ATTENTAT (Encyclopédie Anarchiste, S. Faure)


Pauwels explosé à l\'église de la Madeleine 15 mars 1894n. m. (du latin attentare : essayer contre)

« Attaque violente dirigée contre l’ordre politique ou social, le souverain, sa famille, les personnes et les propriétés. » Telle est la définition que donnent du mot « Attentat » presque tous les dictionnaires et, notamment « le grand Larousse ».

Avant la Révolution de 1789, il n’y eut pas de peine jugée trop sévère, de supplice trop horrible pour punir ces attentats, que la législation qualifiait de crimes de lèse-Majesté, parce qu’ils rentraient, au premier chef, dans la classe de ceux qui offensent la Majesté souveraine.

Pour comprendre la gravité des attentats dirigés, alors, contre la personne des Rois, Dictateurs, Empereurs, Souverains, et chefs d’État de tous rangs, il convient de se rappeler que la personne de ceux-ci était sacrée, que leur Puissance empruntait à Dieu lui­ même – dont ils étaient sur terre les représentants et fondés de pouvoirs – un caractère auguste et que, désobéir au Monarque, se révolter contre lui et, à plus forte raison, attenter à ses jours, c’était s’attaquer à Dieu lui même et commettre un acte sacrilège. En France, les ordonnances ne précisèrent pas les peines à infliger aux personnes convaincues d’attentats de ce genre ; les juges devaient spécifier avec détail le supplice du coupable, supplice toujours atroce, dans lequel, pour rendre le châtiment plus terrible et plus exemplaire, on accumulait les tortures les plus horribles. Toute considération d’humanité devait céder devant la raison d’État ; on sait quelle fut la mort de Châtel, de Ravaillac et de Damiens. La Révolution fit justice de cette législation barbare, et le Code pénal de 1791, précurseur de celui de 1810, édicta la peine de mort, sans aggravation de tortures spéciales. La loi du 28 avril 1832 créa une théorie nouvelle. Elle décida que l’attentat, pour lequel la peine de mort était maintenue, serait constitué seulement par l’exécution ou la tentative d’exécution et plaça le complot dans une catégorie distincte punie de peines moins sévères. L’attentat – ou le complot – dont le but est de détruire ou de changer la forme du Gouvernement, ou d’exciter les citoyens à s’armer les uns contre les autres, est puni de la déportation dans une enceinte fortifiée.

On voit que toutes ces mesures législatives ne visent, en matière d’attentat, que les personnes s’insurgeant ou tentant de s’insurger, à main armée, contre l’ordre de choses établi, contre le régime social ou contre les personnes représentant celui-ci. Toute la législation tendant à châtier les attentats n’est, donc, que pour protéger les Gouvernements contre les attaques violentes auxquelles sont exposés leurs personnes et leurs privilèges. Cette constatation vient à l’appui de ce que nous ne cessons d’affirmer ici : à savoir que la Loi, faite par les dirigeants et pour eux, n’a rien de commun avec la Justice et que, loin d’être l’expression codifiée de ce qui est équitable, elle en est la négation la plus impudente qu’on puisse imaginer.

Donnant donc, maintenant, au mot « Attentat » sa signification exacte, large, humaine, je le définis : « toute atteinte portée à la liberté, au bien-être, à la vie, au bonheur désirable et possible d’un ou plusieurs individus. » Cette définition est incontestablement supérieure à la définition pour ainsi dire « classique » du Larousse. Elle possède sur celle-ci l’immense avantage d’embrasser tous les actes qui constituent un attentat, quel qu’en soit l’auteur et quelle qu’en soit la victime. Elle ne limite pas l’attentat aux seuls actes commis par les non possédants contre les possédants, par les gouvernés contre les gouvernants : elle étend l’attentat – ainsi qu’il est équitable – aux actes commis par les riches contre les pauvres et par les gouvernants contre les gouvernés.

