L’honnête au pays des frelons (3)


Mai carcéral et attente d’un procès dont Jacob se moque de l’issue puisque celui d’Amiens l’a déjà condamné aux travaux forcés à perpétuité. Comme avec ses précédentes lettres du pays des frelons, l’honnête ex-cambrioleur sur la cassation possible à venir et sur son statut de prisonnière. Il tente aussi de la rassurer en donnant une image faussement positive de sa future condition de bagnard. Pragmatique, il commence à tirer profit de son enfermement pour développer toute une philosophie de l’abstraction qui commence à transparaître dans sa correspondance. L’ennui le pousse à écrire. Esprit technique, il imagine la création d’un chalumeau « révolutionnaire » dont l’impossible mise en pratique eut pu faire fondre les barreaux de sa geôle. Mais il consigne surtout dans un petit  cahier ses Souvenirs d’un révolté. Le manuscrit, couvert d’un papier feutre  couleur lit de vin, est dédié à Marie Jacob et porte en exergue le célèbre aphorisme de Proudhon : « La propriété, c’est le vol« . L’honnête œuvre de propagande continue. Même derrière les barreaux. Et les réseaux de soutiens se mettent en place.

 

9 mai 1905

Chère maman,

Vraiment, cette Cour suprême ne fait pas preuve de célérité. Voilà sept, huit jours qui nous séparent de la date du jugement et le pourvoi n’est pas encore examiné. Cela m’étonne. Si les honorables magistrats sont aussi longs en toutes choses, eh bien ! je les plains, les pauvres ! M. Piot ne leur fera pas de louanges. Enfin ! Attendons. Ne sommes-nous pas à l’abri du vent et de la pluie, sinon des courants d’air. Le monde est un composé de dupes et de fripons, ou, pour me servir d’une figure plus propre à notre situation, de chasseurs et de lapins. Or, pour l’instant, nous sommes lapins ; il ne nous reste qu’à manœuvrer de façon à ce que l’on ne nous mette pas en civet ; et puis, qui sait ?

Car sait-on jamais en ces sortes d’affaires, peut-être qu’à notre tour deviendrons-nous chasseurs. Alors encore un vers ; toujours du même auteur :

«Mais quelqu’un troubla la fête… »

Tu vois que, tout bien considéré, présentement nous sommes aux meilleures places. Je te le répète. Attendons. Que tu es nigaude de te chagriner pour mon voyage. Pour mal que l’on soit on ne peut l’être davantage que la chair à fusil et à canon que l’on exporte aux colonies. J’ai eu fait des transports de troupes ; je sais ce que c’est. Eh bien, les soldats étaient encore mieux que nous autres matelots ; ainsi, tu vois. Et puis la traversée n’est pas bien longue ; ce n’est jamais qu’une affaire de quinze à vingt jours environ.

Quant au bagne, que t’imagines-tu que ce soit ? Va, c’est un lieu tout comme un autre. N’as-tu jamais vu un atelier, une usine, un chantier où des hommes travaillent, d’une part ; et d’autres les regardent travailler, de l’autre ; les premiers engraissent les seconds. Les uns ce sont les producteurs, c’est-à-dire la canaille, les forçats ; les autres ce sont les patrons, directeurs, contremaîtres, surveillants, c’est-à-dire les honnêtes gens. Eh bien le bagne c’est kif-kif comme disent les Arabes. Ou être forçat par le droit du plus fort ou par celui de la nécessité. Je n’y vois pas de différence. Qu’y a-t-il encore ? Les fièvres, la dysenterie ? Peuh ! Y a-t-il une seule partie, un seul coin du globe qui ne soit infecté d’un virus, d’un bacille morbifiques ? Aucun. Si les régions tropicales sont empestées par les fièvres, les régions tempérées ne le sont-elles pas par la syphilis et la tuberculose ? Dans un endroit comme dans l’autre la maladie existe à l’état endémique, c’est-à-dire constamment.

