André + Alain = 2 x Sergent


André Mahé est mort le 29 août 1982. Oublié. Une mort dans l’indifférence. Une mort ordinaire. La mort d’un inconnu à l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche dans la région parisienne. Les premiers symptômes de la folie datent des années 1970. Effet de l’alcool ingéré pendant des années ? André ne buvait plus. Mort anonyme alors d’un vieux cinoque de 74 ans. Qui se souvient, comme l’a récemment écrit son ami Michel Ragon dans son Dictionnaire de l’anarchie, qu’il fut un des historiens du mouvement les plus actifs et les plus féconds de l’après-guerre ?

Le temps a aussi effacé la mémoire d’un homme au passé trouble et obscur … brun et collaborationniste.

Mais André s’est vite reconverti dans l’écriture. Avec son premier livre, Le pain et les jeux, paru en 1945, il devient Alain Sergent. Cinq ans plus tard, il signe la biographie d’Un anarchiste de la Belle Epoque, époque qu’il qualifie lui-même d’héroïque. Le sujet, un honnête cambrioleur reconverti dans le commerce ambulant, a défrayé la chronique judiciaire en 1905 pour ses nombreux vols politiques.

Alexandre Jacob s’est pourtant toujours refusé à écrire ses mémoires ou à ce que quelqu’un fasse l’énoncé édifiant de sa vie. Le livre sort aux éditions du Seuil à la fin de l’année 1950. La presse fait immédiatement son éloge, invitant ses lecteurs à la découverte d’un être hors norme. Ainsi Morvan Lebesque dans Combat le 11 janvier 1951 : « Grâce soit rendu à M. Alain Sergent de nous avoir raconté cette vie à bien des égards … le mot a pas mal servi je sais, et dans un tout autre sens, mais qu’importe ?, cette vie, à bien des égards, est édifiante ». Ou encore Jeannine Delpech, dans Carrefour la même année : « Alain Sergent, sans peindre son attachant personnage sous les couleurs d’un modèle pour enfants sages, met respectueusement en valeur la richesse d’une nature que sa générosité entraîna souvent trop loin, mais jamais sans grandeur ».

Sergent a réussi là où les éditions Gallimard en 1929 et Pierre Valentin Berthier maintes fois après ont échoué. Le vieux marchand forain a parlé, confié ses souvenirs, sondé son extraordinaire mémoire, fait resurgir du passé son histoire, ses vols, son bagne. Il a exprimé son anarchisme à l’écrivain venu pendant un peu plus d’une semaine le rencontrer dans son antre reuilloise. Pierre Valentin Berthier et Fernand Planche sont à l’origine de l’entrevue. Très vite, une amitié s’installe entre ces deux réprouvés politiques. Sergent ne cache pas son passé vichyste. Il a tourné la page.

Alain Sergent, \En 1948, il a conçu le projet d’une biographie, sa curiosité ayant été mise à rude épreuve par le portait quasi-mythique d’Alexandre Jacob fait par quelques libertaires l’ayant connu en son temps. A travers l’illégaliste, il peut envisager le mythe du surhomme, quitte à gommer, à estomper, à faire passer au second plan les motivations politiques du cambrioleur, du bagnard puis du forain. Ce sont bien les aspects extraordinaires, les aventures que le biographe retient, allant jusqu’à développer volontairement, non pas dans la biographie mais dans les articles qui suivront[2], l’amalgame avec le héros littéraire crée par Maurice Leblanc. Mais il n’y a guère d’étonnement à considérer le regard d’un homme venu de l’extrême droite sur un autre issu de l’extrême gauche. Il n’y a guère de surprise non plus à apprécier l’amitié de ces deux réprouvés politiques et sociaux.

Après avoir écrit avec Claude Harmel (Guy Lemonier de son vrai nom), autre collaborateur notoire, une Histoire de l’anarchisme dont seul le premier volume a paru en 1949 aux éditions du Portulan, Alain Sergent souligne en introduction de son livre sur Alexandre Jacob l’aspect répétitif, fastidieux et quelques fois rébarbatif du labeur en archives et en bibliothèque. Alexandre Jacob lui permet de briser par le concret l’ennui du travail théorique. L’écrivain, habitué de ce genre de lieu, recherche aussi la gloire littéraire : « Je crois qu’il puisait son inspiration dans ses recherches à la BN qui le mettaient par hasard sur la piste d’un homme hors norme : Jacob par exemple. La personnalité d’André Mahé était très complexe, à la fois intro et extravertie, persuadé qu’un jour il produirait un chef d’œuvre »[3]. Si elle ne le fréquente pas d’une manière assidue, c’est que de toute évidence Lucienne Mahé ne porte pas son beau-frère dans son cœur. « Sa personnalité n’invitait pas à se lier avec lui » nous a-t-elle écrit en 2002 après nous avoir dit le connaître depuis 1943.

