclu du régime pénal. Ce n’est qu’à l’hôpital, et encore sur prescription médicale que le condamné peut en boire quelquefois. Il est des ménages de surveil­lants où le condamné peut aller acheter à coup sûr une bouteille de vin. Par exemple il y met le prix. Elle lui revient a dix ou douze francs. Plus nombreux sont ceux qui vendent du tafia. De mon temps il y avait sur les Iles une population de cinquante surveillants et de dix autres fonctionnaires, commis ou chefs de bureau. La plupart faisaient venir chaque mois une dame-jeanne de douze litres de tafia, quelquefois deux, ce qui n’em­pêchait pas la Coopérative pénitentiaire dans les six der­niers mois de l’année 1921 par exemple de leur vendre 1792 litres de tafia et la cantine du détachement d’in­fanterie 285. Je laisse de côté la bière, le champagne, les liqueurs et les vins apéritifs. Si buveurs que soient bon nombre des fonctionnaires du bagne, il est évident qu’une partie notable de ce tafia était vendue aux con­damnés par petits verres et avec de jolis bénéfices.

La camelote n’est pas limitée à l’alimentation. Elle s’étend au matériel qui regorge dans les magasins de l’administration et à la main-d’œuvre pénale. Le décret du 20 novembre 1867 porte que « les surveillants ne doivent sous aucun prétexte détourner les transportés des travaux auxquels ils sont affectés. Il leur est interdit d’employer les ouvriers de profession à des travaux ayant un caractère personnel, même en dehors des heu­res de travail ». Dans la pratique ces instructions sont toujours restées lettre morte, car il est facile de tour­ner le règlement. Un fonctionnaire par exemple veut-il faire faire un garde-manger ? Le surveillant affecté au Service des travaux portera sur un « Bon de cession de main-d’œuvre » la mention « Réparation d’un garde-manger », mais un garde-manger tout neuf sera fait. En sous-main l’ouvrier est gratifié et le fonctionnaire n’aura à verser au Trésor pour un garde-manger tout neuf fait avec le matériel de l’Etat que le prix infime de la répa­ration et d’une cession de main-d’œuvre. La plupart du temps, il est rare qu’on ait recours à cette finesse et tout ce que le personnel libre commande directement et sans aucune procédure régulière ou irrégulière, ustensiles de cuisine, mobilier, chaussures… etc., est confectionné en camelote par les condamnés. En 1918, à la suite d’un gros scandale sur lequel j’aurai l’occasion de revenir, le directeur de l’administration pénitentiaire, beaucoup plus désireux de mettre sa responsabilité à couvert que confiant dans les résultats de sa décision, interdit au personnel de faire faire quoi que ce soit dans les ate­liers des pénitenciers, sans qu’une demande sur papier timbré ne lui eût été adressée et qu’il l’eût agréée. Les comptables des pénitenciers demandèrent alors une pro­vision de papier timbré. Ils n’eurent pas, hélas, l’oc­casion de renouveler au Trésor cette demande, car leur provision ne fut pas sensiblement entamée cependant que la camelote durait toujours. Aujourd’hui comme autrefois, les chefs d’atelier les plus scrupuleux font établir sur un bon de cession une demande de répara­tion pour couvrir la façon de l’objet neuf. Les plus coulants n’exigent aucune paperasse, se font rémunérer en catimini et invitent à rémunérer modestement le tra­vail du forçat. Un chef d’atelier qui trafique à son profit a d’ailleurs mille moyens pour expliquer la disparition des matériaux utilisés irrégulièrement : porter des quan­tités de matériaux exagérées pour un travail légitime et mettre de côté pour les travaux illicites ce qui n’aura pas servi ; porter sur ses livres comme exécutée une réparation imaginaire pour laquelle du matériel a été sorti et mis de côté, condamner des matériaux en bon état qu’on déclare hors d’usage mais qu’on conserve et destine au travail en camelote ; faire un procès-verbal de vol – il y a tant de voleurs au bagne ! – et utiliser ensuite en toute tranquillité ce qu’on aura fait passer pour volé. Alors des faits invraisemblables et dont on n’a idée dans aucune autre administration se produisent. On a vu des chefs de camp faire confectionner avec les tôles de l’administration des lessiveuses très réussies qu’ils expédiaient en séries et vendaient à Cayenne, con­vertir en chaussures des tuyaux de pompe en cuir tout neufs et des courroies de transmission, en espadrilles des seaux de toile…, etc… Les pliants, les chaises longues, la batterie de cuisine, les baignoires, les malles, les lits, les matelas, les petits et les gros meubles, des biblio­thèques, des salles à manger et même des maisons, tout se fait au bagne en camelote aux frais de l’Etat.

Les stocks de matériaux sont d’autant plus facilement dilapidés que les constructions proposées et acceptées à Paris auxquelles ces matériaux sont destinés sont sou­vent escamotées. Les « Comptes moraux » des travaux pénitentiaires – qui n’ont de moral que le nom – sont établis avec plus de fantaisie que d’exactitude, mais avec une fantaisie calculée. Ils majorent les dépenses autori­sées de manière à faire passer pour de simples dépasse­ments des dépenses inavouables. Souvent en contradic­tion avec des comptes antérieurs, ils avouent que des maisons, des bâtiments portés comme presque achevés l’année précédente ne sont même pas commencés, que des travaux prévus au dernier plan de campagne n’ont pas été entrepris alors que d’autres sont exécutés sans que le Département l’ait permis. Ces façons de procéder n’ont qu’un but : maintenir entre les travaux autorisés et les travaux exécutés une discordance qui affranchisse l’administration pénitentiaire de toute justification rela­tive au coût des ouvrages qu’elle exécute ou fait sem­blant d’exécuter.

Les détournements de la main-d’œuvre pénale ne sont pas chose nouvelle. Aussi loin qu’on remonte dans le passé, on en trouve des preuves écrites. Les ministres des colonies, renseignés par leurs inspecteurs, se sont souvent élevés, et bien inutilement, contre les graves abus auxquels donnèrent lieu l’emploi des détachements de condamnés mis à la disposition des services et des particuliers. Les fonctionnaires de l’administration péni­tentiaire ont toujours été les premiers à exploiter à leur profit la main-d’œuvre pénale.

Par exemple, lorsqu’un cargo-boat vient à Saint-Lau­rent décharger des marchandises, il arrive que des cor­vées de deux cents hommes sont effectivement employées au déchargement. La compagnie de navigation paye donc à l’administration pénitentiaire les deux cents jour­nées de main-d’œuvre qui lui sont cédées. Mais la « Si­tuation » dite « de défilé des corvées » ne porte que soixante hommes pour le cargo. Les cent quarante au­tres figurent comme employés à des corvées fictives, cor­vées d’assainissement, corvées volantes…, etc…, qui ne comportent aucun remboursement au Trésor, en sorte que la somme versée par la compagnie de navigation, pour les deux cents hommes qui lui avaient été prêtés, n’entre qu’en partie dans les coffres de l’Etat, et que le restant va dans les poches de l’agent qui établit la « Situation de défilé des corvées », et celles d’un ou de deux autres compères.

