SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 12


Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

Dès que je fus installé dans la voiture, l’idée me vint de faire usage de mes armes. Infiniment rapide et peu précis, le projet me traversa l’esprit. Mais, pour l’instant du moins cette étincelle n’était pas viable ; elle s’éteignit, disparut dans mes raisonnements : «Pourquoi tuer encore ?… à quoi bon ?… Je suis pris… mais n’est-ce pas fatal ? Ne suis-je pas seul à lutter contre la société entière, contre ses policiers, ses marchands, ses gendarmes, ses laquais et ses juges ? Aujourd’hui ou demain… un peu plus tôt, un peu plus tard, ne faut-il pas succomber ?» Et, mentalement, je me répétais : «C’est fatal ! à quoi bon se défendre!»

Et, naïvement, je me tenais tranquille comme un agneau à côté de mes bourreaux. Mais insensiblement les idées me revenaient plus nettes, plus concises ; la lumière pénétrait peu à peu dans mon cerveau ; par gradation le réveil s’effectuait, je commençais à sortir de l’état léthargique, pour me servir de cette expression, dans lequel m’avait plongé mon arrestation. Je continuai ce voyage dans un voyage : la revue de mes souvenirs.

Tous mes projets de lutte, mes prochaines expéditions s’évanouissaient en fumée. .. Je regardais le paysage qui s’offrait à mes yeux, se déroulant comme les tableaux d’un cinématographe : les arbres, les prés, les champs, les meules de paille, les tas de pierres échelonnés de distance en distance sur la route ; plus loin, le paysan et ses deux chevaux attelés à une charrue labourant la terre. Je buvais tout cela du regard, me disant : «C’est donc fini ? Tu ne verras plus rien de cela ?…» Je pensais à ceux que je laissais derrière moi, à mes affections, à mes relations : à mes amis, à ma compagne, à ma mère ; à ma mère que j’avais laissée malade, clouée dans le lit par les suites d’une opération chirurgicale. À cette pensée, une bouffée de révolte me monta au cerveau en bouillonnements de colère.

«Quoi ! vais-je assister paisiblement à mes propres funérailles ?» me dis-je en récouvrant un peu de mon énergie sous l’impulsion de mes souvenirs.

Puis, subitement, comme une goutte d’eau froide tombant dans une chaudière en ébullition, les soliloques de tantôt revinrent à la charge : «À quoi bon se défendre ?… N’est-ce pas fatal ?…»

Mais bientôt, la goutte d’eau s’évapora, réduite en vapeur par la logique des choses : «Pourquoi te défendre ? Pourquoi tuer ? Imbécile ! mais si tu ne te défends pas… si tu ne les tues pas, ce seront eux qui te tueront. Quoi ! le mouton bêle, le bœuf meugle, le porc grogne, tous jettent leur cri de révolte en allant à l’abattoir, se débattent, se démènent, se défendent pour échapper à leurs bourreaux, et toi, homme, tu irais muettement et tête baissée à l’échafaud ? Allons donc !…»

Avant tout, il s’agissait de ne rien laisser paraître de ma résolution. Lentement, d’un (geste machinal, indifférent, je portais ma main droite dans la poche de mon pardessus où se trouvait mon revolver.

Comme s’ils avaient été éclairés par la même pensée, le procureur et le gendarme jetèrent soudain leur regard sur moi, observant mes gestes. Le brigadier, pour plus de sûreté, porta même la main sur la gaine de son revolver, prêt à le sortir.

– Vous êtes sans doute le commissaire de police ? dis-je au procureur, manière de captiver son attention par des questions.
– Non ; je suis le procureur de la République d’Abbeville.
– Ah !…

Puis, voyant qu’il s’obstinait à regarder dans la direction de ma poche, je repris :

– Et où me conduisez-vous ainsi ?
– Vous le saurez bientôt, me répondit-il sèchement.

Je crus inutile de risquer de nouvelles questions. Je me tins muet.

Ce brigadier de gendarmerie, avec sa tête de cynocéphale, ornée de poils dont la nuance a fourni le titre à l’une des œuvres de Jules Renard, et son regard de chien de garde, constamment braqué sur moi, ne me disait rien qui vaille.

Et puis, de voir sa main posée sur la gaine de son revolver ne me plaisait pas non plus ; j’eusse préféré qu’il s’en servît à se friser les moustaches. Aussi, comme je ne pouvais lui faire part de mon désir sans qu’il redoublât de vigilance à mon endroit, dus-je imaginer un moyen de la lui faire enlever sans lui adresser la parole.

Je retirai la main de la poche ; mais j’en sortis mon paquet de tabac au lieu du revolver, et roulai une cigarette. Puis, à cause de la violence de l’air produite par la vitesse du teuf-teuf, je me baissai pour l’allumer. La cigarette aux lèvres, je vous prie de croire que je fis de la fumée ; dans l’espace d’une minute, j’usai le tiers du tabac qu’elle contenait, tout en ayant soin de ne pas laisser tomber la cendre. Ce résultat acquis, j’allongeai un peu la tête au vent, de façon à ce que, en se détachant de la cigarette, la cendre dirigée par la rapidité de l’air allât se coller dans les yeux de Poil de Carotte.

Allah ! Allah ! c’était écrit. Cela arriva !

– Faites donc attention, me dit-il d’un air revêche, en se frottant les yeux. Vous m’avez «emborgné»…

Le pauvre ! Le courant d’air était si fort qu’il m’emporta jusqu’à la braise de ma cigarette. Elle était éteinte. Rapidement, sans perdre une minute, je la rallumai, puis en la requittant, je laissai ma main dans ma poche et m’armai du revolver.

Le moment était des plus propices. L’homme aux lunettes me tournait le dos. Le chauffeur était tout à sa machine. Poil de Carotte, le mouchoir à la main se frottait, s’essuyait, se refrottait et se ressuyait les yeux ; les larmes lui en ruisselaient sur les joues.

Il avait de l’occupation, péchère ! L’individu aux poils de lapin, le nez au vent, plongé dans une rêverie, le regard lointain droit devant lui, était impatient, sans doute, d’arriver à Pont-Rémy.

Que d’idées, de passions, de sentiments contraires s’agitaient dans ces cinq cervelles !

(A suivre).

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