Dix questions à … Laurent Gallet


Laurent Gallet souffre d’un trouble obsessionnel compulsif. Il fouille, il épluche … il compulse. Comme il est historien, il démonte et analyse les mécanismes. Il restitue aussi et surtout les faits. Et c’est tant mieux. Tant mieux pour nous qui attendons avec une impatience non dissimulée ses prochains articles sur Antoine Cyvoct. Tant mieux pour l’histoire du mouvement libertaire. Tant mieux pour la connaissance du bagne de Nouvelle Calédonie. Car si l’option positive de l’histoire de la colonisation a vite fait de reléguer (sic) les pénitenciers de Guyane dans les limbes de l’oubli, l’alzheimer commémoriel s’embarrasse encore moins des drames qui se sont joués sur le Caillou. L’étude de Laurent nous apparait ainsi bigrement prometteuse et ses réponses à nos dix petites questions sur le premier martyr de l’anarchie ne manquent pas d’aborder la propagande par le fait et, bien sûr, l’inénarrable lupinose. Vive les enfants de la Nouvelle !

1) Tu effectues un certain nombre, pour ne pas dire une masse, de recherches sur Antoine Cyvoct. Quelles sont justement les sources que tu as utilisées pour dresser sa biographie ? Penses-tu publier le résultat de tes investigations ?

Les sources concernant l’existence d’Antoine Cyvoct sont en grande partie des sources judiciaires. L’anarchiste lyonnais, quoique tout fraîchement militant, a en effet subi une suite non négligeable de procès en quelques mois : décembre 1882, janvier 1883, février 1883, août 1883 jusqu’au procès de décembre 1883 qui l’envoie au bagne. Puis, après son retour de Nouvelle-Calédonie, il produit 4 dossiers en révision de son dernier procès. C’est le Cyvoct vu par le prisme de la répression. Mais pour contrebalancer ce qui donnerait à sa biographie un aspect trop « judicaire », j’ai retrouvé certains de ses écrits. Son dossier de bagnard contient des lettres adressées à sa famille confisquées par l’administration, la correspondance qu’il a échangé avec Louis Havet, de la Ligue des Droits de l’Homme, a été conservée, et son activité de journaliste a donné matière à quelques articles. De la sorte, on peut avoir aussi la vision cyvoctienne de sa vie. Les sources que j’ai utilisé sont disséminées entre Lyon, Paris, Bourg-en-Bresse, Aix-en-Provence, Bruxelles, Berne, Lausanne, Amsterdam, La Rochelle. Sans doute aussi y a-t-il des documents à Nouméa, mais il m’est impossible de m’y rendre…

Le résultat de ce travail doit normalement être publié, oui.

2) Peux-tu nous présenter rapidement ce personnage haut en couleur ?

Antoine Cyvoct est un tisseur croix-roussien, tout récemment acquis à la cause anarchiste lorsque deux bombes causent un décès lors du double attentat visant le café-restaurant L’Assommoir et le centre de recrutement militaire de la Vitriolerie. Condamné à mort pour l’attentat de L’Assommoir, sa peine est commuée en bagne à perpétuité et il part pour la Nouvelle-Calédonie en 1884. Après une multitude de démarches tout azimut pour obtenir sa libération (le faire élire par le suffrage universel, campagnes de presse, lettres aux ministères et au président de la République), il est finalement gracié le 3 janvier 1898 et rentre en France. Il va alors s’installer à Paris où il prend part à l’effervescence intellectuelle qui agite le changement de siècle. Il cherche des auditoires qui voudront bien l’écouter, à la Ligue des Droits de l’Homme, dans la Franc-maçonnerie ou des lecteurs le lire dans les journaux L’Aurore puis Le Soir sur les quelques thèmes qui lui sont chers :

Campagne pour les oubliés du bagne

Campagne pour la réhabilitation de Dreyfus

Campagne pour la révision de son procès.

En parallèle, il se lance dans divers projets pour gagner sa vie en marge de son travail de journaliste : il fonde une agence de publicité et cherche un financement pour une école. Ces projets sont probablement des échecs et Antoine en est réduit à faire le camelot, modeste vendeur de peignes en proie aux tracasseries de la police. Après 1910, soit pendant les vingt dernières années de sa vie, je n’ai pas retrouvé sa trace, si ce n’est son lieu de décès. Mais je ne désespère pas de découvrir de nouvelles données.