Que le condamné soit employé ici ou là, régulièrement ou irrégulièrement, que lui importe ? Rien ne l’étonne de la part de ceux qui, selon l’esprit de la loi, doivent en faire un honnête homme. Mais quand ils sont mal­traités cela ne leur va plus du tout. En 192 , le territoire forestier de Godebert était exploité par une société forestière privée. Cette société avait obtenu de l’admi­nistration que le surveillant principal Vac… dirigeât ses exploitations. Vac… était payé par la Société, et l’Etat continuait de lui verser ses appointements de surveillant principal. Il embellissait encore sa situation en volant un peu sa société et l’administration pénitentiaire, mais surtout les forçats qui avaient le malheur d’être affectés à cette exploitation, où un nouveau système de gratifi­cations prétendait résoudre le problème du travail pé­nal. La Société versait au Trésor 0 fr. 75 par jour et par homme pour leur location à l’administration. Elle nourrissait les forçats et de plus, quand leur tâche était exécutée entièrement, donnait à chaque travailleur une gratification de 1 fr. 50. La manière de procéder de Vac… était simple. Sur deux cents hommes présents au chantier, Vac… n’en facturait que cent vingt-cinq à la Société. Soixante-quinze autres étaient déclarés malades et ne travaillant pas, de sorte que la nourriture de ces soixante-quinze hommes était payée par l’administra­tion. En réalité il n’y avait jamais plus de vingt-cinq vrais malades incapables de travailler et obligés de res­ter au « carbet »[2]. Les cinquante autres travaillaient bel et bien, mais, à tort ou à raison, un pointeur les accusait de n’avoir pas tout à fait terminé la tâche im­posée. Cette tâche, beaucoup trop forte pour la plupart des travailleurs, avait été adroitement déterminée pour que seuls les très vigoureux puissent l’accomplir. Pour n’avoir fait que les trois-quarts ou les quatre cinquièmes de la tâche, et ainsi perdu la gratification, ces quarante individus que l’administration nourrissait comme s’ils avaient été réellement malades, n’en avaient pas moins abattu, équarri, scié, roulé et hâlé du bois. Le produit de leur travail était purement et simplement accaparé par Vac… qui faisait ses affaires en même temps que celles de la Société. Il ne faut pas croire que les hom­mes qui étaient gratifiés et touchaient 1 fr. 50 étaient beaucoup plus heureux. Quand on saura que M. Vac…, fils qui tenait la cantine du camp vendait le verre de vin un franc[3] et le petit pain un franc cinquante, on verra que le système des gratifications, adopté par la Société forestière et appliqué par MM. Vac… père et fils, ne pouvait résoudre les difficultés du travail pénal et ne fut entre les mains de ces derniers qu’un grossier trompe-l’œil. A la suite de ces honteux abus, qui furent révélés au Tribunal maritime spécial par des forçats évadés de ce chantier, où le pian-bois était venu s’ajouter au surmenage et à la famine, et qui furent d’ailleurs acquittés, l’administration pénitentiaire parut décidée à déplacer le surveillant Vac… Mais la Société forestière n’eut qu’à insister un peu pour que ce surveillant fût laissé à sa disposition. L’administration maintînt alors le surveillant dans cet emploi hors cadre. Elle cessa seulement de lui verser son traitement.

L’élément pénal de chaque pénitencier possède une grosse somme d’argent, un fonds de roulement considé­rable. Au bagne comme dehors il y a des besogneux qui gagnent au jour le jour les quelques sous qu’ils dépen­sent, et des riches qui peuvent se constituer un magot. Richesse relative sans doute, mais j’en ai connu qui pos­sédaient plusieurs milliers de francs et dépensaient sept ou huit francs par jour. Si le forçat doit une grosse part de cet argent à son industrie, une part aussi lui vient de France envoyée par sa famille et ces envois d’argent ont souvent tenté la convoitise des agents de l’administration pénitentiaire. Il ne s’agit pas ici des envois réguliers adressés au directeur et qui vont ali­menter le pécule administratif du condamné, il s’agit d’argent expédié par la famille ou un tiers quelconque et reçu en cachette par le condamné. Le condamné peut recevoir de l’argent dans un colis postal, quand les colis postaux sont autorisés[4], mais il risque la fouille et peut être cruellement puni. Les garçons de famille et les assignés évitent ce risque en faisant adresser le colis au fonctionnaire chez qui ils sont employés. Le plus souvent l’argent arrive par l’intermédiaire d’un agent complaisant. Il est extrêmement rare d’ailleurs que l’agent préoccupé de rendre service à un condamné ne fasse pas payer sa complaisance et il est de règle qu’une commission de vingt à vingt-cinq pour cent soit exigée.

Il y en eût même qui, non contents de prélever le quart de la somme, prirent la somme entière. Le sur­veillant Mas… chargé à plusieurs reprises du service postal aux Iles du Salut s’était adonné à la spécialité des escroqueries par colis-échantillons. Il avait trouvé dans le condamné Pil…, employé au sémaphore, un compa­gnon digne de lui. Avec la complicité de Mas… Pil… adressait des demandes de fonds à des familles de con­damnés qu’il savait à l’aise, invitant l’expéditeur à ca­cher l’argent dans un colis. Quand le colis arrivait, Mas… le donnait à Pil… qui l’ouvrait, soustrayait la somme, le refermait et le remettait à Mas… qui donnait livraison au destinataire par l’intermédiaire du Service intérieur. Mas… et Pil… partageaient le butin. D’autres fois Pil… savait par indiscrétion qu’un de ses co-détenus devait recevoir de l’argent contenu dans un colis. Il prévenait Mas… Si le colis était recommandé ils agissaient tous deux comme précédemment. S’il ne l’était pas c’était la confiscation pure et simple du colis entier. Puisque les envois de fonds sont prohibés ils ne crai­gnaient aucune plainte et jouaient sur le velours.

