L’honnête au pays des frelons (6)


En ce début du mois de juillet 1905, Alexandre Jacob poursuit dans sa geôle, l’écriture des ses Souvenirs d’un révolté et indique ne pas souffrir de son emprisonnement. Il se gausse même de la médecine carcérale, dans ces deux lettres du pays des frelons, à l’approche de son procès et s’enquiert en revanche de la santé de sa mère. Mais il laisse surtout éclater sa colère en faisant le compte-rendu des conditions de la détention de sa génitrice. Les dix condamnés d’Amiens qui avaient fait appel sont transférés le 8 juillet à Laon.

Le voyage se fait en wagon cellulaire et, comme à Amiens, les mesures de sécurité ont été renforcées. Les accusés, détenus à la maison d’arrêt de Laon, sont répartis en deux groupes de trois personnes et un de quatre et placés dans trois quartiers différents de l’établissement pénitentiaire. Une porte est percée pour relier directement le chemin de ronde de la prison à la gendarmerie qui lui est attenante. Un poste militaire de 16 hommes vient soutenir des sentinelles relevées toutes les deux heures. Un factionnaire se tient nuit et jour devant la porter d’entrée et des rondes sont effectuées à l’improviste. Amiens était une ville en état de siège, la prison de Laon devient de la sorte une forteresse imprenable.

L’honnête cambrioleur n’attend rien de sa propre comparution. Il sait une libération de sa mère envisageable au regard d’un acte d’accusation qui serait nettement moins vindicatif que celui écrit par le procureur général Régnault. Mais, contrairement à ce qu’il croit, ce dernier occupe à nouveau le poste du ministère public. Fils aimant et soucieux, Jacob multiplie les conseils en vue du procès en appel, quitte à froisser la susceptibilité de Me Justal en jouant les avocats de la défense à sa place.  Le fin connaisseur du droit criminel qu’il est propose de faire citer à comparaître le juge d’instruction Hatté et le gardien chef de la prison d’Abbeville Ruffian afin de souligner l’illégalité et l’état déplorable de la détention de Marie Jacob depuis son arrestation à Paris en 1903. Toutefois,  l’importance du procès de Laon s’avère proportionnellement  moindre que celle du procès d’Amiens.

3 juillet 1905

Chère maman,

Il n’était pas utile que tu adresses une nouvelle demande pour ton linge puisque le jugement est cassé. Tout le bazar va aller là-bas au parquet où vous serez rejugées. Ce ne sera qu’après un arrêt définitif que tu pourras adresser une nouvelle demande avec quelques chances de succès. En fait, si on te le rend, ça va bien, mais si on ne te le rend pas, ça ira encore bien. Laisse donc faire, que diable ! En as-tu impérativement besoin ? Non, puisqu’à la prison on est obligé de te fournir linge et vêtements. Laisse faire, te dis-je. Lorsque tu sortiras, tu raconteras cela et le reste aux personnes chez qui je te dirai d’aller dans une prochaine lettre.

Eh! tu sais ? Il n’y a pas d’acquittement qui tienne. Voilà qui serait plaisant, ma foi ! On arrache une pauvre femme de son lit où elle est clouée par la maladie, on l’arrête, on lui saisit ses quatre guenilles et ses quelques économies, fruit de vingt ans de labeur ; puis on la jette en prison. Là pendant cinq mois, on la tient recluse entre quatre murs, la laissant à la merci d’une vieille guenon enjuponnée, aux dents suspectes, puante d’hystérie, qui met à contribution toutes les coquineries de ses ruses de dévote hypocrite et cruelle pour la faire souffrir, non sans être assistée de son mâle. De temps à autre on l’interroge.

Elle ne veut pas répondre. C’est son droit, du reste. Mais cela ne plaît pas au juge : «Ah! ces lois maladroites qui ont supprimé la torture ! Quel dommage ! Ce serait le cas cependant, de les appliquer. » Et le bon juge ne pouvant lui faire arracher les ongles, lui couper un poignet ou une oreille, se contente de la laisser à l’isolement. «Votre fils est un bandit, lui dit-on de temps en temps. – C’est possible ; mais je l’aime. – Alors vous aimez les coquins ? – Non ; puisque je vous hais. » Ho ! l’insolente ! la cynique ! qui ose aimer son fils et haïr ses bourreaux ! Allez, vite, vite, au cachot. Elle y demeure deux ans et même plus. Un beau jour, on se ressouvient d’elle ; on daigne la juger. Juger qui ? juger quoi ? puisqu’elle n’a rien fait. N’importe ; on la juge. Elle est acquittée : « Quelle veine ! Quelle chance ! », entend-elle chuchoter… Comme c’est charmant ! Tu ne trouves pas ? Qui sait ? ne voudront-ils pas que tu les remercies, que tu leur fasses la révérence ? Eh bien ! nom de Dieu ! il ne manquerait plus que cela. Ce serait là un fait unique dans l’histoire de la résignation ; un fait capable à lui seul de confondre le darwinisme. On ne pourrait plus dire que l’homme descend du singe, mais du chien…