André Mahé est né le 8 avril 1908. Famille bretonne originaire de Grand Champ dans le Morbihan. Mais le pays de la blanche hermine ne fait pas vivre ses enfants et, comme en Auvergne, la Bretagne se vide de ses habitants. Emigration  à Paris où les enfants Mahé vont naître. Rue Duhesme, 18e arrondissement. Trois frères (Eugène, Roger et Marcel) et une sœur (Yvonne). Emigration à Paris. Le petit André sort du rang scolaire à treize ans. Mère couturière. Père inspecteur au magasin Le Printemps. Résidant un temps à L’Argentière la Bessée, dans les Hautes Alpes, il adhère vers l’âge de 28 ans au parti communiste. Euphorie du Front Populaire ?  André Mahé participe en tout cas à la fondation de l’Union Locale CGT de Nemours en Seine et Marne. Il est impliqué également dans l’ouverture d’une bourse du travail dans cette ville. Mais l’attrait pour la révolution soviétique et pour les moscovites ne dure pas.

Il quitte très vite l’organisation de Marcel Cachin qu’il critique vertement dans les colonnes du Libertaire. Autodidacte, il pratique la boxe, le naturisme et étudie la littérature prolétarienne. André Mahé intègre aussi le Parti Populaire de Jacques Doriot après la débâcle. Dans un entretien téléphonique, sa belle-sœur nous a discrètement suggéré l’implication de son beau-frère dans l’affaire Laetitia Toureaux, que l’on a longtemps cru assassinée par la Cagoule en 1937.  Aucune preuve ne vient étayer une très possible affabulation dans ce qui s’avère finalement être qu’un crime passionnel.  Quel lien André Mahé entretient-il alors avec l’extrême droite française de l’Entre-deux-guerres ?  Nous n’en savons rien mais, dans sa famille, on raconte encore que le bras droit d’Eugène Deloncle, Jean Fillol, tueur de son état, aurait tenté d’assassiner André Mahé quelques années plus tard. Quelle part pouvons-nous donner à cette « anecdote », peu vérifiable elle aussi ? Il n’empêche que le socialisme de Mahé, fort teinté de nationalisme, doit le pousser dès 1940 à rejoindre les rangs de la collaboration. Déçu par Doriot, le secrétaire général adjoint du Comité des jeunesses de France quitte le PPF.

Il adhère en octobre 1941 au Mouvement Social Révolutionnaire d’Eugène Deloncle qu’il contribue à évincer sept mois plus tard (14 mai 1942) en compagnie de Georges Soulès. C’est d’ailleurs avec ce personnage, venu comme lui d’une gauche radicale et révolutionnaire, qu’il dirige le Centre d’Etudes Révolutionnaires, lié au MSR, parti dont il est un des secrétaires généraux à partir de novembre 1942.

Mahé imagine le deuxième insigne du mouvement que les militants arborent jusqu’à la fin de la guerre. Il représente une épée en bronze sur la garde de laquelle on peut lire les mots « aime et sers », formule typique des mouvements d’extrême droite révélant le principe de fidélité absolue au chef. Derrière l’épée, sont soudés deux cercles concentriques rouges. L’activité de Mahé ne se limite pas au seul décorum d’un mouvement fascisant, entretenant pourtant des rapports équivoques tant avec l’Allemagne nazie qu’avec la France du Maréchal. Même s’il devient président du comité directeur de la LVF à l’automne 1943, l’ancien polytechnicien Soulès organise dès l’automne 1943 un groupuscule clandestin, Les Unitaires, rêvant d’un très improbable rapprochement entre gaullistes et pétainistes. Des contacts sont pris, notamment avec Pierre Guillain de Bénouville. Le témoignage de celui-là permet la grâce de Soulès, devenu Raymond Abellio, en 1951. Cette politique du double jeu provoque en août 1944 le ralliement, à l’occasion de la libération de Paris, du Service d’Ordre du MSR au FFI !