Quand les agents de l’administration font venir de l’argent pour un condamné ils opèrent en toute sécurité. La lettre de demande est écrite par le condamné. Elle prie les parents d’expédier l’argent sous forme de billets de banque dans une lettre ordinaire, sans recomman­dation ni déclaration, qu’ils adresseront au surveillant. C’est pour n’avoir pas suivi cette méthode élémentaire que, lors de mon séjour à la Guyane, Mme Soc…, em­ployée dans un de nos pénitenciers, fut prise en flagrant délit d’escroquerie et de chantage au préjudice d’un forçat. La veuve Soc… allait marier sa fille cadette. Sa modeste solde ne suffisait pas à ses besoins. Aussi em­pruntait-elle à tout le monde et ne rendait à personne. Quand son procédé fut éventé elle ne trouva plus prê­teur et se tourna du côté des condamnés ; là, au moins, pensait-elle, elle aurait la discrétion. Bientôt ses dettes devinrent aussi criardes dans le monde pénal que dans le monde libre. Elle dut cinquante francs à un con­damné tourneur aux Travaux, trente francs à un cordonnier, vingt francs au tailleur de la lingerie de l’hô­pital ; cent francs à un garçon de famille, cent francs encore au boucher. De plus, elle avait fait confection­ner en camelote douze couteaux de table, une batterie de cuisine rudimentaire et acheté en camelote du pé­trole, des tomates, des carottes, qu’elle ne payait pas. Elle refusait aussi de rembourser à l’aide-boucher une somme assez ronde pour fourniture journalière et illicite de viande pendant un mois. J’aurais volon­tiers accordé les circonstances atténuantes à la malheu­reuse Mme Soc… qui avait quelques charges de famille, si elle n’avait abusé de gens plus malheureux qu’elle, qui n’en ont souvent pas fait davantage pour aller au bagne, et n’ont trouvé alors aucune pitié. Pressée par quelques créanciers, Mme Soc… résolut de se re­mettre à flot et de retrouver du crédit en payant non pas les forçats, mais au moins les personnes libres les moins patientes. Elle accepta de faire venir de France la somme de huit cents francs pour un condamné, mais ne s’entoura pas des précautions d’usage. Les parents du forçat, pour qui le sacrifice était considérable, expé­dièrent à Mme Soc… qu’ils prenaient sans doute pour une philantrope, une lettre chargée. A l’arrivée du cour­rier tout le monde sut que Mme Soc… avait reçu la grosse somme. Le forçat sut par le planton de la poste que cette somme provenait du bureau de poste de sa commune. Il se rendit chez sa commissionnaire. Celle-ci nia avoir reçu quoi que ce soit. Le forçat devint bruyant et menaçant. Mme Soc… eut peur et se voyant dans l’impossibilité de garder tout pour elle, ce qu’elle avait rêvé, reconnut avoir reçu la somme, mais ne consentit à remettre immédiatement de l’argent à son client que s’il doublait la commission prévue et lui laissait deux cent cinquante francs et non pas cent vingt-cinq comme il avait été convenu. Le forçat, au courant des relations de famille qui existaient entre Mme Soc… et le direc­teur de l’Administration pénitentiaire, crut prudent de n’être pas trop exigeant. Cette pénible histoire se ré­pandit aussitôt. Le commandant du pénitencier l’apprit le dernier. Il dut rendre compte au directeur. Celui-ci ordonna de saisir l’argent du condamné, mais cet argent bien caché resta insaisissable. Il fit verser les deux cent cinquante francs extorqués au pécule de son adminis­tré ; puis il demanda qu’une punition de quatre mois de suspension de solde fût infligée à l’employée impru­dente. Le gouverneur la punit de six mois de suspen­sion de solde, mais n’osa pas la révoquer. J’ai appris de­puis que Mme Soc… avait été révoquée l’année suivante pour avoir récidivé.

La camelote est devenue la forme exclusive du travail pénal. Ce fait a été souvent signalé par les Inspecteurs des Colonies, mais, comprenant les raisons profondes de cette corruption du travail forcé, ceux-ci n’ont jamais songé à la combattre. Ils ont pensé qu’elle ne finirait qu’avec l’administration pénitentiaire et la transporta­tion. Quelques-uns ont cru trouver une explication ac­ceptable de tous ces abus dans la modicité des salaires des agents « La camelote, disaient-ils, mais elle est forcée ! Nous payons un surveillant de troisième classe 145 francs par mois ! Comment voulez-vous que ces gens vivent s’ils ne volent pas ? Que l’Etat commence par les payer et après on verra !» Tel était du moins le langage que pouvait tenir un inspecteur avant et pen­dant la guerre. Il trouvait dans la situation plus que modeste des agents une excuse à leurs tripotages. Je fe­rai remarquer en passant que bien des bagnards au­raient voulu qu’on les excusât de la sorte. Mais depuis la guerre les soldes ont été augmentées. Les surveillants touchent de 660 à 943 francs par mois, selon leur classe[5]. Les surveillants-chefs de lre classe et les surveillants principaux touchent bien davantage. Tous sont logés et je ne tiens pas compte des indemnités pour charges de famille. Cependant la camelote n’a jamais été si active. J’ai d’ailleurs remarqué qu’elle était tou­jours en raison directe des émoluments touchés par les fonctionnaires.

Puisqu’elle fait l’affaire des condamnés et de ceux qui les administrent, que les gens du pays n’en souffrent pas, qu’il leur arrive même d’en profiter et qu’elle se pratique enfin dans un pays éloigné du contrôle métro­politain, on ne voit ni quand ni comment la camelote pourrait être combattue. Au fond, et pour ne se placer qu’au point de vue du condamné, est-il désirable qu’elle le soit ? Est-ce que cette corruption du travail pénal, vieille comme le bagne lui-même, est nuisible ou favo­rable au condamné ? Ne vaut-il pas mieux « cameloter » à l’abri du soleil dans un atelier de pénitencier relativement sain que d’aller mourir d’accès pernicieux sur un chantier de travaux dits d’intérêt public ? En outre, supposons que le forçat touche intégralement sa ration réglementaire et que cette ration ne laisse rien à désirer sous le rapport de la qualité, serait-il encore assez repu pour que tout murmure soit étouffé, assez nourri pour que, digérant en paix, le silence et la dis­cipline s’ensuivent et que le commandant du pénitencier et les surveillants puissent dormir tranquilles ? Car, après tout, c’est là le but à atteindre. J’en doute. Pas plus que l’homme libre, le condamné ne peut se passer d’un minimum de distractions sans dépérir, et pour se les offrir il lui faut de l’argent. Un régime cellulaire spécial peut seul lui interdire ces distractions, et le ré­sultat est loin d’être brillant puisqu’il aboutit à la carence physique et morale, au scorbut et à la déchéance de la conscience. De plus, l’expérience des pénitenciers coloniaux amène à conclure que, quand des initiatives bien intentionnées – et d’ailleurs assez rares – s’occu­pent de relever l’ordinaire des détenus, elles n’obtien­nent jamais que des résultats partiels ou momentanés. Vouloir que toutes les denrées soient bonnes ensemble et que la cuisine soit bien faite, c’est vouloir l’impos­sible. Tantôt c’est la viande ictérique ou anémiée, ou le pain sans gluten, tantôt les haricots charançonnés ou le bacaliau ammoniacal. Ce sera toujours une ou plusieurs parties de la nourriture qui laisseront à désirer quand elles ne seront pas tout à fait inconsommables. Dès lors et dans de telles conditions, le droit qu’on pourrait faire aux condamnés serait une chose encore bien pénible, si ceux-ci n’avaient en poche de quoi suppléer à leur mi­sère. Or qui leur procure le moyen de suppléer à cette misère si ce n’est la débrouille et la camelote des uns et des autres ? Qu’importe que, se faisant la part du lion, le fonctionnaire du bagne y trouve occasion à gros bénéfices. Le proverbe : « Passe-moi la casse, je te pas­serai le séné », est ici de mise plus que partout ailleurs. La discipline n’est relâchée que pour être maintenue d’une autre manière ; des entorses sont faites à certains règlements pour que d’autres soient plus facilement res­pectés, et c’est à tous ces usages irréguliers que le forçat est redevable d’un mieux-être appréciable. Je crois donc que la camelote a adouci la rigueur des textes et que grâce à elle le forçat à la vie moins dure, peut-être un peu plus longue. Elle a pris la place du travail forcé gratuit ou mal rémunéré, qui est une chimère. Elle, au moins, a prouvé qu’elle était réalisable et viable. Mal­heureusement, elle ne relève pas le condamné comme le ferait le travail accompli dans des conditions nor­males. Elle apprend à voler à un grand nombre de condamnés, Venus au bagne pour crime passionnel, et qui n’avaient jamais volé jusque-là. Elle est peu faite pour inspirer aux professionnels du cambriolage le respect de la propriété. Enfin, si elle est bien excusable chez les malheureux qui meurent de faim, elle est scandaleuse, pratiquée par les gardiens de l’ordre social, et elle démoralise tout un corps de fonctionnaires.

