Anars bagnards 11


L\'Anarchie guidant le peupleOù il est montré que le bagnard anar est différent du bagnard tout court par le refus des adaptations secondaires à l’institution totale. Pas de jeu. Pas de sexe. Pas d’alcool. Pas de délation. 11e épisode.

B/ L’univers social de survie au bagne : les adaptations secondaires

Nous avons déjà évoqué le fait que les forçats anarchistes ne se démarquent pas eux-mêmes en tant que prisonniers politiques des autres transportés. La césure entre les deux types de comportements est due, de façon plus certaine, à un ensemble de principes comportementaux liés à l’univers social de survie au bagne : les adaptations secondaires.

L’étude des adaptations secondaires constitue un ensemble de données, nous permettant d’étoffer notre analyse en terme de « résistance » à l’institution totale en utilisant les réactions de la population des transportés comme un révélateur supplémentaire du comportement de notre échantillon.

Ce sont des pratiques qui, sans provoquer directement le personnel de l’institution, permettent au reclus d’obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions autorisées par des moyens défendus. Leur existence implique l’élaboration par le groupe des reclus d’une sorte de code et de moyens implicites de contrôle social pour se garantir de la délation qui pourrait en menacer le fonctionnement. Ce qui peut impliquer une différenciation sociale élaborée dans un souci de sécurité créant par exemple des « mouchards » et des « types réguliers ».[1]

La complicité crée une solidarité qui règne entre les membres du bagne. Celle-ci a un pouvoir de réorganisation important.

En ce qui concerne la confrontation de notre échantillon à ces adaptations secondaires, nous avons déjà montré à travers divers aspects comment s’exerce la résistance à l’administration pénitentiaire. Considérant que l’univers social de survie des forçats est partie intégrante du fonctionnement de l’institution totale du bagne, le degré de résistance apparaîtra ici sous une autre forme.

En effet, la perte d’autonomie de l’individu oblige celui-ci à reconstruire des repères par rapport à la définition nouvelle qui lui est imposée.

« Pour ceux qui partent de cette idée que leur morale est la morale et qu’il n’y a pas d’autre morale que la leur, les condamnés sont des être dépourvus de sens moral.

Pour ceux qui ne s’arrêtent pas à une définition aussi arbitraire et qui admettent qu’un acte est moral ou immoral selon qu’il est loué ou blâmé par la conscience commune du milieu auquel appartient son auteur. Il est hors de doute que le milieu pénal a une conscience qui approuve ou désapprouve les actes qui lui paraissent conformes ou contraires à sa règle et que cette conscience a donc, comme toutes les consciences sa morale. »[2]

Ce qu’Erving Goffman appelle « l’installation » et la « conversion » semblent être les deux modes d’adaptation les plus rejetés par les transportés anarchistes.

Le premier correspond à la construction d’une existence stable et relativement satisfaite en cumulant toutes les satisfactions que le transporté peut trouver dans l’institution. Le second correspond à l’adoption de l’opinion de l’administration et du personnel.[3]

Les transportés anarchistes réagissent très fortement à ce qu’ils définissent comme étant « l’ensemble des mœurs et de la moralité du bagne ».

Bon nombre d’adaptations secondaires sont rejetées quasi systématiquement par les transportés anarchistes. Les différents aspects des adaptations secondaires dénoncées par ces dernier se déclinent en quatre thèmes majeurs : l’homosexualité, la domination, la délation, ainsi que le jeu et l’argent.

Deux bagnards par Georges Jauneaua/ L’homosexualité

Le docteur Louis Rousseau affirme que « les mœurs pénales sont imputables au régime du bagne bien plus qu’aux condamnés eux-mêmes. »[4] Il présente une étude du phénomène très répandu au bagne puisque selon lui seulement 30% de la population pénale ne pratique pas l’homosexualité. La population homosexuelle se décompose en trois catégories :

-Ils étaient déjà homosexuels dans la vie libre (infime proportion).

-Ils ont déjà connu l’homosexualité dans les maisons de correction ou les pénitenciers militaires.

-Ils n’ont jamais connu l’homosexualité, le bagne est leur première prison.