En 1943, Mahé s’occupe de chantiers de jeunesses qu’il entrevoit comme la réminiscence des auberges du même nom, interdites par le gouvernement de Vichy. Il a d’ailleurs milité au sein des ces dernières avant-guerre. « Il se voyait comme une sorte de führer de la jeunesse française » nous a dit Lucienne Mahé, sa belle-sœur en février 2002. En 1943 toujours, il participe à la création du livre de Georges Soulès, La fin du nihilisme, paru dans la collection « La vie européenne » dirigée par Fernand Sorlot.

En fin de compte, la période de la guerre permet malgré de nombreuses lacunes de dresser le portrait ambigu d’un homme fasciné à la fois par les mouvements de masse totalitaires (communisme avant guerre, et national-socialisme pendant) et des individualités fortes et capables de fédérer autour de leur seul charisme : Doriot, puis Deloncle, et enfin Soulès. Un brin mégalomane, André Mahé recherche la notoriété et la reconnaissance du pouvoir. La libération vient faucher ses ambitions.

Il vit en effet difficilement l’épuration et retrouve la liberté après deux séjours en prison, dont un en compagnie de son frère Marcel. Ayant occupé des fonctions non négligeables au sein de la collaboration, il n’est pourtant enfermé que pendant six mois. Là encore l’intervention de Pierre Guillain de Bénouville permettrait de faire sortir un homme qui aurait sauvé une quinzaine de maquisards des griffes de la Milice ou de la Gestapo. André Mahé est libéré en 1945.

L’ancien collaborateur retrouve une certaine activité militante au sein des Auberges de Jeunesse renaissantes mais c’est vers l’écriture qu’il se tourne en prenant le pseudonyme d’Alain Sergent : Sergent par évocation de son grade dans l’armée et Alain parce qu’il aime bien ce prénom !

Sa carrière débute avec Le pain et les jeux, sorti en 1945 aux éditions de la Jeune Parque. Le livre relate son enfance, sa sœur et ses trois frères dont un (Eugène) meurt à l’âge de cinq ans, écrasé par une voiture à cheval, et un autre (Roger) qui décède vers 18 ans de la tuberculose. Ce fait justifie la relation étouffante et possessive qu’il entretient avec son dernier frère vivant Marcel, né en 1919.

Nul doute que Sergent/Mahé garde de l’épuration une vision amère que l’on retrouve aisément dans son deuxième roman. Je suivis ce mauvais garçon sort lui aussi aux éditions de la Jeune Parque en 1946. Nous pouvons alors accompagner le héros, Jean Leduc, proxénète parisien, de l’Espagne où il combat aux cotés des franquistes jusqu’au front de l’est où, dans la LVF, il torture les partisans russes. Même s’il qualifie, en introduction de son ouvrage, les faits et gestes de son personnage de « blâmables », Alain Sergent se sert de celui-ci pour donner sa perception de la deuxième guerre mondiale, de l’occupation, de la Résistance et de la libération. Le roman commence d’ailleurs par l’arrestation de Leduc en septembre 1945 (date de la libération de l’auteur) et les confidences faites à un autre prisonnier François Hamelin. Le livre est accueilli comme il se doit par la presse issue de la Résistance. Seul, le Libertaire, par la plume d’Armand Robin, en fait l’éloge et la publicité. Mahé-Sergent ne s’attendait certainement pas à moins :

« Le tout est agrémenté de remarques que l’on devine sur les patriotes français, sur la résistance et les « utopards », sur la libération de Paris (tous les moyens sont bons pour nous salir). Sans doute, écrira-t-on, sur la psychologie de « l’homme hitlérien » et ce document pourra être lu avec intérêt et même avec profit. Mais, ici, rien de cela. C’est un roman de la plus basse qualité que liront avec délectation les miliciens et les collaborateurs que l’on remet chaque jour en liberté. Un livre écrit avec du fiel. Rien ne réjouit davantage Alain Sergent que lorsqu’il nous décrit une goujaterie ou un crime de son triste héros. Nous sommes d ‘ailleurs fixés lorsqu’il nous prévient lui-même que les jugements et les opinions de Jean Leduc sont souvent différents, voire à l’opposé des siens mais pas toujours. Ce n’est pas mêler la politique à la littérature que de dénoncer ce livre comme l’un des plus pernicieux que nous ait valu notre libérale après-guerre » (Combat ?)