La plupart des agents de l’Administration succom­bent à la tentation. Pendant mon séjour aux Iles du Salut, j’eus l’occasion de voir des gens contre qui je n’avais aucune prévention, et à qui j’attribuais la loyauté et l’honnêteté coutumière aux gendarmes, commettre les délits les plus ignobles qui se puissent imaginer. Car est-il rien de plus déshonorant que de tromper l’Etat, à qui on a prêté serment, et que de nuire à des condamnés sans défense ? Les crimes qui conduisent au bagne tant d’égarés sont souvent engendrés par la mi­sère. Il y a quelquefois chez leurs auteurs un courage qui en atténue la laideur. Rien ne diminue l’ignominie des méfaits commis journellement par les fonction­naires de l’administration pénitentiaire.

M. Rod…, ancien sous-officier, commandait le péni­tencier. A la commission disciplinaire, il infligeait tou­jours le maximum par système, sans réflexion, sans dis­cussion, sans recours. Je prisais peu sa manière de con­cevoir la discipline, mais je le croyais incapable de voler son prochain. Il laissait bien ses agents cameloter en paix, mais il aimait à s’élever contre leur manière de faire et le vieux militaire y mettait une ardeur qui donnait à ses indignations une apparence de sincérité. Je fus un jour bien désillusionné. Le 10 novembre 192., un colis postal qui contenait deux tricots de laine, six chemises, du chocolat et du tabac, arrivait aux Iles à l’adresse du condamné arabe Tayeb. L’expéditeur qui était son beau-frère, cafetier à Sétif, l’avait avisé de l’envoi dans trois lettres successives que l’interprète du camp avait traduites, car Tayeb ne savait pas lire. Dans la troisième lettre le beau-frère s’étonnait que Tayeb n’accusât pas réception. Le colis était resté longtemps en souffrance à Saint-Laurent et Tayeb l’avait en vain réclamé au commandant du pénitencier des Iles. A. la troisième lettre il retourna chez le commandant et lui demanda si le colis était arrivé. Le commandant lui répondit qu’il était arrivé depuis quelques jours. Il fit observer au condamné que les envois de ce genre étaient interdits et qu’il était obligé de confisquer le colis. Il ajouta que toutefois il ne le punirait pas, bien au contraire, et que même il était disposé à lui remettre vingt-cinq francs s’il voulait signer sur un registre et lui donner ainsi décharge du colis postal. Tayeb qui savait tout juste signer, hésita puis signa. Le comman­dant lui dit de repasser le lendemain. Le lendemain il fit observer à Tayeb que les objets contenus dans le colis étaient abîmés par l’humidité et ne lui remit que six francs et un paquet de tabac… M. Rod… n’aurait pas spolié n’importe quel condamné. Séduit par les tricots et les chemises, il s’arrêta à cette idée que leur propriétaire, arabe illettré et fataliste, accepterait le marché forcé avec une muette résignation. La tentation de faire ce petit coup malpropre en toute sécurité s’of­frit à lui, et il céda. Malheureusement Tayeb digéra mal le mauvais tour. Il ne savait pas écrire, mais il savait parler. Quand il eut perdu au jeu les six francs de Rod… et fumé son paquet de tabac, il regretta che­mises, tricots et chocolat et raconta sa mésaventure à qui voulait l’entendre sur un ton de jérémiade co­mique.

Dès lors, je compris que M. Rod… si peu sévère pour lui-même, ne le fut pas pour ses collaborateurs, et en effet ceux-ci ne se gênaient pas. Le cambusier vivait sur son magasin. Un jour il nous fit condamner un estagnon de saindoux avarié de dix-huit kilos. L’immersion en fut décidée, mais le saindoux avarié fut délivré à la cuisine du camp. Les condamnés ne s’en aperçurent guère puisque, bon ou mauvais, le saindoux leur était toujours soustrait. Un estagnon de dix-huit kilos de bon saindoux prit aussitôt le chemin de la cuisine du cam­busier qui n’avait pas d’autres modes de ravitaillement.

l\'hôpital de l\'île RoyaleA l’hôpital, même gabegie. Ici le comptable ou Com­mis aux Entrées a toujours vécu sur le magasin, le pou­lailler et le jardin de l’hôpital. Rien ne peut l’inquié­ter. Quand le commandant adjoint vérifie sa comptabi­lité, il refait ses additions et constate d’ailleurs qu’elles sont exactes. Il s’assure aussi que les marchandises sor­ties portent bien en face de leur désignation le prix exact du Grand livre, et il ne constate là aussi aucune erreur. Mais quant à voir si les sorties correspondent aux Extraits de régime que signent tous les jours les médecins et qui sont les pièces justificatives, cela ne se fait jamais. Cela n’est pas dans les habitudes et risque­rait de gêner un collègue.

Autrefois le commis aux entrées percevait mensuel­lement un mandat de 500 francs pour menus achats pour les malades. Les objets achetés devaient figurer sur une pièce mensuelle et cette pièce devait être signée par les fournisseurs, mais il n’y avait qu’un état sur lequel il n’y avait place que pour une signature. Le commis aux entrées demandait à un commerçant de vouloir bien certifier l’achat fait chez lui et par la même occasion de prétendus achats faits chez d’autres. Cette pièce jus­tificative qui couvrait un affreux tripotage permettait aux commis aux entrées de s’enrichir aux dépens des malades de la Transportation. Un décret de M. Daladier, ministre des colonies en 1925, permit au médecin seul d’acheter des vivres dans le commerce pour les malades, mais celui-ci ne fait guère d’achats que pour les malades appartenant au personnel libre.

Les commis aux entrées que j’ai connus aux Iles rem­plissaient aussi les fonctions de Substitut du Commis­saire rapporteur près le Tribunal maritime spécial. A ce titre, après avoir fait leurs distributions quotidiennes de vivres au cours de laquelle ils ne s’oubliaient jamais, ils se muaient en magistrats instructeurs et enquêtaient sur les vols commis par les autres.

