Dix questions à … Jean-Pierre Levaray


Jean-Pierre Levaray fait partie de ces plumes que l’on aime bien au Jacoblog. Non pas parce qu’il a les mains calleuses de l’ouvrier. Non pas parce qu’il est un actif et inlassable militant syndical, associatif et politique. Non pas parce qu’il décrit une réalité vue de la France d’en bas. Mais bien parce qu’enfin, lorsqu’il nous écrit de l’usine ou d’ailleurs, ses mots font mouche systématiquement. C’est peu dire que son Putain d’usine, sorti en 2002 chez L’Insomniaque, a constitué un coup de tonnerre. C’est peu dire que ses autres livres sont de la même facture, de celle qui remue insensiblement vos neurones et votre colère et qui, fatalement, ne suscite pas uniquement de l’indignation. En février 2010, Tue Ton Patron, roman noir aux accents marvéliens, met en scène un ouvrier licencié qui, pour approcher et flinguer le PDG de son entreprise, revêt entre autres les traits d’un personnage connu pour son illégalisme et sa morale anarchiste. L’ouvrage de Jean-Pierre Levaray ne pouvait que susciter l’intérêt du blog de l’honnête cambrioleur et ce d’autant plus que la saison 2 ne va pas tarder à paraître chez Libertalia et qu’il est depuis le 16 février dernier l’objet d’une version bd brillamment mise en images par Efix aux éditions Fetjaine. Jean-Pierre Levaray a bien voulu répondre à nos dix questions sur la condition ouvrière, sur l’illégalisme et sur la lupinose. Et son propos claque comme coup de grisou dans la mine, comme coffre fort que l’on éventre, comme la balle sociale sorti du canon de del Sindicalista.

•1) Dans tes écrits se dégage souvent une impression d’écrasement de l’homme par le système et la machine. La mémoire de l’usine que tu développes est-elle celle des vaincus pour paraphraser l’ouvrage de Michel Ragon ? Le syndicalisme a-t-il échoué à libérer l’homme ?

Ce sentiment d’écrasement, ça s’appelle l’Aliénation. Et le travail salarié c’est l’aliénation. On travaille pour avoir de quoi vivre (du moins consommer, manger, se loger…) et on s’aperçoit vite, dans son corps comme dans sa tête qu’on est emprisonné dans un système où avoir du travail est une malédiction mais ne pas en avoir également.

Mémoire de vaincus ? Certes puisque la lutte des classes continue et depuis longtemps ce sont les patrons qui gagnent. On sera vaincu tant qu’on ne prendra pas les choses en main.

Le syndicalisme est un outil dont on a besoin au quotidien sur son lieu de travail, mais il n’est plus que très rarement un instrument de combat. Il est un moyen d’accompagnement pour que les choses soient moins pires à vivre. En même temps, ne remettant pas en cause l’entreprise, il sert à accompagner le système.

•2) Tes personnages souffrent de dépression, chopent un bon gros cancer des familles juste avant ou juste après leur retraite, s’écrasent d’un échafaudage, respirent des gaz toxiques, se font irradier, j’en passe et des meilleurs … L’usine, c’est la vie ? Le travail c’est la santé ?

Parce que c’est comme ça. Je connais beaucoup de collègues ou d’ex-collègues qui sont malades ou d’autres qui sont morts. L’usine et le salariat ce n’est pas la vie. Je travaille dans la chimie et, contrairement à ce que déclarait Michel Serres dans la Dépêche du Midi du jour anniversaire de la catastrophe d’AZF, la chimie c’est pas la vie. Au fur et à mesure que le temps passe on s’aperçoit que les produits manipulés ou fabriqués sont souvent dangereux pour l’individu ou l’environnement. D’autre part, pas mal d’anciens de l’usine ont bossé au contact de l’amiante alors ça n’arrange pas les bronches non plus.

Enfin, parler de ceux qui souffrent ou meurent du travail, c’est 1/ leur rendre un certain hommage, 2/ pour la narration, c’est le côté dramatique de l’usine. Parce que ce n’est pas que ça, l’usine, il y a des jours ou on y fait grève et c’est un plaisir, ou on y prend l’apéro et c’est pas mal non plus.

•3) Ne nous écris-tu que de l’usine ? N’y a-t-il pas d’autres endroits où la lutte sociale puisse s’exprimer ? Quel est ton parcours militant ?

Pour l’instant, je n’ai envie d’écrire que de l’usine. Ça permet de parler de choses qui me sont intimes (le travail fait quand même partie de soi) sans trop me dévoiler.

J’ai écrit un livre qui ne se situe pas à l’usine, « Du Parti des Myosotis » (L’Insomniaque) qui parle de mon père. Un prolo quand même. Pour l’instant c’est ce thème qui m’intéresse, mais petit à petit je m’en éloigne.