3) Le qualificatif de « premier martyr de l’anarchie » souvent accolé au nom de Cyvoct n’est-il pas excessif ? Ne tient-il pas plus de la construction d’un mythe historique et militant plutôt que de cette réalité concrète que fut les chasses aux libertaires à la fin du XIXe siècle ?

L’histoire d’Antoine Cyvoct est tombée dans l’oubli, même au sein de la mémoire militante anarchiste. A part dans la thèse de Maitron qui lui consacre quelques pages, il n’y a rien ni dans les travaux d’historiens, ni dans la mémoire militante qui ne soit issu du canevas historique proposé par Maitron. C’est comme si l’histoire de Cyvoct avait été écrite une bonne fois pour toute dans ces quelques pages et qu’il n’y avait rien de plus à chercher. Si les historiens « officiels » ont peut-être autre chose à étudier que la vie d’un bagnard anarchiste, il est dommage de constater la méconnaissance d’un montage judiciaire et policier comme l’affaire Cyvoct par le « milieu » militant. Pourtant le genre biographique est assez prisé (S. Faure, E. Goldman, E. Humbert, E. Reclus, P. Kropotkine, etc.) y compris pour raconter les vies de ces propagandistes agités que furent Ravachol, E. Henry, Léauthier, Caserio, Rubino, Jacob et d’autres encore. Qu’est-ce qui différencie Cyvoct de ces militants-là et de leurs actions qui a empêché la survivance de son affaire dans la mémoire ? Mon hypothèse est que c’est parce qu’il est le seul à avoir clamé son innocence et qu’il l’est probablement réellement. Il y a un phénomène assez curieux que j’ai pu observer récemment grâce à l’affaire de Tarnac : J’ai cessé d’aller aux réunions du collectif de soutien lorsque je me suis rendu compte que l’idée selon laquelle les inculpés du 9 novembre pouvaient être innocents et victimes d’un montage policier, que cette idée-là était à bannir et à combattre. Elle était dénigrée comme une manifestation d’ « innocentisme ». Les innocents, ils sont tout juste bons à être défendus par Paris-Match (c’est ce qu’on m’a dit) mais les anars ne sauraient défendre que des coupables. Étrange manière de soutenir des gens que de refuser leur manière de se défendre !

Cyvoct a-t-il été victime de la chasse à l’« innocentisme » en son temps ? Possible, comme en témoigne un journaliste de L’Éclair, parti recueillir l’opinion des anarchistes lyonnais sur le recours en grâce de 1897. Pour eux, c’est l’oeuvre de bourgeois voulant le discréditer que d’affirmer l’innocence de Cyvoct. C’est « dénier à un compagnon « la beauté du geste », c’est lui voler ce qui est le plus noble de sa gloire ». Au journaliste rappelant que Cyvoct lui-même s’affirme innocent, ses « interlocuteurs haussèrent les épaules et se condamnèrent à un mutisme dont aucune question ne put désormais les faire sortir ».

4) En 1894, Antoine Cyvoct demande aux compagnons libertaires, depuis son bagne de Nouvelle Calédonie, d’abandonner les moyens d’action qui ne peuvent que les déconsidérer et les conduire à leur perte. Pourquoi ce revirement de la part d’un partisan de la propagande par le fait ? Cyvoct fut-il réellement un adepte de la marmite à renversement ?

Il est difficile de dire si Cyvoct était un partisan de la propagande par le fait. En effet, les propos violents qui lui sont attribués sont ceux de 1882-83 pour lesquels il est poursuivit par la justice (j’élude d’office les articles de journaux attendu que ceux-ci ne sont pas signés). Or, de ces propos-là, nous n’avons que la version des autorités, rapportés par la police et qui servent de base à la justice pour la répression. Les rapports sur lesquels travaille la justice sont des notes prises à la volée par un agent physiquement présent au moment où les discours sont prononcés. Le policier prend en note ce qui peut avoir un intérêt pour son travail. Alors, entre les paroles réellement prononcées et celles que livre le travail policier comme étant leur fidèle retranscription, il peut y avoir une marge non négligeable. Le criminaliste lyonnais Edmond Locard reconnaissait tout à fait ce biais lorsqu’il écrivait qu’un rapporteur policier aurait comme conséquence d’établir un procès-verbal qualifié de « monument de cette littérature enfantine faite des clichés spéciaux aux commissariats » (rapporté dans l’enquête judiciaire en Europe au XIXè siécle p.133).