Il est assez plaisant de voir la surprise de tous ces filous quand, à leur tour, ils se font voler. Ils ont de ces indignations qui dépassent les réactions habi­tuelles à l’homme naturellement honnête. Un jour, quatre beaux draps de lit tout neufs disparurent de la buanderie de l’hôpital. Le Commis aux entrées-Substitut fit un bruit considérable. Il voulut incarcérer les vingt condamnés employés à l’hôpital pour être bien sûr de ne pas manquer le coupable. Peu lui importait que le service médical fût suspendu. Ce fut du cachot, des mises au secret, des menaces et des promesses de récompense. Quelques jours après, je rencontrai le fa­rouche policier :

–         Eh bien, lui dis-je, et cette enquête ?

–         L’enquête des draps ? Elle a été vite terminée !

Puis, comme s’il en avait trop dit il tourna les talons et s’écarta pour fuir l’interview. L’enquête en effet était terminée. Elle s’était arrêtée au seuil de la maison d’un collègue receleur.

A la même époque je m’aperçus que M. Peg…, phar­macien de l’hôpital volait le vin de la pharmacie destiné à faire le quinquina des malades. Tous les jours le con­damné à son service venait chercher un litre de vin qui jamais n’était restitué. Un pharmacien expert vint au mois de mars suivant faire une enquête. Il vérifia la comptabilité et s’aperçut que le coulage du vin datait de l’arrivée de Peg… Paternellement il se contenta de proposer qu’on imputât à son indélicat collègue deux cents litres de vin. Il dut lui imputer aussi quelques kilos d’alcool et d’alcoolat de mélisse, et enfin la mor­phine et tout l’opium de la pharmacie, car Peg… fumait l’opium !

L’inventaire de la pharmacie fut marqué par un inci­dent pénible. Quand l’expert arriva à l’article « Extrait d’opium », Peg… devait en présenter environ deux ki­los, car bien qu’il eut l’habitude de faire sortir des écritures l’extrait qu’il prenait pour son usage, il n’avait quand même pas osé faire sortir tout ce qui était entré en pharmacie. Peg… montra un pot étiqueté « Extrait d’opium » sur lequel l’expert s’arrêta et qu’alternativement il flaira et regarda. Puis celui-ci fit appeler le tisanier, prit une infime partie du produit présenté et en toucha la conjonctive du con­damné. Peg… n’était évidemment pas à la noce. Un quart d’heure après la pupille du condamné était dila­tée à bloc et Peg… qui avait substitué à l’extrait d’opium de l’extrait de belladone pour masquer ses détourne­ments, vit sombrer sa réputation d’honnête homme dans l’œil du forçat.

Le manipulateur de la pharmacie, M. Geai, ne valait pas mieux que son patron. Pris en flagrant délit de vol par un de mes successeurs et mis en demeure de démis­sionner ou d’être poursuivi, il opta pour la démission. Un mois après on lisait dans l’Officiel de la Guyane : « M. Geai est nommé agent de police de la commune de Saint-Laurent-du-Maroni ».

Eh bien, si tous ces honnêtes fonctionnaires qui en ont donné plus de cent fois l’occasion, avaient été seulement trois fois poursuivis, ils n’échapperaient pas à certaines dispositions de la loi du 27 mars 1885 sur les récidivistes et iraient grossir le nombre des relégués à Saint-Jean-du-Maroni.

Je ne suis cependant pas tombé sur un lot spécialement choisi de fonctionnaires indélicats. J’aurais séjourné aux Iles du Salut deux ans, quatre ans, dix ans plus tôt, j’y aurais séjourné depuis, j’aurais vu se produire les mêmes abus.

Que font pendant ce temps-là les directeurs ? Dans ce milieu où la hiérarchie est forte et respectée, il est admis que la camelote doit être proportionnelle au grade, et que les directeurs, comme leurs subordonnés, doublent leurs soldes par mille tours de bâton. Il leur arrive quelquefois de s’indigner en voyant un de leurs inférieurs gagner plus d’argent qu’eux : ce manque de discipline les choque. Ils voient encore avec peine un agent cameloter assez ouvertement, assez cyniquement, pour que le fait soit connu du public et qu’un scandale menace. Il leur faut alors intervenir. Cette intervention a d’ailleurs ses avantages. Pendant qu’on fait le gendarme, on passe pour honnête, et quand le public voit poursuivre un « cameloteur » par l’autorité pénitentiaire, il est à cent lieues de croire que cette autorité pratique ce qu’elle réprime chez les autres.

C’est ainsi que le directeur X…, il y a de cela quelques années déjà, rédigea une circulaire sur les confections illicites, contre lesquelles il s’éleva non sans éloquence. Pendant ce temps-là les forçats marchaient pieds nus, alors que les cuirs provenaient régulièrement de France et alimentaient largement les ateliers de Saint- Jean, où sont confectionnés les souliers de la population pénale. Le stock de cuir avait été détourné tout entier. Malheureusement ce directeur fut remplacé dans ses fonctions par M. Y… qui exigea un passage de service minutieux, trouva la comptabilité frauduleuse et porta plainte. M. Ver…, sous-chef de bureau, juge au Tribunal maritime spécial depuis deux ans, fut poursuivi et condamné à deux ans de prison. La population pénale fut très agréablement surprise car ce garçon était extrêmement dur pour les forçats. Aux commissions disciplinaires, il donnait toujours le maximum, trente jours de cachot au malheureux va-nu-pieds qui, crevant de faim, avait chipé une banane ou un coco dans un jardin. Si le malheureux implorait : « Allez, allez, criait-il en lui coupant la parole, j’aime pas les voleurs ! » Le sous-chef de bureau Pierre bénéficia d’une ordonnance de non-lieu, mais fut puni disciplinairement. Quant à M. Y… on le fit filer par le premier courrier avec un congé de convalescence de trois mois et depuis on ne le vit plus jamais revenir. Il fut peu après rayé des contrôles de l’activité.

Sous le directeur suivant aucune affaire ne fit scandale. La camelote sévit surtout dans les exploitations agricoles. Ce fut le temps où un chaland de soixante-quinze tonnes de maïs pouvait arriver à Saint-Laurent sans qu’aucune graine ne soit prise en compte. Dans l’Administration pénitentiaire, l’usage veut qu’on ne prenne jamais en recettes que les quantités de produits du sol qu’on ne peut se passer de délivrer, et au fur et à mesure de leur délivrance. Les soixante-quinze tonnes de maïs, auxquelles je fais allusion, n’auraient donc été versées en compte que s’il avait absolument fallu les utiliser régulièrement, et au moment où elles seraient sorties de leur entrepôt pour cette utilisation indispensable.

Cet usage explique que l’année la meilleure du premier quart de ce siècle (1907 je crois), la plantation de la Montagne d’argent qui comptait 55.000 pieds de caféiers ne rapporta pas plus de 440 kilos de café, chiffre pris dans la notice officielle[6].