Pour ceux qui s’inclinent systématiquement devant l’enrichissement graduel de quelques familles opulentes, sans s’émouvoir de l’appauvrissement correspondant des masses populaires et qui, considérant la propriété comme un principe intangible et fatal, en acceptent toutes les conséquences d’un cœur léger et d’une conscience sereine (périssent des millions d’hommes, plutôt qu’un principe!) il est évident que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les sans le sou contre les détenteurs de la fortune. Pour les personnes qui élèvent l’Autorité à la hauteur d’un principe sacro saint et d’une institution inattaquable et qui estiment que, quels que soient les abus et les crimes perpétrés par ceux qui exercent le pouvoir, les victimes de ces abus et de ces crimes ne doivent demander protection, justice et réparation que dans les formes et conditions prescrites par la Loi et la Constitution, il est certain que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les opprimés contre les oppresseurs. Et nous comprenons fort bien que la Loi – la Loi faite par et pour les riches et gouvernants contre les gouvernés et les pauvres – ne prévoie, au chapitre des complots et attentats, que les projets et actes ayant pour auteurs les victimes du Capital et de l’État et visant les profiteurs de l’État et du Capital.

Mais, les choses ne nous apparaissent pas sous cet aspect unilatéral, à nous qui ne tenons pour intangibles et sacrés ni la Loi ni les prophètes et qui, tout au contraire, avons conscience que la richesse scandaleuse et scandaleusement acquise d’une infime minorité est une atteinte intolérable au bien-être du plus grand nombre et que le Pouvoir – d’où qu’il vienne – dont une poignée d’usurpateurs détient tous les avantages, est une atteinte insupportable à la liberté de l’immense multitude.

C’est pourquoi, faisant application de la définition que nous avons donnée du mot « Attentat » : « toute atteinte portée à la liberté, au bien-être, à la vie, au bonheur désirable et possible, d’un ou plusieurs individus » , nous disons que l’histoire des civilisations et des régimes basés sur la Propriété, le Gouvernement, la Loi écrite et la Morale officielle n’a été qu’un attentat permanent dirigé par les Gouvernants et les Riches, étroitement et indissolublement complices, contre la liberté, le bien-être, la vie et le bonheur désirable et possible des classes déshéritées.

Énumérer tous les crimes qui rentrent dans cette catégorie et que désigne cette définition, ce serait dresser le tableau de toutes les grandes iniquités qui constituent l’Histoire, depuis les âges les plus reculés. Ce serait établir la table funèbre des opprobres dont le récit et l’enchaînement sont comme le canevas sur lequel se sont inscrits, au cours des siècles, tous les faits et gestes de l’Humanité.

Ce serait surtout indiquer toutes les atteintes portées par les tyrans, monarques, polyarques et classes dirigeantes contre les principes éternels et les droits imprescriptibles : la liberté, l’égalité et la fraternité humaines.

J’énumère, sans développer : Attentat contre la Pensée, la multitude des légendes enfantines, des croyances absurdes, des Crédos ineptes que, par tous les moyens en leur pouvoir, les Religions et les Clergés à leur dévotion imposent, à la crédulité, à l’ignorance et à la peur instinctive des foules maintenues systématiquement dans l’erreur !

Attentat contre le Bien-Être désirable et possible, le paupérisme étendant son chancre rongeur sur l’immense majorité des humains, afin que puisse vivre, dans la fainéantise, dans le luxe et dans l’orgie, une minorité d’enrichis!

Attentat contre la Liberté, l’Autorité gouvernementale confisquant à son profit toutes les sources de vie : initiatives, découvertes, progrès scientifiques, développements artistiques, organisation du travail, énergie créatrice des masses asservies.

Attentat contre le Droit humain et la véritable Justice, la Loi écrite tendant à légitimer et à revêtir d’un caractère respectable les scandales, les concussions, les forfaitures, les vols et les abus de toutes sortes dont possédants et gouvernants sont les auteurs et les bénéficiaires.

Attentat contre la Vie humaine les massacres en masse exécutés, au nom de « l’Ordre », par la police, la gendarmerie et l’armée, en cas de grève et d’insurrection et les horribles boucheries qui, au nom de la Patrie, précipitent les uns contre les autres des millions d’hommes qui ne se connaissent point, qui n’ont aucune raison plausible de se haïr et qui, jamais, ne savent pour quels motifs et dans quel but ils s’entretuent sauvagement, sur le commandement qui leur en est fait.

Effarante et monstrueuse serait la statistique qu’on établirait – et que, au cours de cet ouvrage nous établirons cent fois – des attentats abominables dont la responsabilité incombe, sans contestation possible, à la Religion, à la Propriété, à l’État, à la Guerre. C’est par centaines et centaines de millions que se chiffrent les victimes de ces odieux attentats. C’est un océan qui submergerait la Terre, que formeraient, s’ils étaient réunis, le sang et les larmes qu’ils ont fait couler.