Selon le docteur Rousseau ceux qui n’étaient pas homosexuels avant leur condamnation au bagne le deviennent par commerce, par dépit ou par bravade (plutôt que par inclination réelle). Le viol (collectif ou individuel) par appétit, par vengeance ou par mépris, entre aussi en considération dans certaines pratiques courantes homosexuelles.

Pour Rousseau, le criminel apporte au bagne sa conception de la femme, Pour nombre d’entre-eux celle-ci est dans la vie libre exclusivement un moyen de satisfaire un rapport sexuel, inconnu pour d’autres. Le forçat n’a pas véritablement d’aversion physique pour la femme, celle-ci est plutôt considérée avec mépris. Deux comportements se dégagent les actifs (dominants) et les passifs les « mômes ».[5]

En ce qui concerne notre échantillon, les témoignages de Clément Duval et de Liard-Courtois nous permettent d’avancer que les transportés anarchistes réprouvent dans leur ensemble les pratiques homosexuelles quelles qu’elles soient. Comme nous l’avons déjà mentionné la part de leurs récits consacrée à leurs compagnons est assez importante. Ils nous informent aussi sur les comportements, les attitudes et les considérations des autres détenus. Pour la question qui nous préoccupe ici, les correspondances ne laissent pas apparaître beaucoup d’éléments.

Voici comment Liard-Courtois présente sa vision de l’homosexualité au bagne :

« L’abjecte passion représente les 3/5 de la population pénale et une partie du personnel pénitentiaire. […] Je dois en dépit de la répulsion que m’inspire un tel sujet, lui consacrer un chapitre spécial. […]

Ce vice immonde a ses principaux propagateurs dans les condamnés arabes qui se disputent les jeunes gens des nouveaux convois, dont quelques uns déjà sont familiarisés avec ces odieuses pratiques. […] Leur vice est épouvantablement répugnant. […]

Ils ont pour leur conjoint toutes sortes de prévenances, le cajolent, le soignent, et s’évertuent par mille moyens à lui rendre à peu près supportable sa terrible condition.[…] A côté de ceux qui arrivent au bagne tout dressés, il y a ceux qui se corrompent par curiosité, par goût, par nécessité et ceux aussi qu’on viole. Les vicieux du tempérament, qui libres, n’ont fait que frôler cette fange, s’y hasardent faute de mieux et s’y vautrent bientôt à corps perdu. Les autres et plus spécialement les faibles, les malingres – et ils sont nombreux – prennent un mâle pour les aider dans leur travail et les protéger contre les méchancetés et les sarcasmes des plus forts. Au besoin les gardes-chiourmes favorisent ces monstrueuses unions. […]

Comme toutes les passions viles la sodomie engendre le crime. Que de fois on a trouvé au réveil baignant dans une mare de sang, de jeunes bardaches ou même d’autres condamnés qu’on avait égorgés par jalousie. »[6]

Clément Duval n’a pas procédé dans son récit à une classification par thèmes sous forme de chapitres. Il a écrit en récapitulant chronologiquement les faits marquants de son séjour au bagne. C’est ainsi qu’apparaissent dans plusieurs passages du récit des anecdotes liées à l’homosexualité qui impliquent aussi des compagnons.

« […] Chaque jour je voyais Thiervoz et causions de Simon, qu’il aimait comme un fils et tenait sous sa protection. Ce qu’il n’avait pas besoin, Simon étant capable de se faire respecter.

Néanmoins contre des individus dégoûtants (sans vouloir remonter aux causes) comme on en rencontre au bagne, bien souvent la force en impose.

C’est ainsi qu’un jour Thiervoz administra une correction à un de ces tristes individus, rapport à ses assiduités près de Simon, auquel il donnait souvent une ration de pain et de tabac. Simon le prenait comme venant d’une bonne nature, sensible aux souffrances d’autrui qu’il soulageait dans la mesure du possible. Aussi, ne comprenant rien à l’intervention de Thiervoz, il lui fit des reproches. Mais quand ce dernier lui eut expliqué quel était le but intéressé de ce soi-disant bon cœur, Simon, accompagné de Thiervoz, alla le trouver et lui demanda des explications, le somma de sortir de la case, de venir seul avec lui afin de lui montrer qu’il n’avait besoin de personne pour se faire respecter. Trop lâche pour accepter la proposition, Simon dut se contenter de lui cracher à la figure, et lui rendit ses rations de pain et de tabac dans l’espace d’un mois. »[7]