Ce n’est qu’avec son Histoire de l’anarchie, en 1949, qu’Alain Sergent accède à une certaine reconnaissance, au moins des milieux libertaires. Sans pour autant être anarchiste, il semble se rapprocher de ce mouvement. Cela explique entre autre la rencontre et l’amitié avec Alexandre Jacob. Il signe aussi quelques articles dans Défense de l’homme que fonde Louis Lecoin en 1948.  Mais ses livres ne lui permettent pas de vivre et, surtout, ils ne connaissent pas le même succès que son Anarchiste de la Belle Epoque en 1950 :

  • – 1951: Les anarchistes, Amiot Dumont.
  • – 1951: Barnum, Pierre Horay.
  • – 1952: Houdin le roi des prestidigitateurs, Le Seuil.
  • – 1953: Un tour de France en auberges de jeunesse, Editions de Paris.
  • – 1956: Ma cure de rajeunissement, Le Seuil.
  • – 1959: Colonne vertébral, arbre de vie, Pierre Horay.
  • – 1960: Aliment normal, source de santé, Pierre Horay.
  • – 1962: Le secret de nos origines, La Colombe.
  • – 1963: L’épopée de la révolte, Denoël en collaboration avec Gilbert Guilleminault.
  • – 1964: L’école heureuse, Denoël.

Pour subvenir à ses besoins, Sergent fait des piges pour plusieurs journaux parisiens. Ses relations dans le milieu de la presse et de l’édition permettent notamment de faire entrer Pierre Valentin Berthier, ami de Jacob et licencié en 1950 du journal communiste issoldunois La Marseillaise, chez Amyot-Dumont à Paris. La correspondance que Jacob entretient avec le couple Passas, de la Drôme, nous apprend en 1953 qu’il fait aussi le nègre pour des personnalités, activité qui perdure jusqu’à son internement en hôpital psychiatrique. La lettre à Robert Passas en date du 11 avril de cette année indique par exemple que le jeune docteur Alain Bombard, héros l’année précédente d’une transatlantique en solitaire peu ordinaire sur son canot baptisé l’Hérétique, n’est pas vraiment l’auteur de son Naufragé volontaire.

Piere Valentin BerthierLes difficultés financières de Sergent s’accumulent ; l’homme s’aigrit. En 1999, Pierre Valentin Berthier se souvient de son amitié avec cet historien particulier :

« En 1950 Sergent était pigiste pour plusieurs des quotidiens parisiens d’alors, ayant chacun une chronique différente. Il me dit un jour : « Encore le … [j’ai oublié le titre] et je couvrirai tout Paris. Je crois qu’il s’illusionnait. (…) Ce fut pour moi un ami sincère, efficace et précieux. (…) Mais il avait un côté mystérieux qui faisait qu’on se posait sur lui des questions. Son mauvais départ dans l’extrême droite, dû au climat de l’époque, fut une erreur de jeunesse sans lendemain. En outre, je soupçonne (j’ai soupçonné dès cette année 1951 où j’ai été en contact assez suivi avec lui) qu’il ne mangeait pas toujours à sa faim. (…) ».

Cette situation ne l’empêche pourtant pas de manquer ni de projets ni d’amitié : avec l’écrivain Michel Ragon par exemple, avec l’anarchiste Emile Bachelet, dit Milo, et impliqué en 1912 dans la bande à Bonnot, avec Raymond Abellio (Georges Soulès) encore et toujours.

Nous pouvons suivre sa carrière d’écrivain méconnu et ses entreprises dans la correspondance de Jacob. Ainsi en est-il d’un projet avorté d’une mise en valeur de la Guyane à laquelle Jacob ne croit d’ailleurs pas. Peut-être l’échec de ce projet incite-t’il Alain Sergent à pousser son frère Marcel à tenter l’aventure avec sa femme Lucienne au Paraguay, pays entrevu comme un possible Eldorado après la lecture du livre les Paradis. Echec total, le jeune couple revient complètement ruiné et malade. L’argent récolté par la vente du livre narrant leur infortune, Méfiez-vous des paradis, livre publié par l’entremise d’Alain Sergent, permet le retour en métropole. Nous savons encore par le biais de la correspondance Jacob – Passas que Sergent dirige en 1952 une revue France Amérique Latine et qu’il tient en gérance un commerce aux Halles à Paris. A l’été 1953, le biographe de Jacob parcourt la France à vélo pour son projet de livre sur les auberges de jeunesse. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il fait la connaissance de Madeleine Briselance, qui dans sa jeunesse avant-guerre a connu  adolescente l’honnête cambrioleur sur les marchés et les foires du Berry[4]. Mais la piste de Sergent devient obscure après la mort de son ami Jacob en 1954. Les sources manquent.