Quand on est pénétré de l’inébranlable conviction que, sous ses formes multiples, l’exercice de l’Autorité politique, économique, intellectuelle et morale constitue un « attentat permanent contre la liberté, le bien-être, la vie, le bonheur désirable et possible des individus et des peuples », on comprend l’affirmation d’Élisée Reclus proclamant que : « aussi longtemps que la Société sera basée sur l’Autorité, les Anarchistes resteront en état perpétuel d’insurrection ». Et on conçoit, du même coup, que, en matière d’attentat, le point de vue libertaire, qui n’est autre, en l’espèce, que le point de vue humain, se trouve nécessairement aux antipodes du point de vue autoritaire, c’est-à-dire légal et traditionnel.

Ici, nous entrons en plein dans une de ces constatations dont l’organisation sociale nous fournit le fréquent spectacle et qui apparaîtrait à la raison ce qu’elle est en réalité : stupéfiante et inconcevable, si des siècles d’ignorance, de duplicité et de mensonge n’avaient pas altéré le sens exact des faits sociaux. N’est-il pas, en effet, inconcevable et stupéfiant que ce soient ceux qui, méthodiquement, froidement et à toute heure, volent et assassinent, qui forgent des lois et sévissent implacablement contre ceux qui, exaspérés d’être assassinés et volés, se décident à se révolter contre le brigandage et le despotisme dont ils pâtissent ? « L’attentat contre la liberté, le bien-être, le bonheur désirable et possible de l’immense multitude », cet attentat vient d’en haut ; il n’est ni prévu ni puni par la Société ; et lorsque, d’en bas, cédant à une exaspération aisément compréhensible et à une poussée de révolte on ne peut plus naturelle et justifiée, se lève un individu ou un groupe d’individus résolus, au prix de leur liberté et de leur vie, à réagir contre l’attentat dont ils sont les perpétuelles victimes, c’est celui-ci – groupe ou individu – qui est en butte aux sévérités de la Loi et impitoyablement châtié ! On avouera que cela est inconcevable et stupéfiant. Et c’est, pourtant, ce qui se produit.

* * *

Mais, si cruel qu’ait été, dans le passé, et que soit encore le châtiment infligé aux révoltés, l’attentat d’en bas – individuel ou collectif – a toujours riposté à celui d’en haut. Les révolutions qui ont abattu les tyrans ou tenté de les abattre, les insurrections qui ont visé l’iniquité monstrueuse des grosses fortunes privées édifiées sur la misère des classes laborieuses. Les mouvements de cessation concertée de travail ayant pour but d’arracher aux possédants des moyens de production des conditions d’existence moins humiliantes, moins précaires et moins dures, enfin les gestes isolés que le vocabulaire académique et officiel qualifie d’attentats, tous ces faits attestent que, dans les profondeurs de la conscience humaine gisent des sources de révolte que les rigueurs de la Loi et la perspective des supplices les plus raffinés ne sont jamais parvenus à tarir complètement.

Celui que la misère étreint et que la servitude exaspère en arrive parfois à ne plus pouvoir maîtriser son indignation et quand la souffrance – la sienne propre et celle de ses frères d’indigence et d’esclavage – atteint un certain degré, son bras frappe à la façon d’un ressort trop tendu qui brise l’obstacle.

Il me parait plausible d’invoquer le droit de légitime défense en faveur des individus et des foules qui, toujours molestés, grugés, bernés, brutalisés, éprouvent, en certaines circonstances, le besoin de rejeter le fardeau d’avilissement et de lâcheté qu’une Société inique fait peser sur leurs épaules et je m’explique que, en un geste de froide résolution ou d’emportement vengeur, ces foules et ces individus s’en prennent à ceux qui symbolisent et personnifient la cause des maux qui les torturent.

On dit des attentats individuels qu’ils ne conduisent à rien d’efficace et qu’ils sont pour le moins inutiles. Il est vrai que, quand le personnage contre lequel l’attentat est dirigé est frappé mortellement et succombe, il ne tarde pas à être remplacé et que la « fonction » continue. Mais il n’en reste pas moins que celui qui a semé sur ses pas la terreur et la mort a payé de sa vie la dette de ses forfaits, que son exécution est un avertissement adressé à ceux qui seraient tentés de l’égaler dans l’infamie, qu’elle apporte un soulagement aux innombrables victimes qui, par lui, ont souffert et qu’elle débarrasse l’humanité d’un monstre.