« […] Il en fut de même pour les pédérastes, à qui je ne manquais jamais de leur arracher des mains les malheureux jeunes gens prêts à succomber pour un peu de pain, de tabac, etc… Je fus assez heureux d’en sauver quelques-uns et d’en faire des hommes, j’en éprouvais une véritable satisfaction. »[8]

Dans une lettre saisie qu’il destinait à sa compagne il écrit aussi :

« Ah ! C’est triste de voir des jeunes gens, comme il y en a de 18/20 ans, des enfants, que s’ils eussent vécu dans un autre milieu, ils auraient fait de bons et braves citoyens, et ici se prostituent, servant de femme, à l’un ou à l’autre, pour un morceau de pain par-ci un peu de tabac par-là. »[9]

Un transporté anarchiste est cité par Liard-Courtois pour avoir eu des pratiques homosexuelles, ce qu’il considère comme une forme de « traîtrise » et d’abaissement :

[…] Cusset s’humilia devant son prochain à qui il prouva son attachement en lui faisant toucher d’une manière rien moins que spirituelle la profondeur de ses sentiments. »[10]

bagnards homosexuels, dessin de Georges Jauneau 1928b/ La domination

Celle-ci peut prendre différentes formes, l’homosexualité forcée sous la forme des viols ou consentements forcés en est une. Le quotidien et la survie qu’il impose, développent un ensemble de comportement individualistes, habituellement appelés « égoïstes » par les transportés anarchistes. Le détournement de denrées ou de vêtements par les forçats travaillant à des postes clés en est un exemple. Autre aspect celui du partage équitable des rations alimentaires évoqué par une anecdote dans un passage des mémoires de Clément Duval :

« Je fis une remarque dans le peloton, c’est que les jours de bacaliau où on délivrait huile et vinaigre, c’était toujours les mêmes qui allaient à la distribution des vivres, et non ceux dont c’était le tour. C’étaient quatre forts gaillards mangeant ensemble, l’un était boulanger, apportait du pain ; un autre, jardinier, fournissait quelques légumes pour allonger l’ordinaire, et de la salade de bacaliau. C’est pour cette raison qu’ils faisaient toujours le plat ce jour-là, volant un tiers de la ration d’huile et de vinaigre aux autres. Or, un jour de cette distribution, étant un des derniers à servir, je leur fis remarquer qu’il restait beaucoup de rabiot, c’est qu’ils ne donnaient pas à chacun ce qui lui revenait :

– A la cambuse on ne délivre pas en plus, au contraire on nous vole ce qu’on peut ; si vous vous mettez de la partie, nous ne toucherons plus rien du tout, et ne pourrons plus manger notre bacaliau.

– De quoi, de quoi ? Vous rouspétez, vous, nous donnons le compte, les cuillères sont la mesure, tenez en voilà une de plus.

– Je ne suis pas à vendre pour une cuillère d’huile et de vinaigre, seulement quand vous aurez terminé, je recommencerai la distribution.

– Ah, nous verrons ça !

– C’est tout vu.

Quand ils eurent terminé et posé à terre les récipients contenant l’huile et le vinaigre, je les pris et commençai la tournée, donnant à chacun ce qui lui revenait, et à eux aussi, en leur disant :

– Il y a une chose au-dessus de la force brutale, il y a la justice !

Ils restèrent ébahis et ne soufflèrent mot. A partir de ce jour ils ne firent le plat qu’à leur tour, et ne cherchèrent plus à s’accaparer la ration de leurs camarades. »[11]

La domination et l’exploitation de certains forçats par d’autres semblent aussi faire partie des adaptations secondaires rejetées par les transportés anarchistes. Pour certains condamnés de droit commun l’attitude développée au bagne, reproduit celle de la « tierce » dans la vie libre, où la violence et l’honneur règnent en maîtres. Ce sont les « professionnels du crime, du vol, et de l’escroquerie »[12]. L’esprit clanique que nous avons déjà évoqué développe une forme de hiérarchie au sein des transportés créant des chefs ou des « caïds ». Ceux-ci rendent leur propre justice où la délation est, de tous les délits, le plus sévèrement puni, entraînant dans ce tribunal parallèle la peine capitale. A défaut de guillotine, il y a le poison ou le poignard.