En passant de main en main des divers agents mis à contribution par la machine judiciaire, on voit de sensibles variations d’un même fait. Et chacune de ces variations va être présenté comme également fidèle à la réalité. Par exemple, un témoin apporte une description physique d’une femme soupçonnée d’être l’une des responsables de l’attentat à l’Assommoir. A cette description physique, le commissaire spécial ajoute des détails non mentionnés par le témoin et transmet son rapport au secrétaire général pour la police en lui annonçant triomphalement que cette description correspond assez exactement à une anarchiste en fuite, la fille Monin. Second exemple lorsque le Procureur général de Lyon, Tallon, va composer, en piochant les détails adéquats dans la description de deux individus différents vu à l’Assommoir, un portrait qui puisse se rapprocher autant que possible de celui de l’anarchiste Antoine Desgranges, un moment soupçonné d’avoir posé la bombe. Ces falsifications sont transmises via la voie hiérarchique et deviennent la nouvelle expression de la vérité. Dans ces conditions, il serait naïf de prendre pour parole d’évangile la parole rapportée et d’oublier toute la construction à l’oeuvre dans le travail policier.

Parfois, les rapporteurs des faits, gestes et paroles des anarchistes sont des individus dont les moyens d’existence dépendent directement de ce qu’ils auront à monnayer à la police. Le commissaire spécial Perraudin, qui vient apporter son témoignage à charge lors du procès de décembre 1883 se retranche derrière un argument spécieux pour ne pas livrer ses sources d’information. Il s’est bien rappelé qu’au début de cette année, lors du procès des 66, il avait été tiré d’embarras par le procureur qui avait fait valoir un inexistant secret professionnel du commissaire spécial pour ne pas livrer les sources accusatrices dont Perraudin disait avoir connaissance.

Cyvoct partisan de la propagande par le fait en 1882-83 ? Oui, si on ne prend en compte que le produit fini du travail policier et judiciaire, mais la question reste sans réponse nette si l’on attend une confirmation de la part du principal intéressé à cette époque. Et le travail historien exige de pouvoir confronter ses sources.

A partir du moment où il est pris entre les mailles de la justice, Cyvoct exprimera toujours sa préférence d’un travail d’éducation à la propagande par le fait. Les circonstances ont parfois pu lui dicter ce discours, par exemple lors de son procès de décembre 1883 où il dit qu’il veut la révolution par l’école.

En définitive, si je me garderais bien d’avoir la certitude que Cyvoct était un ardent défenseur de la propagande par le fait (« Plus que le vol encore, le meurtre me parut toujours odieux » écrit-il au directeur de l’admnistration pénitentiaire le 1er novembre 1894. Déjà, le 6 juin précédent, il écrit au député Marcel Sembat : « je ne crois pas à la toute-puissance de la dynamite. Je crois aux cent mille voix de la presse. Je crois à la souveraineté de l’opinion »), il est fort probable qu’il utilisait le langage qui était celui de la classe ouvrière : une langue brute et dénuée de nuances.

5) Quelle a été justement la vie de Cyvoct au bagne de Nouvelle Calédonie ? Quelle a été la pression de l’Administration pénitentiaire sur cet homme ?

Cyvoct ne s’est pas vraiment plaint du poids de l’Administration mais bien plutôt de la proximité d’avec des condamnés de droit commun. Il eût quelques rares punitions, souvent pour cause de correspondance clandestine, fût rétrogradé de classe, mais au moment des renseignements pris en perspective de la grâce, le commandant supérieur de l’île Nou écrivait que Cyvoct était « un des rares condamnés qui se soit soustrait à l’influence du bagne ».

6) Louise Michel et une grande partie des Communards déportés après la semaine sanglante, Charles Malato, Antoine Cyvoct et beaucoup d’autres ont vécu leur exil sur le « caillou » avant que les anarchistes ne soient envoyés en Guyane. Quels ont été les rapports entretenus par ces antiautoritaires avec les populations locales (Canaques et Caldoches) d’une part, avec les reste de la population carcérale d’autre part ?

