L’honnête au pays des frelons 9


24 juillet 1905, le temps des procès est clos pour Alexandre Jacob. L’attente du transfert sur le dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré, mentionné le 06 août comme établissement zoologique, devient ainsi l’activité principale du forçat à venir. Les lettres du 1, 2 et 3 août se prolongent de trois jours. Elles marquent une rupture importante. Bien sûr, l’honnête cambrioleur continue d’évoquer sa comparution aux assises d’Orléans et de conseiller sa mère détenue à Laon en vue de son procès en appel. Il ne manque pas non plus de décrire ses conditions d’emprisonnement et de philosopher sur la justice et les honnêtes gens. Mais l’homme puni commence surtout à organiser sa future vie de bagnard.

Il prépare sa mère à recevoir moins de courrier de sa part ; le fagot n’a en effet le droit d’écrire qu’une seule fois par mois et à un seul membre de sa famille. Avec le traité de trigonométrie en dix volumes débute aussi une très longue série de demande de livres. La lecture stimulant la réflexion, Jacob entend briser l’ennui carcéral mais en faire surtout une arme de survie dans un milieu particulière mortifère. C’est peut-être pour cela qu’il envisage sur un ton ironique et comme un prélude à l’affaire Olga Kazelnelson  en janvier – mars 1908 (voir article Barrabas se marie) l’hypothèse bien improbable d’un mariage qui lui permettrait, officiellement et  sous le couvert d’une bonne conduite, de se reproduire ; et, officieusement de faciliter une évasion en Guyane.

L’apparition dans la lettre du 02 août, de Jeanne, sœur de Rose, et de sa fille Yvonne, malade et placée dans un sanatorium, pourrait à ce propos marquer l’avènement des péripéties épistolaires d’un famille imaginaire. Les lettres de Jacob deviennent codées. Chaque personnage annonce un évènement particulier, dissimule un lieu ou un autre personnage bien réels eux, mais dont l’évocation causerait inévitablement la censure du courrier par l’administration pénitentiaire. De la sorte le lien avec l’extérieur devient pérenne et Jacob peut activer des réseaux de soutien agissants.

1er août 1905

Chère maman,

Décidément, je ne sais à quoi attribuer ton silence. Je t’ai écrit mercredi passé t’annonçant ma nouvelle condamnation ainsi que samedi, et je n’ai pas encore reçu de réponse. Serais-tu indisposée au point de ne pouvoir m’écrire ? Mais dans ce cas, Rose m’aurait écrit un mot. Pourquoi alors?…

Je suis toujours à Orléans ; mais ne tarderai pas à en partir ; demain peut-être ; on ne peut savoir au juste. Dans ma dernière, je t’ai envoyé le nom d’un ouvrage ainsi que celui de son auteur. Je pense qu’on voudra bien m’autoriser à le recevoir. Dès mon arrivée au dépôt, j’en ferai la demande. Plus tard, lorsque je serai au bagne, à la Guyane, je demanderai l’autorisation de recevoir un traité de trigonométrie en dix volumes, en vente à la librairie Paul, boulevard Magenta, à Paris. Je ne me souviens plus du nom de l’auteur. Le prix en est assez élevé : 125 francs, je crois. Rose doit se souvenir que j’avais déjà manifesté le désir de m’en rendre acquéreur ; je crois même le lui avoir montré en vitrine. Si ma demande est acceptée et que tu n’aies pas les moyens d’en faire l’acquisition, j’aime à croire que mon ami de Suresnes te prêterait obligeamment la somme et même qu’il se chargerait de l’expédition. Cela le connaît, il est emballeur.

Je tiendrai surtout à cet ouvrage afin d’occuper mon esprit, de ne pas le laisser rouiller. Je pense qu’on me l’accordera en raison de ma bonne conduite. Il paraît que l’on peut se marier au bagne. Tu ne vois pas que je coupe dans le panneau (en blanc) et que je me reproduise par boutures. Qui sait?…

Ce qui est certain, c’est que je ferai tous mes efforts afin d’occuper un emploi en harmonie avec mes forces ; infirmier, par exemple. Si je réussis, je marche pour le mariage, à condition que ce soit avec une nonne. Nous ferons des petits enfants Jésus.