Punir les délateurs n’est pas l’aspect le plus mal perçu par les condamnés anarchistes, puisqu’ils règlent aussi leurs comptes avec cette catégorie d’individus. Ce qui fait l’objet du plus grand rejet est cette hiérarchie qui fait trôner les plus forts au détriment des plus faibles. Certains essaient de rétablir un semblant de justice ou d’équité comme Clément Duval ou Alexandre Jacob. Ce dernier développe un comportement particulier. Il devient une sorte de chef, imposant des lois et une justice différentes. Ce qu’expose Bernard Thomas :

Jacob, tchou 1970« Peu à peu, malgré sa rigueur morale qui gêne quelques caïds, sa personnalité s’impose dans la « case rouge ». Il a plusieurs atouts en main : son attitude intransigeante avec « l’ennemi », c’est à dire tout ce qui, petit ou grand, représente l’administration ; sa probité, son excessive bonne humeur, son sens de la plaisanterie, son couteau, ses amis anarchistes et sa serviabilité. […] Jacob acquiert un ascendant plus grand sur ses codétenus. Il devient le juge de paix, l’arbitre des conflits, le conseiller juridique et surtout l’homme à idées : il en a pour tout. Tant et si bien qu’une nouvelle « bande à Jacob » s’organise qui s’arrange pour le faire nommer cuisinier, dans l’espoir que son honnêteté, sa ruse et son audace permettront aux malheureux locataires des cases, dernier maillon d’une longue chaîne où chacun triche et truque à l’envie, de manger un peu plus décemment. [….] Il découvre sans trop d’étonnement les différents mécanismes de la fraude. […] Dans le domaine dont il est responsable, Alexandre fait cesser les trafics. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde. […] La nourriture s’améliore un peu. Le prestige d’Alexandre auprès des forçats grandit. A quelques jours de là survient Hespel, qui fait office de bourreau, suivi de son aide. Il demande une double ration : c’est la tradition. Alexandre refuse. […] Cette anecdote fait le tour de l’île. Il devient une manière de cacique. Un an après son arrivée, il est désormais un des chefs incontestés de Saint-Joseph. Les caïds sont bien obligés de le respecter : ils peuvent avoir besoin de ses conseils juridiques. Les faibles implorent sa protection. Les porte-clés le guettent. Il a l’oeil a tout. On le consulte à tout propos. Il devient terriblement gênant pour l’administration : le commandant Michel, directeur des îles du salut, le fait dès lors enfermer chaque nuit dans une cellule isolée, un anneau au pied. »[13]

Nous verrons ultérieurement que cette démarche s’inscrit dans une perspective de propagande sur l’appréhension de nouveaux principes et de nouvelles règles basées sur l’idéologie anarchiste.

c/ La délation

C’est une pratique qui semble être considérée par l’ensemble des forçats comme inacceptable. Elle peut cependant porter atteinte à différentes pratiques telles que les vols « à titre de représailles », les meurtres, ou les évasions. Pour tous, la loi du silence unit les condamnés devant ces infractions au règlement. Nous avons déjà dit le sort réservé aux dénonciateurs.

Certains sont pourtant de connivence avec les surveillants militaires ou les porte-clés, car cette attitude leur procure des avantages personnels en nature (vivres, tabac, etc…). L’espionnage est le plus fréquent : rapporter des projets ou des conversations. Mais nous devons aussi aborder la question des « agents provocateurs » qui organisent de véritables complots pour faire punir d’autres transportés, en fabriquant de fausses preuves ou en faisant de faux témoignages. Certains organisent de faux réseaux d’évasions afin de détrousser les naïfs, ou les inexpérimentés, puis de les faire arrêter par les surveillants. Liard-Courtois les situe ainsi :

« Ceux-ci se recrutent habituellement parmi les escrocs de marque, les escarpes du demi-monde et les tueurs de filles dont les exploits ont défrayé la chronique parisienne. »[14]

Dans un billet[15] qu’il adresse à l’un des plus fameux : Allmayer, Clément Duval s’exprime sur la façon dont il juge ce genre d’actes, qui sont, selon lui une forme de compromission impardonnable :