Il est à  peu près sûr que son alcoolisme se renforce. Jacob s’en inquiétait déjà à l’occasion du projet guyanais de l’écrivain : « La santé plutôt déficiente d’André ne me surprend pas, il aime trop l’alcool ; dans un sens, il est préférable qu’il ne parte pas aux tropiques, ce serait sa fin. Une cure d’abstinence dans un trou de campagne le remettrait d’aplomb mais on ne s’arrache pas de Paris facilement » (lettre à Pierre Valentin Berthier, 2 mai 1952). L’internement en hôpital psychiatrique dans les années 1970 est-il dû à un delirium tremens ? Rien n’est moins sûr. Peut-être convient-il d’avancer aussi l’échec refoulé de sa carrière littéraire. Toujours est-il que l’homme, s’enfermant dans la folie, s’intéresse paradoxalement aux médecines parallèles et à l’hygiène culinaire comme le montre sa bibliographie. Colonne vertébral arbre de vie fait même encore figure de référence vulgarisatrice en matière d’ergothérapie. Retiré un temps aux Baux de Provence, il fréquente l’écrivaine Marie Mauron, fer de lance du régionalisme méridional. Il projette d’écrire un livre sur les Baux de Provence et une anthologie de la littérature amoureuse. Mais Sergent revient à  Paris, oublié, inconnu, pauvre et sujet à de nombreuses crises de folie. A la fin de sa vie, il semble que ce soit sa sœur Yvonne qui l’ait pris en charge jusqu’à son hospitalisation et jusqu’à son décès.

Un anarchiste de la Belle Epoque, réédition, Editions Libertaires, 2005

Personnalité politique ambiguë, écrivain talentueux, Alain Sergent – André Mahé  demeure à ce jour une source incontournable de l’histoire du mouvement anarchiste. En 2005, les Editions libertaires ont réédité sa biographie de Jacob devenue introuvable. Ses autres ouvrages sur le sujet mériteraient alors de connaître le même sort.

Alain Sergent

Je suivis ce mauvais garçon

La jeune Parque 1946

Je suivis ce mauvais garçon

Qui sifflotait mains dans les poches

Nous semblions entre les maisons

Onde ouverte de la mer Rouge,

Lui les Hébreux moi Pharaon

Guillaume Apollinaire

Avant-propos

Quelques amis qui ont lu mon manuscrit ont trouvé que ce récit nécessitait une préface.

Je ne m’attarderai pas sur les faits et les gestes de Jean Leduc, « Lesquels sont blâmables ». En ce qui concerne ses jugements et opinions, je crois nécessaire de préciser que bien souvent les miens sont différents. Non  pas toujours, on le sentira du reste, et ceci est une autre histoire. Mais je ne voudrais pas paraître suspect d’avoir voulu me servir d’un personnage de fiction pour faire connaître mes idées sur la morale et les mœurs. Jean Leduc n’est pas une création de l’esprit, il n’est même pas une exception à notre époque. Que la citation d’Apollinaire justifie mon intention. Celle-ci ne pouvait me permettre toutefois d’édulcorer un caractère.

Cette volonté d’être vrai peut me valoir d’être qualifié d’esprit subversif par des moralistes professionnels. J’en ai pris mon parti d’avance, ainsi que d’une mise à l’index par les assujettis avoués ou camouflés à telle ou telle obédience. Certains « ladies et gentlemen … ne peuvent trop s’étonner qu’un homme ait perdu la foi qu’il avait dans la valeur d’un shilling après avoir découvert que ce shilling était de la fausse monnaie ». Mais un optimisme foncier me pousse à croire nombreux ceux qui commencent à se lasser de trouver de la fausse monnaie plein leurs poches.

