Bagnes avec vue


Hormis certains passages douteux et un plan quelque peu touffu, la réédition de Bagnards est, au début de cette année 2010, une fort bonne nouvelle. D’abord parce que le format poche autorise un prix considérablement réduit par rapport au format de l’édition originale (Tallandier, 2008). Ensuite car nous sommes en présence d’une étude poussée, puisant à la source même, c’est-à-dire au Centre des Archives de l’Outre Mer d’Aix en Provence, pour décrire ce que fut l’entreprise pénitentiaire coloniale de Guyane. Et, ce qui ne gâche rien, Marion F. Godfroy écrit admirablement bien. Pourtant, le livre n’est pas exempt de critiques.

S’il est dommage que la première de couverture révèle un de ces misérables enchaînés des bagnes portuaires de la première moitié du XIXe siècle là où l’ouvrage interpelle ses lecteurs sur ceux « équinoxiaux » pour reprendre l’expression utilisée par l’auteure, celle-ci fait ressurgir d’un passé si lointain et si sombre que d’aucun aujourd’hui aimerait bien l’estimer positif et lumineux un nombre incroyable de vies d’hommes et de femmes, d’existences cassées par le travail, d’existences brisées par une gestion imbécile, bureaucratique et morbide de la chiourme, transportée, reléguée ou déportée.

Bien qu’elle s’en défende, Marion Godfroy met pourtant en relief les mécanismes d’un système éliminatoire. Excellente analyse d’une multitude de règlements, de décrets mais aussi et surtout de rapports officiels et assermentés de l’Administration Pénitentiaire. Elle s’attache d’ailleurs plus à démonter, malgré quelques évidentes bonnes volontés, l’inefficacité de la machine bagne qu’à mettre en avant l’image d’un enfer carcéral. Le directeur du bagne, le gouverneur de la Guyane et autres plumitifs bureaucrates seraient-ils moins menteurs, moins affabulateurs, donc plus crédibles que la masse de ceux qui parmi les quelques 70000 fagots ont couchés sur du papier réglementaire ou non quelques lettres, quelques souvenirs ou quelques réclamations ?  Est-ce ce refus de toute une mythologie du bagne qui la pousse à suggérer les très intéressées affabulations d’un René Belbenoit, vendant ses souvenirs à la journaliste étasunienne Blair Niles ? Est-ce cette volonté de nier en bloc une espèce de légende noire qui lui fait préférer – et donc créditer – les mémoires d’un Papilon à ceux d’un Liard Courtois, d’un Jacob Law ou encore d’un honnête fagot apparaissant ça et là dans de nombreux ouvrages sous les traits du roi des voleurs Barrabas ?

Le croquis d’Alexandre Jacob qui illustre Un médecin au bagne, le livre du Docteur Rousseau paru en 1930, est toutefois utilisé par l’auteure. Mais, sous sa plume, il devient très anonymement  l’œuvre d’un libertaire alors que l’on sait depuis la parution des Ecrits chez L’Insomniaque en 1995 que l’honnête cambrioleur Jacob en est l’auteur. L’ancien matricule 34777 l’avoue d’ailleurs à ses amis, les époux Passas, dans une de ses lettres en 1954. Pour Marion Godfroy, le schéma traduirait l’impossibilité d’échapper à la justice et au bagne. C’est un peu court car la vision de celui qui signait bien plus tard ex-professeur de droit criminel à la Faculté des îles du Salut (« Lettre ouverte à Georges Arnaud » dans Défense de l’Homme, n°66, avril 1954) parait nettement plus large et globalisante. Si la propriété actionne le mécanisme de la justice qui aboutit à la machine, à l’ogre bagne c’est que les deux premiers sont de facto indubitablement liés. La seconde n’a de légitimité que par la première. En d’autres termes et pour reprendre les propres termes de Jacob, la prison française – et donc le bagne par restriction – correspond plus à une vieille barbarie qu’à une civilisation. Elle n’est ainsi qu’une expression de la lutte des classes où la minorité possédante criminalise la majorité exploitée et les exclus de la Révolution Industrielle.