« Je vous écrit donc ce mot afin de faire cesser toute équivoque au sujet du ressentiment (bien légitime) que je manifeste à votre égard. On m’a dit que vous admettiez avoir failli, mais qu’à toute faute il y a miséricorde. Pardon, ah ! Certainement… Mais comme tout homme de coeur j’ai l’amour et la haine. L’amour de ce qui est noble, généreux, l’amour des humbles et des faibles etc, etc…La haine de ce qui est vil et bas, la haine des repus et des satisfaits, des apostats, des renégats, des despotes, des potentats, de toute nature politiques et privées etc, etc… qui sucent le sang, la sueur des producteurs[16]. […] Aussi c’est pourquoi, je vous dit que tout rapprochement entre nous est impossible, vous avez en moi un ennemi, mais un ennemi loyal, j’espère que vous ne profiterez pas de la prévention, de la suspicion etc… qui existe contre moi et mes amis et vous en servir comme marchepied pour monter les gradins d’un emploi. Car je suis décidé à ne plus être « tête de Turc ». […) Je ne suis pas réfractaire à l’oubli au pardon, des fautes que chacun peut commettre etc…Mais sachez, Allmayer, qu’il y en a qui ne peuvent se pardonner. Celles que vous avez commises depuis votre arrivée ici sont irréparables. […] Je dois vous le dire, je vous hais ! « 

Généralement, le sort réservé aux dénonciateurs est tôt ou tard « la bastonnade » encore nommée « la friction Prosper »[17] ou bien la mort si ses dénonciations sont prouvées. Les cas de vengeance sont nombreux, il est à penser que notre échantillon est aussi radical dans ce genre d’extrémité.

d/ Le jeu et l’argent

L’argent est au bagne un atout crucial. Il permet d’améliorer sa condition, de prévoir une évasion. Selon Liard-Courtois :

« Certains arrivent à se constituer un véritable magot pour s’évader ou pour le dépenser avec les « mômes » ou pour le jeu. Mais la majorité de la population pénale est pauvre, la plupart y arrive, peine et meurt dans le plus complet dénuement. »[18]

Le jeu représente un des moyens pour se faire de l’argent. Régulateur du bien être du forçat, il nivelle les fortunes. C’est aussi le compère du commerce. Les jeux les plus fréquents sont : le piquet, la belote, le loto, la manille, le passe, ou les dés. Mais le plus prisé est la marseillaise, qui est une sorte de « black jack ». Le jeu est en général organisé par un clan qui en tire les bénéfices.

Cette donnée apparaît peu dans les correspondances des transportés. Clément Duval laisse transpirer à la fois ce qu’il pense du jeu mais aussi de l’argent dans le cadre de la détention, compte-tenu des dangers du vol, du dépouillage possible ou de la rigueur d’une punition.

« Il nous fut démontré une fois de plus combien ce vil métal est la grande plaie sociale, corrompt, les individus risquent le tout, la cellule, les balles de revolver, pour une pièce de cent sous, dix francs. […] L’appât d’une pièce de monnaie, qu’ils iront perdre au jeu, ou se faire prendre par un garde-chiourme avec punition de trente ou soixante jours de cellule leur donnait ce courage cette audace. »[19]

Il est interdit au bagne de détenir de l’argent[20]. Il est possible d’en recevoir de France, l’argent sera versé au pécule du condamné. Dans les faits, il n’en est rien. L’argent est détourné, comme sont pillés les colis contenant des denrées. Tout se vend, tout se vole, tout s’achète.

 Le jeu est toléré car il est garant d’une tranquillité même s’il est responsable de nombreux meurtres. C’est un palliatif important « dominateur de la tension »[21], une véritable institution dans l’univers social de la survie du bagne.

« Le jeu faisait vivre tout un tas de pauvres types qui recevaient un pourboire pour installer une couverture, alimenter la lampe, faire du café, louer des petits bancs, faire le guet afin d’éviter l’arrivée inopinée d’un surveillant pris d’un zèle intempestif. […] La partie pouvait rassembler vingt joueurs. Le jeu devenait vite une obsession, une hantise. Des dizaines de forçats s’y laissaient prendre et ne songeaient plus qu’à multiplier les débrouilles pour avoir de quoi jouer la partie suivante. Les projets d’évasion s’estompaient. Survivre, oui, mais pour jouer et rejouer jusqu’à l’oubli, jusqu’à la folie. »[22]

L’idéologie antiautoritaire est très présente dans les principes reconnus par les transportés anarchistes. Ce qui prévaut donc pour notre échantillon est la loyauté, la solidarité, le partage et la défense des faibles et des innocents.