Il est curieux et symptomatique que tout attentat, même manqué, dirigé contre un chef d’État, un ministre, un Grand de ce monde, provoque de la part de tous les Puissants de l’heure un sentiment, sincère ou feint, de réprobation indignée. Cette constatation souligne l’étroite solidarité qui relie, d’un bout de la terre à l’autre bout, tous les Maîtres. Mais elle témoigne plus fortement encore de la peur qui s’empare de tous les grands responsables, aussitôt que la vie d’un seul d’entre eux est mise en péril par le geste d’un justicier.

Dans ces circonstances, toutes les feuilles publiques, à l’exception de la presse anarchiste, emploient l’expression de « lâche attentat ». Il est permis de tenir pour criminel, voire odieux, un acte de cette nature ; mais s’il est un qualificatif qui ne puisse raisonnablement lui être accolé, c’est incontestablement celui de « lâche ». Je prends un exemple entre mille : acclamé par la multitude toujours prête à former la haie et à pousser des « vivats » sur le passage des cortèges officiels, entouré de cette escorte de courtisans qui sont toujours à plat ventre devant les Chefs d’État, protégé par la nuée de soldats et de policiers qui ont la charge de veiller à sa sécurité, un monarque, un dictateur, un président de République passe. Et voici que, se frayant un chemin à travers la foule des thuriféraires et des défenseurs qui l’en séparent, un homme se précipite sur le triomphateur et lui plante un poignard dans le cœur. Cet homme est seul contre tous ; il n’a aucune chance d’échapper au châtiment ; il sait pertinemment qu’il sera lynché ou bien arrêté, jeté en prison, condamné à mort, exécuté. Il a pris ses mesures, il a choisi le moment et l’endroit ; il est résolu à tuer, mais il sait qu’il sera tué, lui aussi, sur place ou quelques semaines après. Et son acte serait un « lâche attentat ? » – Dites de cet homme et de son geste ce qu’il vous plaira ; dites que son attentat est l’acte d’un fou, d’un criminel, d’un bandit, mais ne dites pas que c’est celui d’un lâche ; ou, si vous le dites, c’est que vous ne savez pas plus ce qu’est le courage que la lâcheté.

Je conçois qu’un révolutionnaire n’approuve pas les attentats individuels : il peut estimer que ces attentat, n’atteignent pas le but qu’ils se proposent, qu’ils fournissent au Pouvoir, qui ne manque pas d’en profiter, l’occasion de perquisitionner, de traquer, d’emprisonner en masse et de forger des lois de répression plus sévère contre la propagande des idées et l’activité des militants ; il peut penser que, incompris de la foule qui n’en saisit encore ni la signification, ni le caractère, ni la valeur morale, ces attentats indisposent l’opinion publique et l’éloignent de la doctrine dont se réclament les « propagandistes pour le fait ». Il y a, je le reconnais, une part de vérité dans ces observations et c’est pour cette raison que j’admets qu’un révolutionnaire puisse ne pas approuver l’attentat individuel. Mais je ne parviens pas à comprendre qu’il le réprouve et je me demande au nom de quels principes et en vertu de quel raisonnement il le condamne.

Au demeurant, l’attentat individuel procède des mêmes causes et poursuit le même but que la Révolution sociale elle-même. Celle-ci ne sera que la somme des attentats individuels s’accomplissant dans des circonstances données, au même moment, sous la poussée des mêmes révoltes tendant à des fins identiques. L’attentat individuel n’est qu’une tentative isolée de révolution personnelle.

Allons au fond des choses et raisonnons lucidement : tout révolutionnaire conscient sait que la Révolution sociale implique avant tout : l’expropriation économique de la classe capitaliste et la suppression de toutes les Institutions dont l’ensemble constitue l’État. Il a la conviction que, personnellement et par l’emploi de tous les moyens de défense qui sont en leur pouvoir, gouvernants et possédants s’opposeront à la confiscation de leurs biens et à l’abolition de l’État dont Ils sont les maîtres. Il a la certitude que c’est la Force qui, seule décidera de la victoire des uns et de la défaite des autres. Il ne doute pas qu’une abominable répression fera suite à toute Révolution vaincue et que, durant des années, la défense de ce que les dirigeants appellent hypocritement « l’Ordre » entraînera de terribles représailles et un régime de terreur qui paralyseront l’effort des militants ayant survécu à l’écrasement de la Révolution ou échappé à la persécution. Je répète que tout révolutionnaire avisé, clairvoyant, conscient sait cela. Lui viendra-t-il, cependant, à la pensée de désapprouver une Révolution avortée ? Jugera-t-il à propos de jeter le blâme aux militants qui l’auront préparée et qui, dussent-ils en mourir, auront tout tenté et accompli pour la faire aboutir ? Je ne le pense pas.