Tranquillise-toi donc. Pour ma part, je ne me fais guère de bile. Me chagriner parce que je vais au bagne ? Jamais : pas plus pour cela que pour autre chose. Je dis comme Thomas Morus[1] : « Le sourire sur les lèvres jusqu’à l’échafaud inclusivement. ». Or je n’en suis pas encore là, aussi dois-je n’en rire que de plus belle. C’est bon pour les honnêtes gens de pleurer et de souffrir dans cette vallée de larmes, eux qui sont sûrs de jouir de toutes les félicités dans un monde futur. Mais moi, pauvre bandit inconvertible qui suis désigné à servir d’anthracite dans le foyer de la chaudière du sieur Lucifer, je fais en sorte de jouir des plaisirs de ce bas monde autant que mes moyens me le permettent. Pour l’instant, ces plaisirs consistent à me moquer de tout ; à me montrer supérieur aux événements ; à ne pas me laisser guider par eux, mais à chercher à les guider à mon profit.

J’ai reçu en bon état, et conformément aux vœux des expéditeurs, les deux pensées : le brin de myosotis et le million de baisers.

Je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose,

Alexandre

 

[Sans date]

Chère maman,

Me suis-je mal exprimé, ou bien ne m’as-tu pas compris ? Je ne t’ai jamais dit qu’il était urgent que Rose envoyât le billet immédiatement ; elle a grandement le temps puisque le jugement n’est pas définitif. D’autre part, ces démarches ne se peuvent faire que lorsque la moitié de la peine est expirée, c’est-à-dire à la fin du trentième mois puisqu’elle est condamnée à cinq ans. Rose n’ira à Paris que lorsqu’il y aura un jugement définitif de rendu. Ainsi si le jugement était cassé, elle n’irait pas avant qu’un nouveau jugement fût rendu. Le pourvoi rejeté, elle ne moisirait pas à Amiens. Deux ou trois jours après, on la transférerait à Paris. Qu’elle s’adresse à Me Philippe pour la défendre en correctionnelle. Si elle était recondamnée, ne serait-ce qu’à huit jours, qu’elle aille en appel. Elle ne peut pas accepter cette condamnation.

Tiens ! M. Augain t’a adressé 5 francs ? Bizarre ! Ce ne sont pas les 5 francs qui m’étonnent, il est tout dévoué et t’en enverra encore si tu en as besoin ; mais ce qui m’étonne c’est qu’il soit venu les déposer à la prison alors qu’il travaille à Paris et habite 22, rue Victor-Hugo à Suresnes, où tu peux lui écrire pour le remercier. Peut-être est-il allé à la colonie communiste de Chaudefonds dans l’Aisne[2] , et que, passant à Amiens, en aura-t-il profité pour serrer la main aux camarades et par la même occasion venir à la prison. C’est possible.

Tu trouves mes lettres trop courtes, mais que veux-tu que je te dise ? D’ailleurs, l’écriture est fine ; de sorte qu’il y a beaucoup en peu de place. Et puis, je ne sais rien, mais rien du tout. À part le fameux sifflet dont je t’ai parlé déjà, il n’y a rien qui vienne troubler le calme béat de ma solitude. Cette monotonie outrée, cet horizon étroit me donnent un flegme, mais un flegme dont tu ne peux pas te faire une idée. Il y a plus d’un mois que j’ai commencé d’écrire quelque chose, et depuis, j’en suis toujours au premier chapitre. Il est vrai que je n’ai pas perdu mon temps d’un autre côté, puisque les recherches concernant mon « brûleur » ont été couronnées de succès. Il s’agissait de produire, à l’aide d’un appareil n’excédant pas un décimètre cube de volume, et 1 500 kilos en poids, une puissance calorique de 2 000 degrés. J’ai réussi à atteindre ce chiffre en combinant un courant d’air avec un courant de gaz produit par la volatilisation de l’éther dont le brûleur est garni. Tout de même, il faut que je me mette sérieusement au travail, la semaine prochaine. Le temps s’écoule et bientôt je n’aurai plus le temps ni les moyens de pouvoir écrire.