À partir de ce jour, ne t’inquiète pas si je tarde à répondre à tes lettres. Je crois qu’au dépôt, le règlement n’autorise la correspondance qu’une seule fois par mois. Mais il y a des accommodements avec bien des choses, même avec le règlement. Il paraît que ceux dont la conduite est bonne sont autorisés deux, trois, même quatre fois par mois. Je ferai en sorte d’obtenir cette faveur. Voilà neuf jours que je suis passé aux assises et je n’ai pas encore eu l’avantage de recevoir la visite de mon défenseur. Cependant j’aurais un renseignement à lui demander concernant le régime des forçats. S’il faut en croire le rêve que j’ai fait cette nuit, il ne viendra pas me voir, car son confesseur le lui a défendu. Triste!…

Mercredi matin

Je n’ai pas donné la lettre hier soir parce qu’elle ne part que ce matin. Quelle nuit, mes enfants ! Quelle triste nuit ! Je n’ai pas fermé l’œil.

Je crois que je deviens oiseau tant je suis magnétique. C’est étonnant comme les temps lourds, chargés en électricité, m’énervent. Et puis, par-dessus le marché, figure-toi que mon voisin supérieur s’est mis de la partie en faisant un vacarme des cinq cents diables. Je sommeillais légèrement lorsque le voilà qui se lève avec la délicatesse d’un hippopotame ; j’ai cru que la voûte allait s’effondrer. Puis, tout en remuant un tas de planches, la table de son travail, je suppose, il se dirige vers l’un des coins pour en retirer le machin, le système, la chose toujours en fanfare ; ensuite, quelques secondes après j’entends le ronronnement d’une légère chute d’eau, incapable d’actionner une turbine, mais plus que suffisante pour remuer le contenu du contenant qui, au grand désespoir de mes narines, exhale un parfum sui generis. Après avoir vidé son bassin de Saint-Quentin, il regagne son lit, par le même chemin et par les mêmes procédés. Ah ! le cochon ! Je lui souhaite de devenir cul-de-jatte. Ça lui apprendra à se balader la nuit.

Ce n’est pas tout. Mon noctambule voisin tranquille, c’est au tour de la locomotive de se mettre de la partie. Elle tousse, crache, renifle, souffle, éternue, puis après quelques petits efforts, faits à la manière d’une personne constipée, elle lâche son fameux coup de sifflet. Ah ! grande canaille de sifflet ! si tu étais à ma portée, comme je t’aplatirais volontiers le crâne d’un coup de marteau ! Le jour arrive sans que j’aie pu fermer les yeux. Je m’en tirerai avec une bonne migraine.

À propos de mon départ d’Orléans, il m’est venu une idée. Qui sait s’il ne prendrait pas fantaisie au défenseur de la Propriété de Laon de me faire citer comme témoin, mais pour fournir quelques éclaircissements, à titre de renseignement pour dire le mot, au sujet de l’affaire Bourdin. Je pourrais ainsi te voir et t’embrasser ; mais cela m’ennuierait si ce retard était cause que je dusse manquer le prochain départ.

Recevrai-je une lettre aujourd’hui ? Je l’attends. Je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose.

Sincères amitiés aux camarades,

Alexandre

2 août 1905

Chère maman,

Il me reste encore un timbre, aussi vaut-il mieux que je l’utilise à t’écrire une dernière fois d’Orléans, pour répondre à ta lettre que j’ai reçue ce matin, quelques heures après le départ de la mienne. Tu en parles à ton aise, toi, en me disant de te donner de bonnes nouvelles sitôt mon arrivée au dépôt. Tu t’imagines donc que les choses se passent ainsi. Eh bien ! tu te trompes joliment, car peut-être ne pourrai-je t’écrire que plusieurs jours après. Te voilà prévenue…

Quelle est cette histoire de théophage ?

Quoi ! Voilà de pieuses gens qui jouent de la grosse caisse avec leur philanthropie chrétienne, en se faisant verser des sommes importantes sous le prétexte de secourir les malheureux ; de saintes personnes qui gratuitement promettent de donner des soins à un enfant jusqu’à sa complète guérison et, quelques mois après, ne tiennent aucun compte de leurs promesses, mettent la mère dans cet impérieux dilemme : «Vingt-cinq francs par mois ou bien reprenez votre fille. » Tas de farceurs, d’escrocs pourrais-je dire, car cet établissement, comme tant d’autres de la même enseigne, n’est qu’un attrape-sou. Vite, vite, que Rose écrive à Jeanne, lui disant de ne rien envoyer, pas un centime. De l’argent ? Mais ils n’y pensent plus, ces braves gens ! Est-ce que Jésus-Christ n’a pas dit de considérer comme de la boue toutes les richesses de la terre ? Et les principes, que fait-on des principes religieux ?