J’ai un projet qui va m’éloigner du quotidien et de l’usine, mais c’est trop tôt pour en parler.

Mon parcours militant, oups ! J’suis quasi-vieux alors ça va être long. Je n’ai pas participé à Mai 68, j’étais trop jeune mais après je me suis intéressé à tout ce qui était à l’extrême gauche. A 14 ans je lisais la Cause du Peuple en même temps que Strange. Il y a eu le mouvement des lycées contre Debré… Après l’école, vers 18 ans, j’ai été dragué par un groupuscule (scission de la LCR) qui s’appelait Révolution ! mais j’y suis resté peu de temps. Ces militants m’ont expliqué que j’étais anarchiste, ce que je ne connaissais pas.

Ensuite j’ai découvert le mouvement Autonome qui m’a bien plu. En 1982 je suis rentré à la Fédération Anarchiste et j’y suis toujours. Je suis devenu militant à la CGT de ma boîte en 89. Je me suis occupé aussi de journaux : Allonz’Enfants de 75 à 81, qui paraissait sur les lycées de la région rouennaise et qui faisait de la contre information régionale. De 84 à 2000 je me suis occupé d’un fanzine-label… qui s’appelait On A Faim ! et qui a été un grand moment à côtoyer le rock alternatif et autres. Et puis je me suis mis à écrire des bouquins…

•4) Avec Tue ton patron, tu sors justement de l’usine pour aller de l’autre côté et tu nous ballades dans le quartier de la Défense à Paris. Les sièges sociaux des grosses entreprises sont-elle des jungles ou bien des espaces totalitaires ?

Les deux mon capitaine. C’est la jungle car ce sont de fidèles soldats du libéralisme, et c’est aussi très totalitaire, dans le sens que tu te retrouves près du boss et que ce n’est pas un enfant de chœur. Il y a une forte pression sur tous et sur chacun. Il y a les open-spaces, les machines à café, où tout le monde juge et espionne l’autre… J’ai rencontré quelques-uns de ces cadres dirigeants et outre le fait qu’ils ont une haute idée d’eux-mêmes, ce sont de vrais combattants : les autres sont des ennemis, que ce soient les concurrents, les états, mais aussi les autres cadres dirigeants de la même entreprise.

En plus, le quartier de la Défense est vraiment un lieu totalitaire, il y a ces tours gigantesques qui sont là juste pour montrer que le capitalisme a triomphé de tous les « ismes », il y a la police omniprésente et il y a ces lieux pour se divertir pendant la pause du midi (simulateur de golf, randonnée dans la Défense, piscine, festival de jazz… et centre commercial).

Dans certains sous-sols, des jeunes faisaient du hip-hop, il y avait des petits commerces de proximité, des coiffeurs afro… Ça n’a pas duré. Sous prétexte de construction d’un autre centre commercial (il y en a déjà deux énormes) l’Epad a tout viré.

En plus, la Défense est vraiment un quartier particulier : en semaine et le jour, les salariés s’activent, tous habillés pareil ou presque et, le soir et les week-ends, des hordes de consommateurs arrivent…

•5) Justement, dans cet espace libéral où l’individu n’existe qu’en tant qu’esclave salarié et citoyen consommateur discipliné, identifié, fiché, tel le héros d’Orwell dans 1984, ton héros est anonyme. Pourquoi ?

Je ne suis pas d’accord avec toi. Il n’est pas anonyme et même si on ne connaît pas son vrai nom, c’est « je » qui parle. Et « je » ce n’est pas rien (d’ailleurs son histoire est en filigranes). Ce n’est pas moi, mais je me suis mis dans sa peau.

•6) Ce héros anonyme revêt tour à tour les traits de Guy Debord l’agent de sécurité, de Marius Jacob l’agent de service et larbin de réception, ceux aussi de Paul Lafargue cadre contractuel. Les protagonistes de ton histoire semblent ignorer la célébrité de ces pseudonymes. Le héros le sait-il lui-même ? Pourquoi avoir choisi ces trois hommes ?

Le Héros connaît les personnes auxquels il a emprunté le nom, et ce n’est pas pour rien que ce sont ceux-là. Guy Debord pour les Situs et pour « ne travaillez jamais », Paul Lafargue pour son Droit à la Paresse, et Marius Jacob pour son illégalisme et sa morale anarchiste. En fait peu de gens les connaissent. Parfois ils en ont entendu parler mais c’est rare. En plus, parmi tous ces haut-dirigeants, leur culture est assez nulle, ils ne s’intéressent qu’à leur « job » (comme ils disent). De temps en temps ils regardent TF1 et vont voir « intouchables » parce qu’il le faut bien, mais c’est vraiment très rare.

