De La Chine à la Guyane


Gavroche

n°92, 16e année, mars-avril 1997

A propos d’un livre, p.21

Alain Dalotel

De la Chine à la Guyane, mémoires du bagnard Victor Petit 1879-1919

Paris, La Boutique de l’histoire, 1996, 324 p.

Victor Petit est venu «par mal­heur au mon­de», selon ses propres termes, le 27 janvier 1879 dans le quartier Jussieu, à Paris. C’est l’aîné des six enfants d’une famille ouvrière en butte à la misère. En mars 1889, les parents se suicident, accablés par les difficultés matérielles et la mort en 1886 et 1888 de leurs plus jeunes enfants. Victor et son jeune frère Louis sont remis à l’Assis­tance publique tandis que les deux autres enfants, Marie et Edouard, sont adoptés par un oncle. A 18 ans, Victor Petit s’engage pour quatre années dans les chasseurs alpins et espère quelque temps s’intégrer et con­naître une vie meilleure. Voulant voir du pays, il se porte volontaire pour partir en Chine lors de la guerre des Boxers, il quitte la France en juillet 1900. Dès lors, il va observer avec beaucoup d’attention tout ce qui l’entoure, réalisant l’état d’incurie de l’armée française ainsi que la natu­re de cette guerre coloniale qui relève du pur et simple pillage. Révolté d’instinct, il déserte par deux fois, il est condamné pour l’exemple à vingt ans de bagne par un Conseil de guerre en 1901.

Détenu en 1902 au bagne de Saint-Martin-de-Ré, il est ensuite transporté en Guya­ne. Il tente plusieurs fois de s’évader. Ses tentatives se soldent par des échecs et une aggravation de sa peine, même si l’une d’entre elles lui a sans nul doute sauvé la vie, l’éloi­gnant de l’infernal chantier de la route coloniale de Cayenne à Saint-Laurent, où les détenus périssent par centaines. Son frère, Edouard, socialiste et franc-maçon, multiplie les démar­ches en sa faveur, notam­ment auprès de la Ligue des droits de l’homme, tan­dis que Victor Petit s’assagit dans l’espoir d’une amnistie ou d’une remise de peine. En 1911, celle-ci ne venant pas, il tente encore de s’évader, cette fois avec succès, et entreprend un long périple de trois années dans le monde des immi­grés au Venezuela, à Haïti, au Canada, puis aux Etats- Unis.

Dans une lettre écrite peu après cette évasion, il tire un bilan lucide de son expérience au bagne en même temps qu’il la repla­ce dans une vision d’ensemble de la société : « Il faut y avoir passé pour savoir ce qu’il faut de patience pour endurer toutes les avanies et injus­tices qui s’y passent et le plus terrible c’est que cette colère, cette rancœur qui bout intérieurement ne peut s’exhaler. Il y a des jours où j’ai manqué d’en étouffer. Enfin je vois qu’en France, c’est presque la même chose, moi qui vois les choses de loin, par conséquent plus froidement que sur place, je vois que l’on essaye d’étouffer par des procédés honteux l’avènement du 4e état. C’est l’éternelle lutte de ceux qui ont tout contre ceux qui n’ont rien et que l’on voudrait empêcher même d’espérer. »

On ne sait ni comment ni pourquoi il revient clandes­tinement en France en 1915, où il entreprend la rédaction de ses souvenirs, grâce aux lettres et docu­ments conservés par son frère. Dans l’ensemble, il écrira huit cahiers entre mai et novembre 1915 ; les quatre premiers allant de son enfance jusqu’à son expérience américaine après sa fuite du bagne, les suivants présentent ses réflexions sur le bagne et un bilan personnel de sa vie, de ses idées. Les der­niers, enfin, regroupent cer­tains documents originaux concernant sa vie. Après son retour en France, le ressort de la vitalité excep­tionnelle de Victor Petit se casse brutalement. Il appa­raît à travers ses cahiers comme un homme à la vie brisée qui aspire à la mort comme à une délivrance : « Ces quatre années de liberté dont je viens de pro­fiter n’ont servi qu’à me faire envisager l’immense étendue de ce que j’ai perdu irrémédiablement, je suis usé pour n’avoir pas servi. »

En novembre 1918, son biographe perd sa trace pour ne la retrouver qu’au moment de son décès, le 20 octobre 1919, à l’hôpital de Corbeil où il avait été admis, le jour même, griè­vement blessé.

La publication des cahiers de Victor Petit, conservés par sa famille et présentés par Alain Dalotel, constitue un bel exemple d’histoire populaire ainsi qu’un hom­mage rendu à un anonyme dont la vie entière fut une protestation permanente contre une société injuste et inégalitaire.

C. Jacquier

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