Lorsqu’il a été question de mettre Yvonne dans ce sanatorium, je n’ai rien dit ; cela ne me regardait pas. Mais j’étais persuadé que ces gens avaient un but : ils ne font rien sans calcul. Leur prétendue charité n’est qu’un manteau cachant d’immenses escroqueries légales parce que religieuses. D’autre part, s’ils s’occupent surtout des enfants ce n’est que pour les abrutir afin d’en faire des prosélytes. Jeanne ne leur doit donc aucun remerciement. Il est certain que si elle n’obéit pas à leur menace, on lui remmènera sa fille dans un bref délai. Qu’importe ! Avec les 25 francs, elle soignera Yvonne elle-même et de plus l’aura-t-elle à ses côtés, s’il était nécessaire qu’elle eût de nouvelles consultations, cas peu probable puisqu’il n’y a rien à diagnostiquer. Les soins sont toujours les mêmes: de légers exercices ; de même pour les médicaments : des biphosphates. Jeanne n’aurait que d’aller trouver Broussouloux, en le priant de ma part de vouloir bien se procurer un mot de recommandation pour M. Élie Reclus[1], chirurgien à l’hôpital Laennec à Paris.

Dans un autre ordre d’idées, si on lui remmène Yvonne, dites à Jeanne d’écrire le fait au journal L’Action en relatant les procédés de l’hôpital de Berck. Ça fournira de la copie à X… pour la campagne contre les Bons-Pasteurs. Qu’elle signe sa lettre et mette son adresse, car on viendra l’interroger à fin d’enquête. Bien entendu, ce ne sont là que des avis. Si Jeanne croit faire mieux en la laissant dans cette capucinerie, elle n’a qu’à suivre son idée, si telle est son inclination.

Tu fais tellement de sauts de carpe dans tes lettres que je me trouve dans l’obligation de t’imiter pour te répondre. Comme je te l’ai dit récemment, je n’ai plus ou presque plus de migraine. Je n’ai ressenti quelques douleurs l’autre jour qu’à cause de l’énervement causé par les débats. Grâce à une médication aussi simple que peu coûteuse j’ai réussi à vaincre l’effet en détruisant la cause : la constipation. Voici le procédé tel que je l’ai lu dans un recueil de formules médicales édité par Le Petit Journal : faire de petits suppositoires de quatre ou cinq centimètres de long avec du savon blanc. Les conserver autant que l’on peut dix minutes au maximum. Succès assuré, certain, garanti. Je l’expérimente tous les jours. Cela vaut mieux que de s’ingurgiter du sulfate de soude ou du sel de magnésie qui, à la longue, finissent par détraquer l’appareil digestif. Avec deux sous de savon, j’en ai pour un mois : trente suppositoires.

Tu t’y prends un peu tardivement pour ta demande capillaire. Il y a belle lurette que je suis rasé, tondu, pelé ; pelé comme un melon de Cavaillon. J’ai été l’objet de cette mesure quelques jours après mon arrivée à Orléans. D’ailleurs c’est ce qui m’a fourni le sujet d’une apostrophe contre l’avocat général aux assises. Non content de faire couper les têtes, il se mêle encore de les faire peler !

Lorsqu’on m’a coupé les cheveux, j’en ai gardé une mèche. J’en suis à me demander pourquoi je ne te l’ai pas encore envoyée. Je l’avais oubliée. J’aurais pu les garder davantage, il est vrai ; mais la vérité m’oblige à te dire qu’ayant trouvé à les vendre à M. l’entrepreneur pour en faire des poils de brosse, j’ai fait en sorte de faire pencher la balance afin d’en retirer le plus d’argent possible. Un bon conseil à te donner : si tu désires les conserver longtemps, il serait bon que tu les fisses passer au laminoir pour les rendre plus ténus afin de les pouvoir tresser. Car tels qu’ils sont, on dirait plutôt des crins de sanglier que des cheveux d’homme. Si j’étais législateur, je classerais de tels cheveux dans les armes prohibées. Imagine-toi un coup de tête ornée de pareils piquants. Brrrr !

J’ai reçu les 10 francs. Merci,

Alexandre

3 août 1905

Tiens ! Ferrand s’est désisté. Allons, ce n’est pas malheureux qu’il ait fini par comprendre qu’il avait fait une boulette. Il était à peu près certain qu’il aurait eu les travaux forcés à perpétuité. De cette façon, il y aura bien moins d’affaires et la comédie sera plus tôt jouée. Exposé des débats, réquisitoire et plaidoiries ; il faut compter six jours.