M. Z… régna pendant la guerre. Il fut insatiable. A cette époque, que craignait M. Z… ? Il était Gouverneur par intérim en même temps que directeur de prison ! La passion des beaux meubles lui fut pourtant fatale. Les chefs de camp de Tollinche, de Godebert, de la Forestière, lui envoyaient des billes magnifiques. Il se fit ainsi construire avec les plus beaux bois des tropiques un magnifique ameublement, chambre à coucher, salle à manger, salon et bureau, qui lui revint à cinq cents francs. Il se vanta beaucoup trop de la bonne affaire qu’il avait faite et manifesta son intention d’emmener en France ce mobilier superbe qui aujourd’hui vaudrait de cinquante à soixante-quinze mille francs. Le gouverneur titulaire, qui était revenu, dut rendre compte au Ministre des abus de M. Z… qui fut rappelé. Un congé de convalescence lui fut remis à son départ de Guyane, mais il ne put en jouir, car à son arrivée à Paris, le Ministre lui fendit l’oreille.

C’est au temps de ce directeur que se déroula l’affaire Fouras. Elle vaut qu’on s’y arrête. En 191.., le surveillant principal Fouras dirigeait les chantiers des constructions navales de l’administration pénitentiaire. C’est sur ces chantiers situés sur la rive droite du Maroni qu’on entretient, répare et construit les diverses unités de la flottille. Au point de vue administratif Fouras relevait du 3e Bureau de la Direction, mais comme le chef de ce bureau manquait de connaissances techniques, il laissait à Fouras la bride sur le cou, et celui-ci, sachant qu’aucun contrôle sérieux ne viendrait l’importuner, dirigeait son service à sa guise. Comme il était mécanicien et ajusteur de métier, le directeur l’honorait de sa confiance, et il était toujours consulté et écouté pour tout ce qui concernait la flottille. Depuis longtemps, Fouras travaillait pour le commerce local en même temps que pour l’administration et cela lui rapportait beaucoup. Pour satisfaire aux demandes qui l’assaillaient, il lui fallait un stock important de matières premières. Chaque fois qu’une des unités en service – baleinière, canot à pétrole, chaland ou chaloupe à vapeur – entrait au chantier pour une réparation, Fouras majorait les demandes de matériel selon les besoins présents ou futurs du travail pour les particuliers. Il acquit bientôt un stock de réserve considérable, ainsi que devait le démontrer plus tard l’inventaire dressé par M. M…, inspecteur des Colonies. Les sorties du matériel demandé par Fouras étaient couvertes par le visa du Chef du 3e Bureau. Celui-ci aurait visé n’importe quoi, il était facile à Fouras de justifier l’emploi de tout ce qu’il demandait par la tenue de ses feuilles d’ouvrage, sur lesquelles il doublait ou triplait le matériel dépensé. Dès l’instant que ces feuilles concordaient avec les sorties du magasin, le chef de bureau considérait sa tâche comme terminée, et jamais ce rond-de-cuir ne serait venu contrôler sur place les travaux exécutés. Il en eût été parfaitement incapable.

Fouras était implacable avec ses subordonnés et mauvais avec les condamnés. Seuls quelques spécialistes indispensables pouvaient conserver ses bonnes grâces. Ceux-ci devenaient par force les complices de ses fraudes. Les autres transportés étaient malmenés, punis sévèrement pour des peccadilles, expédiés pour un rien dans les chantiers forestiers. Aussi quand en Octobre 191.., les inspecteurs vinrent à Saint-Laurent, Fouras fut dénoncé. Un carnet aide-mémoire, sur lequel étaient enregistrés les matériaux qui sortaient journellement du magasin et la désignation de leur emploi à des travaux pour des particuliers qui n’avaient le plus souvent demandé aucune cession, perdit Fouras. Ce livre et le registre des cessions furent examinés parallèlement, et la confrontation de ces écritures, démontra clairement, qu’aux dates correspondantes, aucune des matières inscrites en sortie ne figurait dans les comptes payés au Trésor par les cessionnaires. M. M…, Inspecteur des Colonies, ordonna de faire l’inventaire du magasin des constructions navales. Aussitôt averti Fouras, pris de peur, employa quelques transportés qu’il se croyait fidèles à dissimuler l’énorme quantité de matériaux qu’il avait en excédent dans ses ateliers. Mais des indiscrétions furent commises et Fouras fut mis en état d’arrestation. Il fut procédé à un recolement général du matériel qui fit ressortir l’énorme excédent avec lequel Fouras travaillait pour le commerce local. C’est ainsi que l’on trouva plus d’une tonne de bronze en barre, des centaines de kilos d’étain, d’aluminium et de feuilles de cuivre. Tout cela avait été enfoui, partie dans le jardin potager, partie dans le barrage à poissons attenant au chantier. On découvrit aussi de pleins tonneaux de peinture, des bidons d’huile et d’essence, des quantités de cartouches, de clous, de paquets de vis de fer ou de cuivre, du coaltar, du goudron, des tonnes de zinc en feuilles, de fer, d’acier en barre et en tube, des ballots d’étoupe, des glènes de cordage, enfin un énorme stock de bois ouvré. Le 7 décembre, l’Inspecteur chef de mission déposa au Parquet général à Cayenne une plainte contre Fouras pour détournement de matériaux et de main-d’œuvre pénale au préjudice de l’Etat.

Une instruction fut ouverte et confiée à M. Poulain, juge au Tribunal de Saint-Laurent. Celle-ci démontra que Fouras avait de nombreux clients chez qui l’on dut perquisitionner. L’un avait fait remettre à neuf ses alambics, l’autre s’était fait construire un canot, un troisième avait fait transformer un remorqueur en chaloupe à passagers, deux autres encore avaient fait réparer des goélettes ; ici c’était l’aménagement d’une usine à glace avec la confection de mouleaux en tôle et d’une chaudière tubulaire, là le montage d’une presse à balata avec une belle vis sans fin. Cette vis provenait d’un arbre de couche de chaloupe à vapeur qui fut sorti du magasin sans qu’aucun bon régulier fût établi. Cet arbre de couche figurait toujours dans les écritures quand la presse fut saisie. C’est en découvrant deux tronçons de cet arbre dans un tas de ferrailles qu’on put identifier la vis et certifier sa provenance. Des arrestations furent opérées. M. L…, associé de la maison B… et Cie, sous le coup d’un mandat de dépôt, perdit la tête et se suicida. Finalement l’instruction inculpa comme auteurs principaux les surveillants militaires Fouras et Secchi. Celui-ci avait fait l’année précédente l’intérim de Fouras et suivi ses déplorables méthodes. Elle inculpa comme complices huit commerçants de Saint-Laurent. Le juge d’instruction conclut à leur renvoi, devant la Cour d’Assises de la Guyane pour qu’ils soient jugés conformément à la loi et décerna contre eux l’ordonnance de prise de corps.