•7) Le polar est-il encore un moyen d’expression politique et sociale ? As-tu été influencé par d’autres auteurs pour écrire le tien ? Quelles sont tes références en la matière ?

Bien sûr et ça n’est pas nouveau. Depuis Hammet ce me semble, le polar est un moyen d’expression social. J’ai fait dans le genre « polar » parce que j’aime bien  me frotter à tous les genres. J’en ai lu beaucoup mais je ne saurais te dire qui m’a influencé. Ce que je peux dire c’est que quelques rencontres avec Fajardie, lors de salons et lors d’une conférence commune, ne m’ont pas laissé indifférent. C’est quelqu’un que j’ai beaucoup apprécié (plus que d’autres qui jouaient un peu la vedette). Quand j’ai écrit Tue Ton Patron, j’avais ce titre en tête : Tuer un salaud. Qui était écrit par le Colonel Durruti (Frémion, si je ne m’abuse). Il y a aussi des références à Léo Malet…

Autrement, il n’y a pas que les références au polar. D’ailleurs je me suis amusé à en semer plein. Il y a un lecteur qui me suit depuis le début qui m’a envoyé la liste des références qu’il avait trouvées. Elles n’y étaient pas toutes mais c’était pas mal.

Il y a des références à des films et, surtout (car j’ai écrit ce livre en pensant tout de suite à l’adaptation bédé) des références aux Comics américains (Spiderman, Batman…).

•8 ) En 1905, Alexandre Jacob indique dans sa déclaration Pourquoi j’ai cambriolé ? ne pas rejeter l’idée même de travail. Il compare en revanche, devant ses juges atterrés, le salariat à de la prostitution subie et résignée et cela justifie sa révolte illégaliste. La situation a-t-elle changé depuis ?

Le salariat est une forme de prostitution j’en suis persuadé. D’ailleurs lorsque mon premier bouquin « Putain d’usine » est sorti, le PDG de mon entreprise avait dit : « si vous êtes des putains, je suis votre souteneur. » Il avait bien compris le double sens du titre.

Je ne suis pas contre le travail en tant que tel (je bosse beaucoup, mais pas forcément pour un salaire). Je pense même qu’il faudra travailler en société libertaire, sans patron certes, et moins, parce qu’il y aura des besoins (même moindre) pour lesquels il faudra œuvrer pour la collectivité.

C’est le salariat qui est le problème, avant tout. Si on était en société autogestionnaires les choses seraient différentes.

•9) L’illégalisme, tel que Jacob a pu le pratiquer et théoriser dans ses écrits et ses déclarations, te parait-il une solution viable dans el cadre de la lutte des classes ?

L’illégalisme ne peut être qu’une forme d’action individuelle, pour permettre de trouver des fonds pour la révolution. Ça permet aussi de s’attaquer à l’autre classe par des moyens qui ressemblent plus à une atteinte à l’individu dans son quotidien. Donc ça peut être plus subtil, mais ça ne peut avoir qu’un temps, d’autant que tu te retrouves vite fait poursuivi par les flics et leurs sbires. Tu subis ou tu tentes d’éviter la répression. La vie d’un illégaliste devient, au bout d’un moment une vie de traqué. Tu dois te planquer et la vie devient encore plus compliquée et je ne pense pas très libertaire. Si tu te fais prendre, c’est la taule ou l’exécution directe sans procès lors de l’arrestation. Le jugement peut servir de tribune mais la presse est aux ordres, alors, tu es obligatoirement perdant.

•10) Dans les colonnes du Jacoblog, nous ne cessons de dénoncer l’amalgame facile et commercial qui fait de l’honnête cambrioleur au mieux un aventurier hors norme, au pire l’inspirateur de Maurice Leblanc, écrivain normand et bourgeois en mal de reconnaissance parisienne. Es-tu atteint de lupinose ?

Pas franchement atteint par cette maladie. Je n’ai pas lu grand-chose du sieur Leblanc : « 813 » et « l’aiguille creuse »… Je me souviens plus du feuilleton télé de jadis. Et je ne vois pas le rapport entre Arsène Lupin et Marius Jacob. La même époque, c’est tout. Quel rapport entre un aventurier qui veut voler le grand monde, pour mieux le côtoyer et en faire partie et Marius Jacob et les travailleurs de la nuit dont les riches étaient les ennemis de classe ?

D’autre part, habitant en Normandie, j’ai eu l’occasion d’aller à Etretat et de visiter la maison de Maurice Leblanc, « le clos lupin » et ce que j’en ai vu c’est une maison de bourgeois que Marius aurait pu cambrioler…

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