Les communards envoyés au bagne de Nouvelle-Calédonie regagnent massivement la métropole entre 1880 et 1881, après l’amnistie. Malato, encore jeune, a suivi son père déporté   ; il appartient donc à l’ère chronologique de la déportation communarde. L’amnistie vide la Nouvelle-Calédonie de ses anarchistes sinon de tous les opposants politiques à qui le qualificatif d’anarchistes a pu être improprement décernés. Ces anti-autoritaires-là payent leur participation à un mouvement insurrectionnel populaire ; Cyvoct, quant à lui, inaugure l’ère de la répression de l’acte anarchiste isolé, ère dont l’acmé se situe après le vote des lois scélérates de 1893-1894. Il part pour le bagne le 6 juin 1884. En 1887, le bagne de Guyane est rouvert et les anarchistes condamnés traversent désormais l’Atlantique. Il en est ainsi de Jacob, Simon, Léauthier, Liard-Courtois, Girier-Lorion, Duval, etc. L’administration, pour éviter la propagande parmi les bagnards « sains », réunit même les anars à part, sur l’île Saint-Joseph. Cette décision de l’administration, guidée par un souci de contrôle, s’avère profitable aux libertaires puisque ceux-ci se retrouvent entre amis politiques, et en contact limité avec des « droits communs » dont certains se méfiaient.

Cyvoct, quant à lui, se retrouve isolé à la « Nouvelle ». Les condamnés de la Bande Noire de Montceau-les-Mines sont bien envoyés dans le Pacifique mais ceux-ci sont plutôt des ouvriers exaspérés par la dictature morale du patronat local que des anarchistes. Emile Florion et Pierre Fournier, dont les actes ont été glorifiés par les anarchistes ne sont pas plus militants que les ouvriers de Montceau. L’anarchiste Louis Chaves, assassin de la mère supérieure d’un couvent, est abattu lors de son arrestation. Cyvoct ne retrouve alors comme ami politique que le seul Charles Gallo, auteur d’un attentat à la Bourse de Paris, le 5 mars 1886. Cette quasi absence de camarades politiques et la promiscuité avec des condamnés de droit commun (dont il relevait sur un plan strictement administratif) conduit Antoine à rechercher l’isolement. En juillet 1896, il écrit au ministre des Colonies. Il rappele que depuis 1885, il ne cesse de faire des démarches pour subir sa peine à l’isolement, préférant « être enfermé entre quatre murs […] au supplice de vivre dans une promiscuité odieuse ». Ses relations avec les autres condamnés, il est dès lors facile de les imaginer réduite au minimum.

Je n’ai aucun renseignement sur ses rapports avec les populations locales, libres ou condamnés – Cyvoct n’a pas vécu libre en Nouvelle-Calédonie. La grande insurrection canaque de 1878  a probablement pour conséquence l’envoi au bagne de nombreux insurgés. Sur place ou en Guyane ? Je ne sais pas. La Guyane n’est fermée que pour les métropolitains, les peuples colonisés continuent à y être envoyés car -aux dires des autorités- ils supportent mieux la châleur !

Quant aux relations entre Communards et Canaques, il est notoire que les premiers se sont faits les auxiliaires de la France dans la répression de l’insurrection canaque. Cela n’a finalement rien de bien surprenant dans la mesure où la Commune a été en partie une réaction patriotique contre le gouvernement capitulard de Thiers qui autorisa la rentrée des soldats prussiens dans Paris affamé. Dès lors, bien des communards ont préféré voir dans l’insurrection canaque, une nouvelle attaque contre la patrie menacée plutôt qu’une lutte de libération semblable à celle qu’ils avaient eux-mêmes mené sept ans auparavant. D’ailleurs, les kabyles déportés à la suite de l’insurrection contemporaine à la Commune n’ont pas agi différemment des parisiens. Espoir d’une récompense prenant la forme d’une amnistie ?

L’Album de l’île des Pins, le journal conçu par les déportés, use d’une rhétorique que Thiers n’aurait pas désavouée, en évoquant des « assassins se glissant dans l’ombre pour égorger des familles inoffensives, pour incendier des récoltes et des habitations ». Les communards, qui ont vu leur combat déqualifier politiquement pour une requalification en droit commun (Clovis Dupont, Charles Amouroux ou Trinquet sont membres de la Commune mais transportés en Nouvelle-Calédonie et non pas déportés) réagissent de la même manière que leurs bourreaux vis-à-vis des Canaques. Ainsi plusieurs articles parus dans l’Album sont des offres d’aides à la répression.

Du côté des soutiens à la révolte, Louise Michel qui reconnaît avoir appris aux canaques à couper les fils télégraphiques, semble avoir été bien seule. Elle et le jeune Malato ont fait preuve de curiosité et de compréhension, ce qui transparaît dans leurs écrits respectifs consacrés à la Nouvelle-Calédonie.