Tu es drôle, que veux-tu que je te dise de ma santé, sinon qu’elle est excellente ? Je mange, bois, digère et évacue, tout comme un être organisé chez qui les rouages de l’économie animale fonctionnent régulièrement. Tu ne voudrais pas, je suppose, que je me tâtonne le pouls toutes les heures pour t’adresser mon bulletin de santé chaque semaine ? Non ; ce procédé n’est bon que pour les « gros bonnets » et moi je porte un béret. Ainsi, tu vois…

Puisque nous sommes à parler de la santé, suppose que je sois malade. De te le dire cela me guérirait-il ? Non, certes. Cela ne servirait qu’à te rendre malade toi-même. D’autre part, peut-on éviter les maladies ? Je réponds nettement, absolument : non. Car si on le pouvait, beaucoup de personnes ne seraient jamais malades. Puisqu’il en est ainsi, à quoi bon se chagriner ? Si nous sommes malades, il ne nous reste qu’à nous faire soigner. Et, en prison il y a une chose de bonne pour cela, c’est que l’on est bien soigné. Certes, je ne parle pas de ces petits « bobos » tels que : angine, croup, choléra, peste, typhus, etc. ; ce sont là des bagatelles. Tu comprends bien qu’un docteur ne peut pas s’intéresser à de telles futilités.

Mais, d’autre part, casse-toi une jambe, fracture-toi un bras, démolis-toi l’épine dorsale ou bien laisse-toi aplatir le crâne par un marteau-pilon, immédiatement tu verras arriver le docteur le cœur léger, le sourire aux lèvres et des couteaux et des scies à la main, pour te charcuter comme un bœuf que l’on vient d’abattre. Ah ! ce docteur Goudron. Cela est pour te dire que je fais en sorte de me passer de ses lumières autant que je le puis. J’oubliais de te dire que, depuis que je suis à Orléans, je n’ai encore jamais eu de migraine. Je crois mes douleurs névralgiques parties : tant mieux, bon voyage. Hier, j’ai commis une imprudence en lavant ma cellule à pieds nus ; aujourd’hui je suis un peu courbaturé ; demain tout aura disparu.

Depuis que j’ai reçu le papier je n’ai pas cessé d’écrire ; ce jour, j’en suis à mon cent douzième recto : j’en ai à peu près le double à faire pour finir.

J’ai reçu 5 francs il y a trois ou quatre jours ; mais j’ignore qui me les a envoyés. Je doute que ce soit les camarades d’Amiens.

Je ne puis te renseigner sur la date de l’ouverture des assises du Loiret pour la bonne raison que je n’en sais rien. Et à te dire vrai je m’en soucie fort peu.

Tu peux écrire à Me Justal pour lui demander s’il sait officiellement et la date et l’endroit où vous devez être rejugées.

Je t’embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose,

Alexandre

15 juillet 1905

Chère maman,

Tu dois avoir reçu ma dernière lettre sans qu’elle soit affranchie. C’est une erreur qui en est cause. Petite affaire… Le principal est que tu l’aies.

Je m’en doutais que ces [illisible] vous faisaient voyager comme des harengs en boîte. Si tu avais escroqué des millions et si ton père eut été ministre de la Justice, on t’aurait transférée en sleeping-car ; mais comme tu n’as jamais été qu’une dupe et que ton père était de ton genre, on t’a « emboîtée » dans un wagon cellulaire. Ô égalité des égalités ! voilà bien de tes coups !

Je te crois sans peine que tu aies été malade de voyager ainsi. Mais relativement aux condamnés cela n’est rien ; vous étiez en wagon-lit comparativement à leur situation. Imagine-toi ce que doivent souffrir ceux qui voyagent là-dedans pendant un long trajet, la jambe enchaînée avec l’entrave que tu dois avoir couchée à tes pieds. L’été c’est une fournaise : on manque d’air, on étouffe ; l’hiver c’est une chambre frigorifique : on y grelotte de froid. À propos, les gardiens de la voiture ont-ils été convenables ? Tu m’étonnerais fort en me répondant affirmativement, car en général ce sont de fameuses brutes. Mais comme vous étiez pour repasser en jugement, ils n’auront peut-être pas osé se montrer sous leur véritable jour de crainte que vous vous plaignissiez en public, devant les assises. Les Arabes ne craignent que les coups de trique ; eux n’ont peur que des rapports du ministre. Le ministre ! lorsqu’ils prononcent ce mot on dirait qu’ils ont la bouche remplie de farine de châtaigne. Au fait, la comparaison est juste puisque les trois quarts sont natifs de la Corse, cette pépinière de fonctionnarisme, pays où les châtaigniers ne font pas défaut.