Comme vous êtes dures d’entendement ! Combien de fois faut-il vous répéter les choses. Je vous l’ai dit, vous le redis, mais ne vous le répéterai plus : laissez donc tranquilles et les procureurs et les juges d’instruction avec votre linge. C’est frapper l’eau avec des bâtons. Rose avait des douzaines de chemises, des pantalons, un tas de mouchoirs et d’autres chiffons de prix ; en un mot, deux pleines malles de linge et de vêtements achetés soit à Paris, à Marseille, soit à Bordeaux et à Toulouse. Toi-même n’avais-tu pas une grande malle de lingerie : des draps, des couvertures brodées à jour, plusieurs complets, etc.

Or ces effets ne peuvent figurer parmi les pièces à conviction pour la bonne raison qu’aucun témoin ne les a reconnus comme lui appartenant. Cependant, je suis certain que la plus grande partie de ce linge a été expédiée à Abbeville lors de l’instruction puisque je l’ai vu exposé dans les casiers de la chambre d’instruction. Tu as beau le demander et l’archi-demander, la réponse sera toujours la même. Du reste, que veux-tu que te réponde M. l’avocat de la République de Laon ? Il ne peut que se conformer aux précédents d’Abbeville et d’Amiens. Je te le répète donc une bonne fois pour toutes : laisse cela tranquille. Tu es volée, lésée. Qu’y faire ? Rien, pour l’instant du moins.

La loi n’est pas une justice, c’est une tumeur. Tu aurais beau protester, crier, te plaindre, tu as eu tort de te laisser arrêter. Tu es la plus faible et le droit n’appartient qu’aux forts. Vois. Que n’ont pas fait les agents de la sûreté de Paris à la rue Leibnitz[2]. Ils ont tout éventré, déchiré, souillé ce qui ne leur a pas convenu ; saisi une partie au nom de la loi et confisqué le reste en leur propre nom. Essaye de te plaindre. On te rira au nez. Peut-on avoir raison avec la police ?… Il n’y a qu’une seule façon d’avoir raison, c’est d’user de l’homéopathie sociale, de répondre à la force par la force, lorsqu’on en a les moyens. Présentement, tu es malade, faible. Attends d’être remise, d’avoir des forces, et si tu le juges à propos, tu intenteras un procès extra-légal à la société. Je t’indiquerai un avoué et un huissier qui sont très forts en ces sortes d’affaires. Tu verras qu’ils te feront obtenir des dommages-intérêts. Rapporte-t-en à cette maxime : «Vouloir, c’est pouvoir. » Or tout pouvoir est un composé de patience et de temps. Donc patiente et attends.

Jeudi soir

Je ne suis pas encore parti. J’attends toujours. Peut-être sera-ce pour cette nuit.

Vendredi matin

Décidément, cette voiture nous le fait à l’oseille. Passera-t-elle aujourd’hui, la nuit prochaine ou bien demain ? Je suis là pour le voir. Voyons…

La journée s’annonce mal. Il pleut. Lorsque je démolissais, j’aimais qu’il plût parce que ce temps favorisait mes opérations ; mais, en prison, j’aime mieux le soleil. Depuis deux mois, je m’en suis payé des bains de soleil. J’en suis presque devenu lézard. Cela ne pouvait pas durer. Et puis, quel est l’objet, la chose, l’être qui dure ? Aucun. Tout change et se transforme. Il est donc tout naturel que la pluie succède au soleil.

Tome 3

Vendredi matin

Ne serait-ce que pour ne pas faire mentir cet axiome, la liberté devrait bien succéder à « la chaîne à la patte ». Qu’en dis-tu ?

9 heures

Par esprit de contradiction ou, pour toute autre cause, Me Séjourné vient de me voir. Mieux vaut tard que jamais. Impossible d’avoir des nouvelles, même les plus banales.

C’est une mûre. Au fait, peut-être suit-il les instructions de son confesseur. C’est un théophage. Il n’a pu venir plus tôt, m’a-t-il dit, à cause d’une indigestion causée par une trop grande consommation d’huîtres. Le pauvre homme!

Que de grimaces qu’agite le masque de la vie ! Voilà un bonhomme qui m’a quitté en me faisant les souhaits les plus aimables et les moins sincères et qui, entre confrères et amis, doit dire : « Je l’ai défendu ; mais au fond, je n’aurais pas été fâché qu’il eût le cou coupé. »

Sont-ils grimaciers, ces honnêtes gens ! Comment nier que l’on descend du singe?…

4 heures du soir

Et quand même pas de voiture. Passerai-je encore une nuit dans ma niche ? Tiens ! Qu’est-ce ? J’entends un remue-ménage. Fausse alerte ! C’est la voiture qui porte des sacs ; ce n’est pas celle qui vient me chercher…

Samedi matin

La soupe est donnée, la cantine distribuée et j’ai mangé l’une et l’autre. C’est te dire qu’il est presque 10 heures et que je suis toujours là, à sécher sur la corde. Après tout, je m’en moque. Ce ne sont pas quelques jours de plus ou de moins qui m’importunent. J’ai toute une vie devant moi pour attendre.