L’affaire fut jugée à une session extraordinaire qui s’ouvrit le 7 octobre 191.., à Cayenne. Il importait pour le bon renom de la bourgeoisie locale que les commerçants de Saint-Laurent accusés d’être les complices de Fouras fussent acquittés ; aussi la défense s’employa-t- elle à défendre Fouras, car obtenir son acquittement c’était enlever du même coup celui des complices beaucoup moins coupables. Tout le monde fut acquitté.

Malgré cet acquittement les commerçants de Saint-Laurent craignirent que leur vertu soit encore discutée. Ils éprouvèrent le besoin de se disculper en publiant un factum intitulé « l’Affaire du Maroni. Scandale judiciaire ». Ce factum assez maladroit ne peut tromper qu’un lecteur peu avisé. Il suffit de lire cet opuscule pour être édifié sur les tripotages des chantiers des constructions navales et convaincu que Fouras et ses clients pillaient le budget de l’administration pénitentiaire.

La défense fit valoir, que de tout temps, la main d’œuvre pénale n’avait utilement servi que détournée des buts impraticables et mal définis que lui assignait la loi, et que d’ailleurs, ceux qui l’utilisaient trouvaient toujours un concours dont ils n’avaient pas à juger la légitimité. S’il plaît à l’administration de vendre au premier venu son matériel et sa main-d’œuvre, ce premier venu pense que c’est régulier. Pour aucun des négociants de la Guyane il ne pouvait être criminel de faire des affaires avec Fouras, alors que le directeur de l’administration pénitentiaire était là, tout à côté, en train de se faire faire un ameublement luxueux dans des conditions de bon marché vraiment extravagantes. Certes, il pouvait leur paraître singulier que l’Etat opérât ainsi, et qu’au lieu de bénéficier, comme il aurait pu le faire, des cessions de main- d’œuvre et de matériel, il se laissât voler ; mais après tout, n’est-ce pas à l’Etat de faire sa police et de mieux choisir ses fonctionnaires ? Et puis tout le monde en faisait autant !… J’avoue, en effet, que si j’avais été membre du jury, j’aurais acquitté sans réserves les commerçants profiteurs. Il m’aurait paru inadmissible que, puisque ces abus se pratiquaient depuis plus d’un demi-siècle, au point d’être considérés comme des usages réguliers, il se trouvât parmi les membres d’un jury local un seul homme qui osât condamner ceux qui avaient eu la malchance d’être les premiers poursuivis.

Fouras paraissait plus difficile à défendre. La main-d’œuvre pénale, dit son avocat, ne rend pas. Elle fournit une recette si modique qu’elle est négligeable, et ne saurait atténuer la charge légale consentie par l’Etat pour la Transportation, et dont le chiffre annuel est à peu près constant. Si cette main-d’œuvre rapporte si peu à l’Etat, qu’elle serve au moins au personnel et à l’habitant !… Mais, avilir la main-d’œuvre pénale n’excusait pas Fouras de la céder à son profit ou de n’en pas faire tirer à l’Etat le bénéfice, si faible soit-il, qu’il devait en tirer. Et puis, comment expliquer le matériel détourné ? L’avocat de Fouras fit de son client un chef d’atelier accompli, habile à construire des canots, à réparer des goélettes, à faire des presses à balata, et des chaudières d’usine à glace avec des tombées, des chutes, des rognures, des copeaux et des résidus d’atelier, passé maître en somme dans l’art d’utiliser les restes. Quant aux modestes honoraires qu’il recevait des commerçants qu’il obligeait, ils témoignaient de leur reconnaissance envers celui qu’on devait considérer à juste titre comme un grand bienfaiteur du commerce local. L’argument décisif fut celui-ci : le directeur de l’administration pénitentiaire venait de se faire construire des meubles dans les mêmes conditions que les clients de Fouras. Bien plus ! La mission d’inspection qui avait dénoncé la gestion fantaisiste du surveillant Fouras était composée de deux inspecteurs. Le plus ancien des deux, chef de mission, venait de se faire construire par le service des Travaux de l’administration pénitentiaire une bibliothèque à deux portes vitrées, d’une hauteur de deux mètres, en très beau bois du pays. Il avait, il est vrai, versé deux cents francs au Trésor, mais là aussi, la main-d’œuvre pénale n’avait-elle pas été détournée de ses vrais buts ? Avait-elle été convenablement remboursée, et le matériel aussi ? Pourquoi le directeur et un inspecteur en chef pourraient-ils faire ce qu’on défend à d’autres ? Ce serait affreux, dirent les avocats aux jurés de frapper les petits pour couvrir les gros. Il convient de faire remarquer que, parmi les petits se trouvaient non seulement Fouras, qui avait désormais de quoi vivre de ses rentes, mais aussi les frères M…, millionnaires, les frères C…, millionnaires, Mme Vve G…, millionnaire, enfin toutes les grosses fortunes de la Guyane. Tous ces braves gens en furent quittes pour les fatigues de quinze audiences.

Le verdict d’acquittement prononcé, et la demande de dommages et intérêts formulée par le gouverneur au nom de l’Etat partie civile ayant été rejetée, les deux surveillants coupables eurent encore à passer par les transes d’un conseil d’enquête. Il y avait dans ce conseil six membres. Trois appartenant à l’administration pénitentiaire, et comme tels pleins de mansuétude pour les cameloteurs, les reconnurent non coupables. Par trois voix contre trois Fouras et Secchi furent une fois de plus absous. C’est alors que le Ministre des Colonies, sur la proposition du gouverneur, les révoqua. Ils eurent alors recours au Conseil d’Etat qui décida de rejeter leurs requêtes.

Un incident des plus intéressants se produisit au cours des débats de l’affaire Fouras. Les irrégularités du surveillant principal avaient été dénoncées par des forçats. Les avocats tirèrent parti de ce fait. « Le témoignage de ces gens-là, déclama pathétiquement Maître Q. L. du barreau de Cayenne, ne compte pour personne ! » Quand, après l’interrogatoire du treizième et dernier accusé, le président des assises voulut faire comparaître huit témoins transportés dont quatre encore en cours de peine et quatre autres libérés ou relégués, Maître Q. L. lui fit remarquer qu’en vertu de l’article 317 du Code d’instruction criminelle, ces transportés devaient prêter serment avant de déposer. Comme d’autre part leurs condamnations antérieures leur interdisaient de prêter serment[7] (1), ils ne pouvaient déposer. Il fit observer au président qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il pouvait seulement les entendre à titre de renseignement. Encore aurait-il fallu pour que ce pouvoir discrétionnaire s’exerçât, que ce fût de sa propre initiative, librement et spontanément, et non pas sur les indications de l’accusation. La Cour alors se retira, délibéra, reconnut l’incapacité de témoigner en justice des huit forçats et n’admit même pas qu’elle pût les entendre à titre de renseignement. Ces huit témoins à charge ne furent donc pas appelés. Il arriva cependant qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le Président put faire appeler, pour l’entendre à titre de renseignement, un transporté qui n’avait pas figuré sur la liste de ceux que l’accusation avait cités comme témoins. Dès que ce transporté fut introduit dans la salle, les trois avocats de la défense quittèrent l’enceinte de la Cour en manière de protestation. Auparavant, ils avaient donné l’ordre à leurs clients de ne pas discuter les déclarations du forçat, et ceux-ci opposèrent tous un mutisme rigoureux aux questions que le Président leur posa relativement aux déclarations du paria. Maître Q. L. était tout à fait dans son rôle de défenseur en exigeant qu’on observât les articles de la loi qui interdisent aux forçats de témoigner en justice. Il écartait ainsi la plupart des témoins à charge, et c’eût été vraiment pénible à tous ces honnêtes gens de s’entendre dire leurs vérités par des bagnards. Il n’en est pas, moins vrai que les auteurs du Code pénal qui ont interdit de déposer en justice à des individus qui, en fait, ont été les témoins de l’acte jugé, n’avaient aucun esprit de méthode, qu’ils ont privé la Justice de moyens rationnels pour découvrir la vérité et sacrifier la logique au préjugé.