Ceci pour préciser que, sans vouloir plaider ni rien prouver, ce n’est pas mon mauvais garçon que je trouve condamnable.

Le Libertaire

13 décembre 1946

On sait ce que divers régimes d’inquisition, de chantage et de contrainte ont fait, en quelques
années, de la littérature européenne: un bavardage d’apeurés. Sur ce fond de pleutrerie, quelques écrits heureusement se détachent déjà, témoignant que l’esprit a décidé de vivre, envers et contre tout, dans un monde chaque jour plus invivable. Un de nos camarades énumérait ici récemment les œuvres de Malraux, de Kœstler, de Silone, de George Orwell; il faudrait se hâter d’y ajouter celle de Camus et celle de Bernanos.
Aujourd’hui, c’est l’indépendance d’esprit d’un jeune écrivain, Alain Sergent, qui retiendra notre attention; les valets de plume de la bourgeoisie communiste ayant jeté l’anathème sur ce livre, les critiques littéraires, qui sont au premier rang des légions d’intimidés (ce terme est très doux), se sont bien gardés d’en parler à leurs lecteurs; à notre connaissance, il n’y a guère que Nadeau qui ait rompu le silence, dans  » Combat « .
Il nous sera très facile de répondre par avance à ceux qui, nous prenant pour des partisans, nous reprocheraient de parler de ce livre parce qu’il témoigne d’une certaine tendresse pour les
anarchistes. Cette tendresse existe bien dans le récit d’Alain Sergent. Mais il est encore plus vrai que les anarchistes y sont à peu près aussi malmenés que les communistes, les hitlériens, les bourgeois traditionnels, etc. Nous n’avons rien de sectaire dans l’esprit; nous ne sommes rien d’autre que des hommes témoignant que l’homme, quoi qu’on lui puisse faire, veut rester
conscient, veut rester bon, veut rester intelligent : dans toute critique de bonne foi dirigée contre nous, ce qui nous intéresse, c’est la bonne foi de la critique; étant anarchistes, nous savons que par définition il faut toujours et toujours aller au-delà, indéfiniment au-delà de ce que les anarchistes font, jusqu’à ce que se réalise un jour par la pure volonté des âmes le NIVELLEMENT PAR EN HAUT, notre but suprême.
Surtout, nous ne pouvons être d’accord avec l’attitude révélée par ce roman: Alain Sergent est
l’un de ces millions et millions de  » dégoûtés  » que les absurdes horreurs de ce siècle « démoralisent  » et conduisent au nihilisme. Alain Sergent ne répond au cynisme triomphant que par un cynisme rebelle; il ne réplique au néant de cette ère que par la constatation de ce néant et la construction d’un néant personnel. Nous ne comprenons que trop cette forme de révolte, qui a son prix et qui d’ailleurs est sans doute la condition d’une résurrection de la conscience dans la situation qui nous est donnée. Il n’en reste pas moins vrai qu’Alain Sergent, peut-être contre sa volonté, entre ainsi dans les divers systèmes à la mode, qui tous ont pour trait commun de nier et de bafouer la vie intérieure des âmes. Il est très probable, il faut se hâter de le dire, qu’Alain Sergent ne s’en tiendra pas à ce « dégoût » : il y a vers la fin de son livre quelques pages soudain plus douces, lorsque le héros du roman se trouve face à face avec un ermite russe vivant en pleine forêt loin des sornettes qui ensanglantent notre temps; bien que l’auteur n’ait pas voulu, même à ce moment-là quitter le ton cynique, on le devine ému, ébranlé.
Ces réserves faites, nous ne pouvons qu’applaudir. Toutes les billevesées politiques dont les
uns et les autres ont voulu et veulent encore nous encombrer le cerveau sont ici totalement anéanties. Ce livre, écrit en une langue très drue, est une vigoureuse distribution de coups de
trique; tour à tour, les franquistes, les mussoliniens, les soi-disant antifascistes, les collaborateurs, les résistants, les hitlériens, les Russes, les Allemands, les Français, les maquisards, les gens de la L.V.F., les antisémites, les prosémites, les écrivains à la mode, bref tous les représentants des sottises variées de ce siècle, « attrapent » selon leur grade. Il y a de la santé dans cette agilité à détruire tous les mythes dont on veut nous infester. Dans ce monde où les êtres les plus vils nous parlent sans arrêt d’épuration, on a besoin d’authentiques épurateurs qui nous épurent de tous ceux qui font de ce monde un monde littéralement infernal: en voilà un. On se dit au sortir de ce livre: « L’œuvre d’abêtissement universel n’a pas encore réussi. »
S’il y avait encore en France une critique littéraire, nos chroniqueurs si abondants trouveraient
bien un instant pour proclamer que ce livre, selon leur formule, « constitue un important
témoignage d’un jeune écrivain de talent ». Qui lira le livre d’Alain Sergent comprendra que ce
réfractaire n’a nullement besoin que ces gens rompent à son sujet la conspiration du silence. Alain Sergent le dit d’ailleurs dans sa préface, (trop prudente à notre gré) : « Je prends mon parti d’avance d’une mise à l’index par les assujettis avoués ou camouflés à telle ou telle obédience. »
Cette dernière déclaration nous met en face d’une des réalités essentielles de ces temps: à force de vouloir tout contrôler, nos contrôleurs littéraires finalement ne contrôleront plus que le néant ; tout ce qui sera véritablement acte de l’esprit leur échappera par une loi aussi naturelle que l’eau échappe à la main qui la veut trop presser. Il est probable que toute la littérature qui comptera va désormais se développer sur le plan de l’opposition.
Armand Robin

