Un revenant


Par Laurent Gallet

Le 28 février 1898, il fallait être bien matinal pour voir arriver en rade de Marseille, l’Armand-Behic, des Messageries maritimes, en provenance d’Australie. C’est qu’à son bord avait été pris le premier anarchiste français condamné dans une affaire de propagande par le fait, Antoine Cyvoct. Ce dernier, condamné pour avoir « par machinations et artifices coupables » provoqué l’attentat, qui fit une victime, ayant eu lieu dans la nuit du 22 au 23 octobre 1882, au restaurant l’Assommoir, situé dans le sous-sol du théâtre Bellecour, revenait d’un séjour de 14 années dans l’enfer du bagne néo-calédonien.

Attendu au débarcadère par son père, c’est la police qui l’accueillit la première, et notamment le commissaire spécial des ports, Sindt, qui vint lui signifier qu’il devrait se rendre au plus tôt au bureau colonial, boulevard des Dames. Ce qu’il fit, non sans avoir auparavant rendu une courte visite à Sébastien Faure et Matha, de passage à Marseille, et qui avaient manifesté le désir de s’entretenir avec l’ex-forçat.

Plus tard, dans l’après-midi, il rejoint les anarchistes à la Brasserie de la Canebière, où étaient déjà, outre Faure et Matha, Marius Escartefigue dit Jouvarin et un nommé Reynard-Dezulier. Ils y seront rejoint par d’autres anarchistes : Henri Dhorr, Maurice Chaumel, Florentin Chantemesse et Dervieux, ce dernier étant une vieille connaissance de Cyvoct qu’il a sans doute connu lors de passages du ligérien à Lyon. En 1887, alors que Cyvoct était au bagne, il sera inquiété pour l’affaire de l’attentat commis contre le Palais de justice de Lyon.

Vers 22 h 00, peu avant de prendre le train en direction de Lyon ; il apprend le décès de son frère et son enterrement – religieux – la veille. A un journaliste venu l’interroger, il dira : « Je n’ai connu la terrible nouvelle que le soir, à huit heures, peu avant de quitter Marseille, par un ami. Ce fut l’écroulement de tous mes projets. J’ai pleuré toute la nuit. » Une poignée de minutes après, son train était au départ et, là, sur le quai d’embarquement sont venus lui adresser leurs adieux quelques jeunes compagnons au nombre desquels figure Jacob.

Laurent Gallet

l\'Armand BehicArchives Nationales, Fonds Panthéon, F7 15943 1, dossier Cyvoct

Rapport du commissaire spécial de Marseille,

daté du 01-03-1898 :

L’anarchiste Cyvoct est arrivé hier matin à 7 h 1/2 par « l’Armand Béhic », courrier d’Australie. Il était attendu au débarcadère par son père et deux femmes ; Chaumel qui s’y trouvait également lui a fait savoir que Sébastien Faure et Matha, étant à Marseille, seraient heureux de le voir. Cyvoct répond qu’il ira leur rendre visite dans un moment et part en voiture avec son père et les deux femmes pour le « Bar de la Rose Dorée », cours St-Louis, 6.

Après un léger déjeuner, il s’est fait conduire à l’Hôtel Bellevue, Bd Dugonnier 15, d’où, après un séjour d’une demi-heure, il est ressorti avec Sébastien Faure qui l’a accompagné jusqu’au bureau colonial Bd des Dames. Là, ils se sont séparés, et pendant que S. Faure s’éloignait, Cyvoct vaquait à ses affaires et rentrait au « Bar de la Rose Dorée » d’où il repartait peu de temps après avec les siens pour Longchamps.

Vers 11 heures, ils sont rentrés pour déjeuner. Tout en mangeant, Cyvoct a raconté sa visite à S. Faure et à Matha ; il a parlé de sa condamnation, disant qu’il donnerait des conférences pour faire savoir comment et pourquoi il avait été condamné ; il a même fait l’apologie des crimes d’Emile Henri, Vaillant, etc

Cyvoct et les siens quittèrent le bar vers 1 h 1/4, et, toujours en voiture, furent prendre une malle aux messageries maritimes, firent un petit tour sur la jetée et, après avoir repris quelques colis au bar, furent déposer le tout à la consigne

Vers 3 h 1/4, ils descendirent à la Brasserie de la Cannebière où S. Faure, Matha, Escartefigue (Jouvarin), Reynard-Dezulier se trouvaient déjà. Peu après, arrivaient les habitués du bar des vignobles, ayant en tête Dhorr, Chaumel, Chantemesse, Dervieux.

Ils acclamèrent tout d’abord le forçat libéré, mais l’enchantement tomba lorsque, après avoir dit quelques mots sur sa situation à la Nouvelle, Cyvoct annonça qu’il serait candidat aux prochaines élections législatives soit à Paris, soit à Lyon.

Conseils, admonestations, remontrances, prières même ne purent fléchir son énergique décision. Il répondit qu’il « était très au courant de la situation, qu’il trouvait que les compagnons faisaient fausse route en repoussant le concours des socialistes-révolutionnaires, et qu’il fallait au contraire grouper toutes les forces en s’appuyant sur les syndicats et autres organisations prolétariennes pour se compter et s’organiser en vue de la révolution future »

Ses paroles ont été froidement accueillies et ont provoqué, chez les uns, des sentiments de pitié, et chez les autres, de la colère. Ayant dit qu’à la Nouvelle il était resté honnête et n’avait point frayé avec les voleurs qu’il haïssait, Chaumel lui a répondu « que le vol était une arme légitime, et que les candidats étaient des fumistes ».

Cyvoct ayant demandé des nouvelles de son ancien camarade Tressaud, Jouvarin lui apprend, à son grand étonnement, qu’il est aujourd’hui conseiller général des Bouches-du-Rhône, et qu’il « n’allait pas tarder à aller à confesse ».

Cyvoct, qui connaît Dervieux, s’est ensuite entretenu avec lui de certaines connaissances de Lyon, notamment d’un nommé Gros.

A sa sortie, vers 4 h 1/2, il a été suivi par M. Clérissy du « Petit Provençal » qui n’a pas tardé à le rejoindre et à le questionner. Sébastien Faure l’a accompagné à la « Rose Dorée » où ils sont restés un long moment en tête à tête.

Vers 7 h 3/4, Cyvoct s’est rendu an Bar des Pyramides où se trouvaient S. Faure, Matha, Reynard-Dezulin, Dhorr et quelques autres, et leur a fait ses adieux.

Après avoir dîné au bar, Cyvoct est monté à la gare vers 9 h 1/4 et, en compagnie de son père, des deux femmes et d’un autre individu, est parti pour Lyon à 10 h 7, ainsi que cela a été signalé par télégramme.

Alexandre Jacob à 17 ansTrois ou quatre jeunes compagnons, parmi lesquels Pays, Buffa, Jacob étaient venus lui faire leurs adieux.

A bord de ‘L’Armand Béhic » où il était passager de 3e classe, Cyvoct a eu une conduite des plus régulière ; cependant il a organisé plusieurs fois des causeries, racontant aux autres passagers son passé, sa condamnation, son séjour au bagne, et leur faisant part de l’espoir qu’il avait d’être élu député aux prochaines élections.

Actuellement, cette idée paraît le hanter continuellement ; il en a fait part à tous ceux qui l’ont approché

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