Chanter en Illégalie


Généraliser l’insoumission et préparer le Grand Soir ; Gaetano Manfredonia poursuit son analyse de la chanson anarchiste avec un chapitre consacré aux terroristes, aux illégalistes et aux trimardeurs. S’il note avec justesse que la plupart des auteurs de ce répertoire sont restés anonymes, il remarque encore que nombre de ces chansonniers sont aussi passés à l’acte, mettant de facto en pratique les textes écrits. Nous pouvons alors regretter de ne point trouver dans cette intéressante analyse les textes d’un Pélissard et ceux d’un Clarenson, Travailleurs de la Nuit, voleurs, anarchistes, et bagnards.

Gaetano Manfredonia

Libres ! Toujours …

Anthologie  de la chanson et de la poésie anarchistes du XIXe siècle

Atelier de Création Libertaire, Lyon, 2011, p.95-97

Chapitre 7 : Terroristes, illégalistes et trimardeurs

Toute la production chansonnière de ces années, on l’a vu, est ponctuée d’appels enflammés à la guerre civile et à l’insurrection. Il n’est donc pas rare d’y trouver de véritables apologies des actes de propagande par le fait. Toutefois, contrairement à la production engagée de nombreux chansonniers, montmartrois en fin de siècle, les couplets des poètes anarchistes ne sont pas de simples vers de mirliton, car, dans leur grande majorité, ils sont l’œuvre de militants peu connus ou restés anonymes pour qui les tirades incendiaires de leurs compositions étaient à prendre au pied de la lettre.

Il est possible de trouver parmi ces vers certains passages qui décrivent en détail les motivations de quelques-uns des attentats anarchistes les plus retentissants qui se produiront par la suite au cours des années 1892-1894. Tel est le cas, tout spécialement, de les Niveleurs sont là, une sorte de défense anticipée de l’attentat du café Terminus commis par Émile Henry et de sa célèbre phrase « il n’y a pas d’innocents ». Bravant la répression policière, Pouget fera paraître dans l’Almanach du Père Peinard pour l’année 1894, la Ravachole. D’auteur inconnu, cette chanson exaltait les gestes des « dynamiteurs anarchistes » au moment où la répression étatique allait s’abattre sur tout le mouvement.

Nous reproduisons dans ce chapitre deux autres textes, Simple avis et Venge-toi !, tout aussi virulents, dus à la plume de Jean-Célestin Dervieux qui signait ses compositions avec le pseudonyme de « L’Abruti ». Militant très actif des groupes anarchistes lyonnais des années 1880, Dervieux, forgeron de profession, fut mêlé à une affaire de fausse monnaie. Devenu « trimardeur », sillonnant la région lyonnaise et les départements du sud-est, il est décrit, en 1901, par les services de police comme faisant partie des anarchistes nomades, un « repris de justice dangereux ; à surveiller tout spécialement ». « L’Abruti » incarne de ce fait, à plus d’un titre, l’image idéale du trimardeur libertaire telle qu’elle sera chantée dans des compositions, comme le Chant des trimardeurs de la série Brunel, disposé, le cas échéant, à mendier le Poignard à la main.

Le cas de Dervieux est d’autant plus significatif que nous sommes en présence d’un militant qui ne se bornait pas à lancer des vers incendiaires, mais qui n’hésitait pas lui-même à montrer l’exemple. « L’Abruti », toutefois, ne peut pas être considéré comme un terroriste au sens précis du terme, mais plutôt comme un illégaliste. Sa conception de la propagande par le fait ne consistait pas à jeter des bombes ou à attenter à la vie des têtes couronnées (républicaines ou monarchiques), mais le portait à mettre en pratique, tout de suite, les gestes émancipateurs afin de tâcher de se réapproprier une partie des richesses sociales confisquées par les capitalistes. Sa démarche s’apparente, de ce fait, à celle de militants qui, tels la « tribu des pieds plats » sur Paris, s’étaient spécialisés dans « l’estampage » de restaurateurs chez qui ils ouvraient un compte avant de disparaître sans payer. Comme témoignage de leurs exploits, les pieds plats nous ont laissé deux compositions dont l’auteur était très probablement Octave Jehan, un des militants parisiens les plus actifs des années 1880.

Dans la même veine, il faut signaler également la création de la « Ligue des anti-propriétaires » dont le but était de déménager « à la cloche de bois » les locataires qui ne pouvaient pas payer leur terme. Ces activités qui s’attaquaient directement à la propriété, sans attendre les lendemains éloignés d’une hypothétique révolution sociale, connurent un certain succès comme l’atteste la parution, dans Le Père Peinard, d’une première version du Chant des anti-proprios, en 1893[1] 1.

Dans tous ces cas, nous sommes confrontés à l’expression d’une forme particulière de propagande par le fait qui, sans perdre de vue l’objectif du « Grand soir », voit dans la généralisation des gestes d’insoumission et de révolte – y compris au niveau individuel – le détonateur principal de la révolution à venir. Action individuelle et action collective se renforçant mutuellement grâce à un travail systématique de sape à l’encontre des différents principes qui, tel celui de la propriété, empêchaient encore les prolétaires de se révolter. Particulièrement représentatives de cet état d’esprit sont les deux chansons de Brunel, le Droit à l’existence et les Grands principes j’m’asseois d’ssus, où l’on sent déjà s’afficher à partir du socle commun insurrectionnel, l’affirmation d’exigences purement individualistes qui prendront leur envol au début du xxe siècle.

Nous avons également retenu dans ce chapitre deux autres compositions typiques de ces années : le Pourquoi de l’enfant, de Louise Quitrime – une institutrice parisienne – ainsi que la Mort d’un brave, mélo libertaire dû à la plume d’Henri Riemer, un anarchiste toulonnais qui animera pendant un moment la « Chambre syndicale des hommes de peine ».

Listes des chansons du chapitre 7 :

–          Venge-toi !

–          Simple avis

–          Le poignard à la main

–          Les pieds plats

–          Le Pourquoi de l’enfant

–          Les Niveleurs sont là ! Marche révolutionnaire des Niveleurs troyens

–          La mort d’un brave

–          Le droit à l’existence

–          Les Grands principes j’m’asseois d’ssus

–          Le chant des trimardeurs

–          Le chant des antiproprios

–          La Ravachole


[1] La pratique des déménagements « à la cloche de bois » connut un succès persistant grâce notamment à l’anarchiste Georges Cochon qui anima avant 1914 le syndicat des locataires de la C.G.T.

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