Or, l’attentat individuel est exactement en petit ce que la Révolution sociale est en grand. Tout ce qui se passe dans l’âme des foules avant qu’elles ne se résolvent à s’insurger, toutes les phases que traverse la Révolution avant d’en arriver à l’heure de l’action décisive, tous les préparatifs, toutes les mesures, toutes les dispositions, tous les projets et tous les plans destinés à provoquer le soulèvement des masses et à en assurer le triomphe, reflètent fidèlement les diverses étapes par lesquelles, avant de se produire, passent les attentats individuels. Il serait donc profondément illogique d’exalter tout ce qui se trame et s’organise en faveur de la Révolution sociale et de condamner les projets que forme, les mesures que prend, les dispositions qu’adopte et le geste de brutalité et de violence qu’accomplit l’auteur d’un attentat.

Si la propriété est intangible, elle l’est en toutes circonstances et pour cent mille individus autant que pour un seul ; si la vie humaine est une chose sacrée, elle l’est en tout temps, et cent mille justiciers ou vengeurs n’ont pas plus qu’un seul le droit d’y attenter ; si la violence est toujours inexcusable, qu’elle soit le fait d’un grand nombre ou d’un seul, elle est condamnable dans l’un et l’autre cas. Toutes ces considérations me permettent d’affirmer que la saine et justicieuse raison s’oppose à ce qu’un partisan convaincu de la Révolution sociale soit un adversaire conscient de l’attentat par lequel un individu affirme qu’il lui est devenu impossible de se résigner et de traîner plus longtemps une existence que l’injustice, la misère et l’esclavage lui rendent intolérable.

Et j’ajoute : De deux choses l’une : ou bien nous nous gargarisons hypocritement du mot : « Révolution sociale » sans croire à la réalisation de celle-ci; ou bien nous avons foi en la Révolution et nous vivons dans la certitude de l’avènement plus ou moins éloigné d’un milieu social de Bien-Être et de Liberté dont elle sera le point de départ. Dans le premier cas, nous sommes des imposteurs et nous ne valons pas sensiblement mieux que les abjects politiciens qui vantent, sans y croire, les bienfaits de la Monarchie, de la République, de la Démocratie, du Fascisme, de la Dictature, du Socialisme ou du Communisme.

Dans le second cas, il faudra bien – nous devons en être certains – pour que la Révolution se fasse, que toutes les victimes se lèvent, quelque jour, contre tous les bourreaux ; il faudra bien que le Capitalisme et l’État s’écroulent ; il faudra bien que s’accomplisse cet « Attentat collectif et décisif », attentat ayant pour objectif, et devant avoir pour résultat d’abattre non pas un fragment de l’édifice social, mais le monument tout entier ; de mettre fin non pas à une injustice partielle et de détail, mais à la grande, à la fondamentale Iniquité ; non pas de changer la forme du Gouvernement, mais d’anéantir tout Gouvernement et d’en ruiner les bases ; de procéder non pas à une expropriation partielle qui frapperait les uns et épargnerait les autres, mais à une restitution totale et à la mise en commun de toutes les richesses. Car la Révolution sociale ne sera pas autre chose que cet Attentat collectif et suprême.

Et, tandis que, par toutes les ressources d’intelligence et d’énergie qui sont en nous, nous travaillons avec une ardeur inlassable à préparer cet « Attentat » décisif que nous appelons « Révolution sociale », nous désapprouverions l’attentat individuel qui n’en est, théoriquement, qu’une reproduction en miniature et qui n’est, en fait, qu’une petite, toute petite escarmouche précédant la grande bataille ? Il ne peut en être ainsi. Un acte individuel, qui n’est, somme toute, que l’expression isolée de notre propre volonté de révolte, ne peut être frappé de réprobation par ceux qui, comme les anarchistes, proclament la nécessité de la Révolution et s’affirment prêts et déterminés à y participer activement, passionnément.