Marseille par Lacaf et Moriquand7) Dans un article pour le Jacoblog, tu nous as narré le retour de Cyvoct en France. Il débarque à Marseille en 1898 et est accueilli en grande pompe notamment par l’équipe du Libertaire. On peut alors croiser la route du jeune Alexandre Jacob. Ce retour peut-il être qualifié de victoire de la propagande anarchiste ? Quelles ont été les conditions de la libération de Cyvoct ?

La raison exacte qui conduit le président Félix Faure à accorder la grâce m’est inconnue : le décret notifiant la mesure n’en donne pas les motivations. Dans ces conditions, la grâce peut  être politiquement instrumentalisée. Ainsi, Henri Dhorr écrit dans le Libertaire, un article grandiloquent célébrant dans le retour de l’anarchiste, une victoire de la classe ouvrière et de sa combativité. Quant au comité formé en 1897 pour présenter la candidature amnistiante de Cyvoct aux législatives de mai suivant, il voit dans sa libération le résultat de son action.

Quant aux conditions de la libération, il lui est fait remise du doublage, c’est-à-dire de l’obligation de résidence. La Nouvelle-Calédonie, comme la Guyane, est une colonie pénitentiaire. Un territoire dont l’environnement est jugé hostile par les hommes de l’époque et qui est parsemé de camps de bagnards, ça n’attire par trop les candidats à l’émigration. C’est alors que l’obligation de résidence a été instituée pour qu’une population prenne souche sur ce territoire. Les condamnés à moins de 8 ans de bagne deviennent, à l’expiration de leur peine, des libérés astreints à rester dans la colonie un temps égal à leur condamnation. C’est seulement après ce doublage qu’ils peuvent rentrer en France. Les condamnés à des peines supérieures, une fois libéré, sont astreints à résidence à vie en Nouvelle-Calédonie.

L\'Anarchie guidant le peuple8 ) Pourquoi Antoine Cyvoct tombe-t-il dans une espèce de désamour de la part des compagnons libertaires après son retour du bagne ?

Tout au long de son séjour au bagne, il est l’objet de nombreuses tentatives pour obtenir sa libération. La dernière, entreprise en 1897, prend la forme d’une candidature pour les élections législatives devant avoir lieu en mai 1898. Ses promoteurs espèrent qu’un résultat favorable du suffrage universel obligera le pouvoir à libérer Cyvoct. Semblable procédé était parfois utilisé, comme ce fut le cas à plusieurs reprises pour Blanqui par exemple.

Dans le cas de Cyvoct, il fut rendu à la liberté avant que les élections ne se tiennent. Difficile alors d’estimer le rôle de l’agitation autour de sa candidature dans les raisons ayant présidé à sa grâce. En tout cas, dans son proche entourage, on pense que ce rôle a été décisif. C’est sans doute ce qui conduit Antoine à ne pas abandonner la lutte politique pour les élections de 1898.

C’est ce projet qu’il révèle à Sébastien Faure et à ses amis venus l’accueillir à Marseille à son retour de Nouvelle-Calédonie. Antoine ne satisfait à aucune ambition personnelle en maintenant sa candidature ; la grâce ne lui a pas rendu l’usage de ses droits politiques et il se sait par conséquent inéligible. Sa candidature est purement protestataire et son but est de continuer l’agitation pour ses camarades restés au bagne. Toutefois le moyen d’action qu’il choisi lui coûte des critiques d’autant plus mordantes qu’elles sont principalement le fait de celui qui avait pris la tête de l’intense campagne de presse menée en sa faveur en 1895 : Sébastien Faure. Après l’entrevue de Marseille, Faure publie dans le Libertaire n°121 une longue adresse très critique à Cyvoct, puis 3 numéros après, un édito intitulé « restons nous-mêmes » dans laquelle il s’en prend au principe de la candidature protestataire. Ce même n° 124 inaugure une courte série d’articles dû à Henri Dhorr consacrée aux anarchistes encore au bagne. Le titre donné à cette série, « Les nôtres », semble comme adressé à Cyvoct qui n’en ferait plus partie. Du reste, il n’est plus question de Cyvoct dans le Libertaire, ni dans la presse anarchiste en général.