Je compte partir pour Saint-Martin-de-Ré vers le commencement du mois d’août, et pour la Guyane… je n’en sais rien. Cela dépend de l’époque du convoi. J’aimerais bien que le voyage s’effectuât en septembre : je ne séjournerais guère au dépôt d’abord, et arriverais à l’Équateur au printemps ensuite. Aurai-je le mal de mer ? Ce serait malheureux, surtout embarqué au fond d’une « cage à poules ». Voilà trois ans que je n’ai pas mis les pieds sur un navire. La traversée de Londres à Ostende a été mon dernier voyage maritime. Celui de Saint-Martin-de-Ré à Cayenne sera plus long mais moins agréable. J’ai hâte d’être rendu pour renifler toutes ces senteurs tropicales ; pour manger des cocos, des mangues, des bananes et… du lard salé ; pour voir le bagne enfin, avec ses grandeurs, ses passions, ses bassesses, ses lâchetés et ses révoltes. J’y reverrai des connaissances, y trouverai des amis. Je suis persuadé qu’ils sont déjà informés de ma situation et m’attendent. C’est encore heureux de trouver des amitiés au bagne. Combien d’hommes ne peuvent en trouver nulle part.

Je quitte la plume pour prendre ma douche. Il fait une chaleur torride. Je m’étonne que la différence de température soit si grande entre Orléans et Amiens, car il n’y a que 2 degrés de latitude. Cependant j’ai eu passé de chaudes journées à Amiens, au mois de juin. Enfin, peut-être d’ici à quelques jours serez-vous mieux favorisées.

Je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose,

Alexandre

 

[Sans date]

Chère maman,

Tu ne m’as pas encore fait savoir si Rose avait fait parvenir à sa sœur le mot de recommandation que je t’ai adressé pour M. Broussouloux. Serai-je plus heureux à ta prochaine lettre ? C’est à souhaiter. Comment veux-tu que l’on puisse répondre ou donner suite à ta demande puisque le jugement n’est pas définitif ? Selon la décision de la Cour de cassation, tu renouvelleras la demande.

Il est préférable que tu ailles purger ta peine dans une prison cellulaire, non seulement pour la réduction de peine, mais à tous les égards. T’en expliquer le régime, ce me serait un peu difficile : je ne suis jamais allé dans une prison de femmes.

Physiquement parlant, j’ai beaucoup changé depuis que je suis à Orléans. Ma santé est excellente et je crois pouvoir me rétablir tout à fait avant de partir dans l’exotisme. Pour t’en donner une idée, qu’il me suffise de te dire que je mange deux pains par jour. J’ai un appétit formidable.

Depuis deux jours seulement, l’appétit baisse un peu, à cause de la température. Il fait chaud.

Rose a eu raison de se faire extraire sa dent puisqu’elle était mauvaise. Il est vrai que s’il fallait agir ainsi en toutes choses et détruire tout ce qui est mauvais, il resterait bien peu de chose. S’entendrait-on seulement pour convenir du bon et du mauvais ? J’en doute.

Je t’embrasse bien affectueusement.

Mille baisers à Rose,

Alexandre

 

 


[1] Nom latin de l’humaniste anglais Thomas More. Né en 1478, il fut décapité le 7 juillet 1535 pour son opposition à l’Église anglicane en formation. Son œuvre la plus connue, Utopia, eut une influence certaine sur le mouvement des idées, des anabaptistes révolutionnaires jusqu’aux utopistes proto-socialistes.

[2] Nous n’avons pas retrouvé la trace de cette communauté, mais il existait à cette date, non loin de Laon, à Aiglemont dans les Ardennes, une autre expérience de ce type : la colonie «L’Essai », fondée par Fortuné Henry, le frère d’Émile, le vengeur de la rue des Bons-Enfants. Au début du siècle, les milieux libertaires multiplièrent ainsi les tentatives d’« îlots communistes » un peu partout en France.

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