Est-ce à dire qu’un libertaire doit conseiller, encourager, favoriser un attentat à l’accomplissement duquel il reste étranger et user de son influence pour y pousser ses compagnons de lutte ? Je ne dis pas cela et je ne le pense point. Je considère que, lorsqu’il s’agit d’une action qui engage, en quelque mesure que ce soit, la responsabilité d’un autre et, à plus forte raison, quand cet acte équivaut, pour celui qui l’exécute, à un véritable suicide, un libertaire doit s’interdire toute excitation ; car, s’il estime nécessaire ou simplement utile l’accomplissement d’un geste de cette gravité, il se doit d’en assumer lui-même la responsabilité, d’en courir les risques et d’en subir les conséquences. On a toujours le droit de disposer de sa liberté et de sa vie ; on n’a jamais le droit de disposer de celle d’un camarade, d’un compagnon de lutte.

Tant de racontars absurdes, tant de légendes saugrenues ont couru sur les attentats et, plus particulièrement, depuis un demi-siècle, sur les attentats anarchistes, qu’il m’a paru indispensable d’exposer tout ce qui précède. (Voir Complot, Propagande par Le fait) L’énumération rapide et le tableau incomplet de ces attentats individuels ou collectifs apporteront à ceux qui seraient tentés de le croire en décadence la preuve que « l’Esprit de Révolte » est toujours bien vivant, en dépit de tout ce que les dirigeants ont mis en œuvre pour le tuer.

On ne sera pas surpris que, dans cette Encyclopédie, nous négligions quelque peu les multiples attentats qui, de tous temps, ont eu pour cause les haines et les vengeances engendrées par la cupidité et l’ambition. L’exécrable soif de l’or (auri sacra fames), et l’amour frénétique de la domination ont suscité entre les grands et les puissants de toutes les époques des convoitises féroces, des appétits sanguinaires et des rivalités sauvages qui, des milliers de fois, se sont exprimés par le meurtre. L’histoire fourmille de conspirations, d’attentats, de complots et d’assassinats dont les auteurs n’avaient point d’autre but que de s’emparer des richesses ou du pouvoir pour en jouir à leur tour.

Il est fatal que, pour dominer et s’enrichir, les ambitieux et les cupides ne reculent devant aucun crime. Les attentats de cette espèce ne sont pas ceux qui nous intéressent. Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qu’ont inspiré le sentiment exalté de la Justice, l’amour profond des damnés de l’enfer social et l’âpre passion de la Liberté.

On trouvera plus loin, sous la signature de L. Guérineau, la liste des principaux attentats – individuels ou collectifs – qui nous intéressent tout particulièrement, parce que presque tous se rattachent directement au mouvement révolutionnaire de ces cinquante dernières années, parce que la plupart ont été accomplis par des anarchistes, parce que l’immense majorité de ces attentats procède de cet « Esprit de Révolte, de Justice et de Liberté » qui est à la base et comme le fondement psychologique de l’action révolutionnaire luttant sans trêve ni défaillance contre les Puissances néfastes de « l’Esprit d’Autorité et de Domination ». Nous présentons ces innombrables attentats sous la forme d’une énumération rapide, dépouillée de tous commentaires. Nous estimons que ce sont des faits qui parlent, d’eux-mêmes, assez clairement pour que nous n’ayons pas à indiquer ici plus ou moins longuement et en détail la signification et la portée de chacun d’eux. Mais dans la deuxième et la troisième partie de cet ouvrage, nous y reviendrons et les attentats les plus marquants seront signalés à nouveau et, alors, expliqués et commentés, soit à propos de l’historique, pays par pays, du mouvement anarchiste, soit en traçant la biographie de leurs auteurs. Si les historiens de l’avenir jugent à propos d’écrire l’histoire de l’Anarchisme et d’appuyer celle-ci sur des faits précis, ils trouveront ainsi, dans les diverses parties de cette Encyclopédie, une documentation abondante et véridique.

Enfin, si les générations actuelles, dont le jugement est faussé par les mensonges intéressés de la littérature officielle et de la presse conservatrice, ne voient le plus souvent que des bandits, des assassins et des brigands dans les révolutionnaires dont l’Injustice sociale arme le bras vengeur, les générations futures, qui, tôt ou tard, recueilleront le fruit des efforts accomplis par les initiateurs et propagandistes révolutionnaires, ne laisseront pas que d’être surprises, en constatant que l’Anarchisme possède une imposante et glorieuse lignée de martyrs ayant eu l’héroïsme de féconder de leur sang généreux le sillon tracé plus nettement chaque jour et chaque jour plus profondément creusé par les théoriciens et les militants : apôtres de l’Idée libertaire.

Sébastien FAURE.

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