9) Nous avons pu avoir, à travers les biographies que tu nous a données du juge Cuaz et de l’avocat général Bulot, un aperçu de l’appareil judiciaire de la Belle Epoque. Ces hommes ne sont-ils que des rouages du système répressif ou bien sont-ils motivés par des considérations autres, matérielles, politiques, carriéristes ?

Les rouages sont d’autant plus efficaces qu’ils ont un intérêt particulier à l’être. A mon avis, on a tort d’opposer l’action d’individus intéressés et le fonctionnement d’une structure, les uns agissent dans l’autre, il y a une complémentarité plutôt qu’une opposition. Comme l’écrit Foucault (Dits et écrits, 1976) « la machinerie fonctionne avec des individus qui ont un nom, avec des petites lâchetés qui ont leur date et leurs auteurs, avec des désirs d’avancement, des complaisances, des peurs. La justice, il ne faut pas l’oublier, marche avec des juges ; et les juges, par l’intermédiaire de la justice, inscrivent leur petite médiocrité bien personnelle dans le corps, dans le temps, la liberté, la vie et la mort des autres ».

Les juges d’instruction sont nommés par le pouvoir exécutif et sont sous la surveillance du procureur général. Voilà l’opinion du Procureur Général sur Cuaz, qu’il adresse en 1887 au garde des Sceaux : « M. Cuaz est, en toutes circonstances, prêt à suivre le ministère public, sans objections, lorsqu’à l’appui de réquisitions, on invoque auprès de lui un intérêt gouvernemental ». Et sa notice biographique, en 1884, indique comme qualité son « excellente éducation, son caractère facile et une grande docilité ». Quant au juge d’instruction Rigot, qui a opéré contre les anarchistes et Cyvoct, en 1883, il est proposé pour la Légion d’honneur. Le portrait qui le dépeint est parlant : « la Chancellerie avait résolu de récompenser m. Rigot si celui-ci, entrant dans les vues du Gouvernement, le secondait énergiquement dans la réalisation de son oeuvre répressive ». Peut-on être plus explicite quant au rôle dévolu aux juges d’être des relais des luttes politiques ?

En 1883, l’inamovibilité des magistrats – donc l’un des critères garantissant leur indépendance – est suspendue pour 3 mois. Il s’agit, pour l’Opportunisme, de renouveler le personnel afin de placer des hommes liges qui exécuteront leur politique. De Rigot, il est encore dit qu’« au point de vue politique, ce candidat en doit pas être considéré comme un républicain, mais sa loyauté, sa correction, permettent de garantir qu’aucun de ses actes ne ferait regretter ce choix. Ses opinions sont libérales, bien qu’un peu religieuses. Il n’a jamais fait d’opposition au gouvernement ». Les Opportunistes qui détiennent réellement les rênes du pouvoir à partir 1879, prennent une série de décisions visant à se prémunir du retour de l’opposition et d’une restauration monarchique : renouvellement du Conseil d’Etat en 1879, révision constitutionnelle en 1884, loi d’exil pour les membres des anciennes régnantes en 1886. La suspension de l’inamovibilité des magistrats fait partie de ses décisions visant à établir l’intangibilité de la République. La légalité n’est par conséquent rien d’autre que l’expression de la force politique.

10) L’histoire prenant bien souvent les couleurs du mythe et du roman populaire, penses-tu réaliste cette lupinose qui ferait d’Alexandre Jacob le vrai gentleman cambrioleur ?

Je ne sais pas, il faudrait le demander au spécialiste de la question…

En faveur de cette théorie, il y a la proximité chronologique entre les événements et le fait que Leblanc ai connu l’affaire Jacob d’assez près.

Contre, il y a la grande différence de tempérament entre Lupin et Jacob, le premier étant un bandit maniéré presque aristocrate, tête dirigeante d’une équipe dévouée ; le second un anarchiste ayant théorisé le vol.

Leblanc estimait-il que son lectorat n’était pas prêt à suivre les aventures d’un anarchiste ?   S’estimait-il lui-même insuffisamment renseigné pour décrire le milieu et les théories illégalistes ? Craignait-il de rendre sympathique la pratique du vol révolutionnaire en collant trop fidèlement à la geste jacobienne ? Il existe beaucoup de raisons qui auraient pu pousser Leblanc à maquiller l’histoire de Jacob pour en faire un héros plus en adéquation avec ses propres conceptions morales, politiques et littéraires.

La solution à ce problème se trouve peut-être dans les papiers de l’écrivain, s’ils existent.

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