Cela ne me surprend pas que vous ne passiez qu’en octobre, voire qu’en novembre. Ce n’est pas dans quinze jours que l’on peut échafauder, rédiger un acte d’accusation comme celui que l’on vous remettra de nouveau. Vois pour Amiens. Le juge d’instruction rendit son ordonnance en juin et ce ne fut qu’en novembre, c’est-à-dire cinq mois plus tard, que le procureur général déposa son rapport devant la chambre des mises en accusation. Et quel rapport ! Sainte Propriété ! Rompant avec la vieille école, l’avocat des riches Régnault, homme d’un grand mérite, je dois le reconnaître, nous a offert un acte d’accusation rédigé en un style, je ne dirai pas lisible, mais agréable, charmant, attrayant ; l’archaïsme en moins, c’est presque du Brunetière[1]. D’ordinaire, cette sorte de littérature judiciaire est tellement insipide qu’elle est énervante à lire ; c’est froid comme une dalle de morgue ; ça manque de liaison ; c’est tranchant, saccadé comme des montagnes russes de la foire aux Pains d’épice ; et puis c’est plat, ça manque de relief, tout à fait plat : plat comme une poitrine d’anglaise. M. Régnault, au contraire, nous a offert, dis-je, un véritable chef-d’œuvre de littérature. Chef-d’œuvre de perfidie dont le canevas a été fourni par les calomnies et les médisances de la gent policière ; mais chef-d’œuvre. Pour dire le mot : chef-d’œuvre d’art nouveau.

Je doute que son subordonné collègue de Laon vous offre un pareil régal. Pauvre subordonné collègue ! Quel abordage en pleine poitrine, pour lui, que votre renvoi devant la cour d’assises de Laon ! Vous ne vous doutez pas, vous autres, ô bandits, maîtresse et mère de bandits, les tracas, les veilles, les soucis, les peines, les ennuis de toutes sortes que vous causez à l’avocat des riches de Laon. Quel boulot pour lui que l’étude de votre affaire ! Et dire qu’il n’en recevra pas un centime de plus pour cela. C’est à dégoûter de défendre les riches en envoyant au bagne les pauvres bougres et les gens de cœur. Comme il a dû maudire in petto ce pauvre président qui commit la gaffe de mal tirer le jury. Combien de Pater et d’Ave, de neuvaines et de litanies a-t-il dû dire, pendant le cours de votre pourvoi, afin que vous fussiez renvoyés à Beauvais et non dans son parquet. Qui sait ? Peut-être est-il allé jusqu’à faire dire des messes et brûler des cierges ? Mais il a dû faire gras les nuits de vendredi et saint Antoine de Padoue ne l’a pas exaucé ! Pécaïre ! La Patrie du 14 juillet, organe des mieux informés comme chacun sait, insinuait qu’il en était si colère, si mécontent qu’il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’il abandonnât l’accusation et demandât, les mains jointes, votre acquittement. Tas de veinards, va !

Tu me dis que tu n’as pas pu jouir de la vue ; mais de quelle vue voulais-tu profiter ?

Pour voir des prés, des champs où sont plantés quelques pauvres arbres poitrinaires, si misérables à voir qu’on serait tenté de leur donner un sou en passant, comme à un mendiant, le tout enveloppé de brumes à rendre malade un Samoyède ; pour voir cela, dis-je, tu n’avais pas besoin d’aller si loin, et je ne comprends pas ce que tu peux regretter. Va ! tu aurais eu beau carguer toutes tes paupières dans le court trajet de la gare à la prison par le funiculaire, tu n’aurais rien vu de bien intéressant. À propos, as-tu vu cette espèce d’ascenseur : ils ont voulu imiter celui de Notre-Dame-de-la-Garde de Marseille. Les pauvres ! C’est comme s’ils avaient voulu faire une petite Canebière tout là, sur leur moulou de terre !

Je ne puis te répéter que ce que je t’ai dit déjà : écris une lettre à M. le procureur de la République de Laon, pour lui dire de vouloir bien faire citer comme témoins, lors des débats de ton affaire, les nommés Georges Hatté, juge d’instruction, et Paul Ruffian, gardien-chef à Abbeville. Tu dois bien comprendre que si tu disais au jury on m’a fait ceci, on m’a fait cela, sans faire citer ces témoins, l’avocat de la République ne manquerait de te dire que ce sont là des affirmations gratuites puisque ces personnes ne sont pas là pour confirmer ou démentir tes dires ; tandis qu’en le prévenant, il ne pourra pas user de cet argument. Libre à lui d’accepter ou de refuser ta demande. D’autre part, si tu ne faisais citer que le gardien-chef, il n’est pas douteux qu’à tes questions il répondrait qu’en agissant ainsi, il n’a fait qu’exécuter les ordres que le juge lui donnait. Je te le répète, c’est tous les deux qu’il te faut faire citer.

Je n’ai encore rien reçu me concernant. Je ne sais toujours pas la date des assises. J’ai idée que l’on ne tardera pas à venir m’ennuyer. Je suis prêt. Mes amitiés à Mme Ferré, à son mari ainsi qu’à tous mes compagnons de chaîne.

Je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose,

Alexandre


[1] Critique français (1849-1906), directeur de La Revue des deux mondes.

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