Sources :

  • – Alexandre Jacob, Ecrits, réédition, l’Insomniaque, 2004
  • – Archives personnelles d’Alexandre Jacob, CIRA Marseille
  • – Correspondance de Jean-François Amary avec Pierre Valentin Berthier, Michel Ragon et Lucienne Mahé
  • – Lettres et entretien avec Lucienne Mahé, février 2002
  • – Entretien avec Yann LeBellec, 2008

[1] Voir interview de Pierre Valentin Berthier dans le Jacoblog.

[2] La vie de Jacob constitue un filon littéraire pour Sergent qui, en 1963, écrit conjointement avec Gilbert Guilleminault L’épopée de la révolte sur la période dite « héroïque » de l’anarchie. C’est encore avec ce dernier, collaborateur comme lui pendant la deuxième guerre mondiale, qu’il donne un an plus tard un article au titre évocateur pour le numéro 213 du magazine de vulgarisation historique HistoriaL’homme qui servit de modèle à Arsène Lupin (n°213, août 1964, p.248-258).

[3] Lettre de Lucienne Mahé, femme de Marcel Mahé, lui-même frère d’Alain Sergent, 18 janvier 2002.

[4] Voir interview de Madeleine Briselance dans le Jacoblog.

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6 commentaires pour “André + Alain = 2 x Sergent”

  1. BRET Daniel (aix-les-bains) dit :

    Bonjour !
    je vais essayer de mettre en ligne le livre « Un tour de France en Auberges de Jeunesse » d’André Mahé. Je cherche à avoir l’autorisation de la famille.
    Auriez-vous une piste ?
    Félicitations pour ce long texte de présentation qui m’a appris beaucoup de choses.
    Cordialement
    Daniel BRET

  2. JMD dit :

    Salut Daniel,
    et merci pour ton compliment. Les soeurs et la belle soeurs de Mahé sont hélas décédées. En revanche tu peux toujours essayer de contacter Yann Lebellec son petit neveu qui habite, si ma mémoire est bonne en Bretagne.
    Bien amicalement
    JMD

  3. Le Bellec Yann dit :

    Bonjour,

    Non je n’habite pas en Bretagne :).
    J’ai indiqué mon adresse mail au dessus.

    Cordialement

    Yann

  4. JMD dit :

    Merci de la précision. Mail envoyé.
    JMD

  5. Daniel BRET dit :

    Bonjour !
    Je viens de me replonger dans « Un Tour de France en Auberges de Jeunesse ». J’ai cherché dans mes archives courrielles « Le Bellec » sans succès, « JMD » idem. Merci de donner suite.
    Ce contact reste intéressant. Même si la vie ne me donnera peut être pas le temps d’aller plus loin.
    Cordialement
    Daniel

  6. Yann Le Bellec dit :

    Bonjour Daniel,

    Je viens seulement de voir votre message (2 ans après !).

    Mon adresse mail : lacadiere30@yahoo.fr

    Cdt

    Yann

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