En relisant ta lettre, je ris de la naïveté avec laquelle tu me dis : « Cela me fait plaisir que le président des assises n’ait pas été partial. » Tu n’as donc pas compris le sens ironique de mes lignes. Il n’est pas plus possible à un juge d’être impartial qu’il ne l’est à un poisson de vivre hors de l’eau. Figure-toi qu’étant plus fort qu’un autre homme, je l’empoigne, l’attache, puis lui tienne ce langage : «Mon ami, je vais te scier le cou. Pourvu que tu ne dises pas que la caserne est l’école du crime ; que tu ne répètes pas que les propriétaires sont des voleurs, que les rentiers sont les dévaliseurs du travail, tu peux te défendre, t’expliquer, raconter tout ce que tu voudras. Je ne t’en scierai pas moins le cou. Certes je ne vais pas te tuer brutalement, t’assassiner comme le ferait un malfaiteur. Non. J’y mettrai des formes. Je te ferai ça gentiment, poliment, délicatement, avec sollicitude, en cadence ; mais tu n’en seras pas moins scié pour ça. »

Tome 4

Me dirais-tu que je suis impartial si j’agissais ainsi ? Je ne le pense pas. Eh bien, un juge ne me tient pas un autre langage. Si la loi était juste, il n’aurait pas besoin de tout son attirail de gendarmes, de policiers, de soldats armés de fusils, de sabres et de revolvers pour la faire observer : tous les hommes s’y soumettraient sans contrainte, comme l’on se soumet aux lois naturelles. Ai-je besoin qu’un gendarme me dise de ne pas mettre la main dans le feu, de ne pas marcher sur l’eau, de ne pas manger du poison ? Non, certes. Car je sais que si j’enfreignais ces lois, elles me frapperaient de mort, comme tout être qui m’imiterait d’ailleurs. Or si le juge s’entoure de tant de précautions, c’est parce que sa justice, ses lois ne sont que des droits usurpés par la force et la victoire. C’est te dire enfin que c’est une atroce plaisanterie de parler d’impartialité dans ces sortes d’affaires où la force et la violence décident seules du droit. Si je suis allé à la cour d’assises dernièrement, ce n’était que dans l’intention de protester contre la condamnation de Royère ; lorsque j’ai appris sa mort, je n’ai plus eu qu’un seul désir : me payer la tête de ceux qui voudraient s’offrir la mienne. Ce que j’ai fait, du reste, et dans les grandes largeurs. Ce n’était pas pour aller discuter avec la crème de la médiocrité bourgeoise composant le jury. On s’ennuie en cellule et ces petites comédies servent de distraction.

5 heures du soir

Oh! aïe ! aïe ! Je sèche encore, je sèche toujours, je sèche quand même ! Il se pourrait que je ne partisse pas avant le mois prochain, paraît-il. Mais ce n’est là qu’une conjecture. Il est plus probable, à mon avis, que la voiture passera sous peu. Je la flaire. Meuh !

Dimanche après-midi

Il n’est pas fameux mon flair. Non ; il ne vaut pas celui d’Harnaud qui, ayant mis la main sur une crotte de merle, après l’avoir portée à ses narines s’écria : « C’est de la m… élasse ! » Que veux-tu ? Tout le monde ne peut pas être de cette force.

Je m’étais promis de ne faire partir ma lettre que lorsque j’entendrais crier : « Les voyageurs pour l’établissement zoologique de Saint-Martin-de-Ré, en voituuure ! » Mais puisque le sleeping-car tarde tant à passer, je me décide à l’envoyer. Je t’écrirai encore d’Orléans dans le cas où je passerais encore une semaine dans ma ruche ; sinon il te faudra attendre, pour obtenir de nos nouvelles, que la permission d’écrire me soit accordée par le directeur du dépôt.

Je t’embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose.

Sincères amitiés aux camarades,

Alexandre


[1] Un des nombreux frères de la famille Reclus. Il fut banni pour son activité politique à la suite du coup d’État du 2 décembre et déporté après la Commune de Paris. Il participa, avec son frère Élisée, le géographe, aux journaux libertaires La Révolte, puis Les Temps nouveaux. Mais il n’a jamais été médecin, et de plus il était mort depuis 1904. Jacob confond peut-être avec son frère Paul.

[2] Domicile de Jacob à Paris en 1903.

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