La République, troisième du nom, héritant du Second Empire, celui de Napoléon le Petit si peu cher à Victor Hugo, décuple cet appareil répressif, notamment avec la loi sur la relégation de 1885. Mauvais temps pour les marginaux, les escarpes et les Apaches. Mauvais temps aussi, mais bien plus tard, pour la Gueuse « mise en accusation » à la fin des années 1920 et dans les années 1930 à la suite des scoops d’Albert Londres. Le bagne meurt peu à peu à la suite du décret-loi de 1938, victime de son image négative. Une image du reste savamment entretenue par toute une cohorte de journaleux, plus intéressés par l’hypothèse d’une gloire acquise à force de nouvelles sensationnelles que par la réalité du terrain équinoxial où les criminels viennent crever en Guyane. Mais Marion Godfroy nous livre une autre réalité, nous présente un terrain où le fagot jouirait d’une liberté de mouvement, certes relative, pouvant même à loisir rêvasser de la Belle sur les rives du Maroni en faisant face à l’autre Guyane, l’hollandaise terre américaine.

Relevons encore d’excellentes mises en lumière de ces si obscures années Trente mais, à trop vouloir blanchir l’AP, à trop vouloir trouver de circonstances atténuantes à la férocité des chaouchs, à trop vouloir dénoncer le procès (sic) d’intention fait à l’entreprise pénitentiaire et coloniale fait par les multiples études sur le bagne, ouvrages s’attardant peut-être plus sur les enchristés que sur les gardiens, Marion Godfroy, affublée en quatrième de couverture du titre de grande reportrice pour le « très sérieux » National Geographic, nous laisse à penser qu’elle peut tomber dans l’excès inverse et à l’opposé de ce qu’elle entend pourfendre. Le bagne en particulier, la prison en général, sont indubitablement des objets d’étude historique. Cela n’empêche pas les a priori. En 1954, Alexandre Jacob, l’anonyme libertaire du dessin reproduit dans l’ouvrage de M F Godfroy, concluait sa lettre ouverte à l’écrivain Georges Arnaud par un tonitruant : A bas les prisons ; toutes les prisons ! L’horreur peut aussi être carcérale. Et l’on pourrait penser qu’il s’agit aussi de la conclusion du schéma ci-dessus analysé.

Marion F Godfroy

Bagnards

Edition du Seuil

Réédition, Collection Points Histoires

Février 2010

8€50

299 pages

p. 80 : Contrairement à une image tenace, ces condamnés n’ont pas de boulet aux pieds, ne passent pas leur temps à casser des cailloux. Lorsqu’ils effectuent leur peine, ils ne sont enfermés que la nuit. Ils ont à Saint Laurent tout loisir de contempler la rive adverse du Surinam, où les attend peut-être la liberté après une évasion réussie. Ils vont et viennent presque librement, gardés seulement par la forêt et les eaux boueuses.

Leur peine purgée, les bagnards sont dits « libérés ». Terme qui ne concerne nullement une remise en liberté mais qui s’applique à la période du « doublage » pour les transportés, contraints dans une promiscuité que la population libre juge dangereuse et qu’elle n’a de cesse de dénoncer.

p. 95 : Le transporté Toudret est condamné à 20 ans de travaux forcés et à 10 ans de surveillance. On peut retenir de cette aventure une certaine liberté de mouvement pour le transporté : liberté ou souplesse que l’administration traduit dans ses rapports sous les termes d’ « oisiveté ».

p.181 : Des cercles vicieux et de justice

Il existe deux dessins réalisés par des condamnés qui résument ce que fut la justice au bagne. Le schéma synoptique du mécanisme des lois, décrets et arrêtés locaux relatifs à la transportation et à la relégation, œuvre d’un libertaire, présente l’enchevêtrement de tubes, conduites et autres tuyauteries. Croisés avec complication, se chevauchant, c’est presque par hasard qu’ils rencontrent une sortie dont on ne sait si elle conduit vraiment la liberté.

La Propriété actionne le mécanisme de la justice, présent à travers les différents tribunaux qui déversent « les immortels de la populace » dans le ventre de la transportation, qui aboutit elle-même à la résidence le plus souvent perpétuelle. Les différentes juridictions figurées semblent liées. La vision de ce dessin, l’effort pour en suivre les méandres traduisent une amère impression, celle qui montre qu’une fois dans les rouages de la justice le condamné ne peut en réchapper.

Les conseils de guerre, tout comme le TMS n’ont pas eu à juger de simples crimes et délits. Ils ont eu à juger les failles d’un système, des relations entretenues par les condamnés avec la population, des abus de toutes sortes, soit d’un univers impalpable si ce n’est par l’archive judiciaire.

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