C’est justement parce que la parole des forçats ne compte plus que vous, honnêtes fonctionnaires, en faites les témoins ou les collaborateurs de vos fraudes. La faim les pousse à accepter le rôle de complices. La crainte du cachot vous assure leur discrétion. Alors vous en faites vos garde-magasins, vos teneurs de livres, vos hommes de confiance. Le jour où vous fausserez vos écritures, vous direz que c’est eux et on vous croira. Le jour où ils vous accuseront, vous récuserez leurs témoignages, puisque la loi vous y autorise. Ainsi, en toute sécurité, vous leur donnez l’exemple d’une mauvaise conduite. Vous vous démoralisez non pas, comme le public en est à tort persuadé, en suivant leur mauvais exemple, mais parce qu’ils sont dépourvus de tous droits et particulièrement de celui d’être crus quand ils parlent. Ce forçat que vous faites le complice forcé de vos détournements, que vous prétendez faire le témoin aveugle, sourd et muet de toutes vos saletés, vous oubliez un jour de le rémunérer suffisamment et vous le laissez mourir de faim. Au lieu de l’honorer de la sympathie que doit un polisson qui connaît les usages, à celui qui l’aide à faire un mauvais coup, vous le brimez et le punissez à outrance tout en l’écrasant de votre mépris d’honnête homme. Dégoûté de vous voir voler en toute sécurité, d’être honteusement exploité par un gardien plus criminel que lui, justement écœuré des mauvais traitements que vous lui faites subir et des mois de cachots que lui valent tous vos faux rapports, il attend la première occasion de dénoncer votre hypocrisie et vous traite de voleurs. Chacun son tour !

Il ne faut pas croire qu’un petit scandale comme l’affaire Fouras change quoi que ce soit aux mœurs pénitentiaires. Depuis cette affaire, les vols se sont succédé sans interruption, sans qu’il en soit fait une matière criminelle. J’ai dit plus haut comment j’avais vu la population pénale vêtue de toile de sacs à charbon pendant que 65.000 francs d’effets réglementaires expédiés de France étaient en moins d’un an vendus à la population libre ?

Quelle autorité pouvait avoir un directeur qui, de tous les chantiers agricoles, recevait une abondance incroyable de produits comestibles ? Les surveillants complaisants et flatteurs qui le ravitaillaient étaient récompensés par de bonnes notes et de l’avancement. Le café des plantations lui était directement expédié, sans jamais être versé en compte, pendant que celui que consomment les rationnaires de l’administration pénitentiaire était acheté au commerce. Un wagonnet partait tous les jours du Nouveau camp, chargé de bananes, d’oranges, d’ananas et de gibier de toute sorte pris au piège par les condamnés. Tous les fruits dont il n’avait que faire pour son usage personnel, et particulièrement les bananes qui abondent, étaient vendus tous les jours au marché de Saint-Laurent par des Arabes, dont la servilité et la discrétion étaient habilement mises à profit. Tout condamné désireux d’être assigné devait remettre vingt-cinq francs au planton du directeur. Quelques places en assignation très recherchées et les concessions de terrain coûtaient plus cher : il fallait alors verser cent francs et toujours à des intermédiaires, qui en touchaient leur part et opéraient en sorte que le directeur ne parut jamais dans ce bas négoce. Des condamnés, internés aux Iles du Salut depuis des années, furent désinternés grâce aux milliers de francs qu’ils y avaient amassés par un travail opiniâtre..,

A mentionner, pour finir, une escroquerie qui s’est toujours pratiquée au Bureau des finances sous l’œil aveugle des différents directeurs. Chaque convoi amène à Saint-Laurent les nouveaux condamnés et leurs pécules. Il y en a qui n’ont pas un sou ; d’autres ont des centaines de francs ; quelques-uns en ont des milliers. Il y a de plus des successions. Tout cet argent arrive en billets de la Banque de France. Ces billets sont remplacés en caisse par des billets de la Guyane portant la même valeur nominale. Ceux-ci pourtant sont loin d’être au pair. A qui profite le change ? Qui mettra un terme à cette exploitation ? De quel côté de la barrière sont les récidivistes incorrigibles ? Si pour changer, nous parlions de l’amendement des honnêtes gens ?

Depuis 1854, les directeurs les plus sérieux, incapables de corriger des erreurs, dont il serait d’ailleurs injuste de les rendre responsables, durent les tolérer. Les autres, les plus nombreux, donnèrent le mauvais exemple et firent leurs affaires. Voilà quatre ans, dit-on qu’un honnête homme a pris la direction. On aurait pu croire que son attitude correcte en imposerait au personnel et qu’on enregistrerait une trêve, non pas dans la camelote courante, normale, indispensable à la vie du bagne, mais au moins dans les vols éhontés qui marquèrent ces dernières années et qui se reproduisent fatalement quand on ne parle plus à Paris de la Transportation. On se serait trompé. Les commis aux entrées font toujours fortune. J’apprends que l’un d’eux a levé le pied il n’y a pas six mois ; après avoir pillé son magasin et brûlé sa comptabilité. C’est le petit cambusier dont j’ai parlé plus haut, celui qui, sept ans plus tôt, après avoir fait condamner dix-huit kilos de graisse avariée, les distribuait aux forçats, cependant qu’il faisait passer du magasin dans son ménage dix-huit kilos de bon saindoux. On l’a jugé excellent comptable et digne d’avancement.


[1] L’article 13 du décret du 18 septembre 1925 défend â tout condamné de détenir aucune somme d’argent.

[2] Abri forestier fait de branchages.

[3] Ce prix, six ans plus tard, ne paraît plus excessif.

[4] La réception des colis postaux est interdite depuis 1921.

[5] Journal Officiel du 27 mars 1926.

[6] Cela fait peut-être 40 tonnes de café perdues pour l’Etat.

[7] Art. 28, 34 et 42 du Code pénal et art. 2 et 6 de la loi du 5 mai 1854.

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