Les adaptations secondaires que nous venons d’évoquer sont perçues comme une forme « d’installation » dans l’institution qu’ils considèrent comme un adversaire voire un ennemi. C’est ainsi que se dégage un comportement particulier non lié à la partition « droits communs » et « politiques » reposant sur les principes évoqués plus hauts. Le rejet de ces adaptations n’entraîne pas systématiquement une coupure avec d’autres forçats. Tout dépend, dès lors, du degré d’adaptation que ces derniers affichent et développent.

Jacob Law est très explicite sur la relation qu’il a établi avec les autres transportés et l’attitude qu’il a adoptée :

« Je suis d’avis de défendre quiconque est frappé par la Justice, quand même il n’aurait pas agit en anarchiste. Je défends l’homme parce qu’il est enfermé, et non parce qu’il est anarchiste. Mon désir est de briser les prisons, et je crois que pour cela, le geste le plus anarchique c’est de sauver qui que soit de la prison et du bagne.  [23]

« J’ai employé la ténacité, la franchise et l’action afin de ne jamais rien accepter de la surveillance qui faisait mourir mes frères, par ses abus. »[24]

« Je pensais avant tout à lutter contre l’administration, pour aider les malheureux transportés qui étaient volés et sucés comme des citrons. »[25]

« Je suis resté fidèle à l’Anarchie, pendant dix-huit ans. Avoir le courage d’agir, et conserver la patience de vivre en camarade avec des inconscients, des brutes, dans le seul but de les rendre meilleurs ; n’est-ce pas un acte de courage que de supporter tout cela sans jamais crier : « Je suis las ! »[26]

Nous avons souhaité savoir si les militants anarchistes condamnés aux travaux forcés tentent de développer la propagande, donc de la poursuivre auprès de leurs compagnons de misère : à la fois pour les détourner des adaptations qu’ils jugent néfastes, mais aussi pour les convertir à des idéaux qu’ils défendent. C’est l’objet de ce second chapitre.  Quelles sont les limites de la propagande et comment celle-ci se concrétise-t-elle ?

 


[1]Op.cité, Erving Goffman, Asiles, pages 92 et suiv.

[2]Op.cité, Louis Rousseau, page 243.

[3]Op.cité, E. Goffman pages105 et suiv.

[4]Ibid pages 208.

[5]Ibid pages 214 et suiv.

[6]Op.cité, Liard-Courtois, pages 289 et suiv.

[7]Op.cité, Clément Duval/Marianne Enckell, pages 195/196.

[8]Ibid page 81.

[9]Portée au dossier H 1286.

[10]Op.cité, Liard-Courtois, page 211.

[11]Op.cité, Clément Duval/Marianne Enckell, pages 80/81.

[12]Op.cité, Michel Devèze, Cayenne – déportés et bagnards –, pages 230 et suiv.

[13]Op.cité, Bernard Thomas, Jacob, pages 283 et suiv.

[14]Op.cité, Liard-Courtois, page 163.

[15]Ce billet saisi par l’administration pénitentiaire est classé, certainement à cause d’une erreur, au dossier de Pini, A.N des colonies H 534.

[16]Mis pour les travailleurs, ceux qui produisent.

[17]Op.cité, Louis Rousseau, page 252.

[18]Op.cité, Liard-Courtois page 341.

[19]Op.cité, Clément Duval/Marianne Enckell page 147.

[20]Le décret du 18 septembre 1925 légalise définitivement cette interdiction qui est appliquée jusqu’alors par principe.

[21]Op.cité, Erving Goffman, pages 105 et suiv.

[22]Op.cité, Michel Pierre, La terre de la grande punition, pages 131/132.

[23]Op.cité, Jacob law, page 93.

[24] Ibid page 48.

[25] Ibid page 53.

[26] Ibid page 126.

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