Révolte d’anarchistes en Guyane


Révolte d\'anarchistes en Guyane, Le Petit Journal, 16 décembre 1894Même spontanée, la mythique révolte des 21/22 octobre 1894 doit être considérée comme un indicateur d’une résistance  anarchiste à cette institution totale qu’est le bagne. Résistance qui peut aller jusqu’à la mort. C’est d’ailleurs le seul mouvement d’opposition violente et collective que connaît la colonie pénitentiaire durant toute son existence. Liard-Courtois arrive aux îles du Salut après ces évènements qui voient le décès de 4 surveillants et de 12 forçats, parmi lesquels 10 anarchistes. Clément Duval, lui, se trouve sur l’île Royale lorsque, sur l’île Saint Joseph, l’émeute éclate.

 Les deux hommes relatent ces faits sans précédents dans leurs souvenirs et indiquent qu’ils donnent lieu à une répression des plus sévères, à « un massacre organisé ».

Force est ainsi de constater à la suite de l’étude de Valérie Portet sur les bagnards libertaires que la peur du drapeau noir après les attentats de 1892-1894  se transporte (sic) jusqu’en Guyane. C’est ce que montre entre autre l’article du Petit Journal en date du 16 décembre 1894. L’image est devenue célèbre depuis. Le papier profite de l’évènement pour multiplier les stéréotypes sur les anarchistes et sur le bagne. Il est tellement vrai que le sanglant, l’extraordinaire, le sentiment d’insécurité, la peur et donc la vindicte font vendre. Transparaissent alors les dures conditions de vie des fagots qui, naturellement, doivent expier leurs crimes, tous leurs crimes, et surtout ceux perpétrés au nom du refus du pouvoir et de l’autorité instituée. Arbeit macht frei en Guyane.

 

Entraves de bagnards, XIXe siècleSupplément au Petit Journal Illustré,

Dimanche 16 décembre 1894

REVOLTE D’ANARCHISTES EN GUYANE

Nous avons reproduit, dans notre numéro du 10 septembre dernier, la scène d’une ré-volte à bord d’un navire emmenant les transportés dans les pénitenciers de Guyane, transportés parmi lesquels se trouvaient les derniers anarchistes condamnés à la relégation d’après la nouvelle loi.

Un gardien étant entré dans une des cages s’était senti subitement étreint par le cou ; il aurait évidemment passé un mauvais quart d’heure qui aurait été sans doute le dernier de sa vie, s’il n’avait eu la force de se relever et de tirer à bout portant sur son agresseur qu’il a tué.

Cette scène pénible, qui s’est produite pendant le voyage, s’est renouvelé, mais dans des proportions beaucoup plus grande, au pénitencier.

Le gouverneur de la Guyane nous apprend par un rapport qu’il vient d’adresser au gouvernement, que les condamnés aux Iles du salut, poussés par les anarchistes, se sont révoltés et ont, dans la nuit du 21 au 22 octobre, assommé les surveillant Moséa et Crétellaz, tué un contremaître et blessé grièvement deux autres.

Il a fallu recourir à la troupe pour réprimer un mouvement qui pouvait avoir des conséquences excessivement grave. Il en est résulté une collision sanglante dans laquelle douze anarchistes ont péri.

Il paraît que c’est le fameux Pini, relégué à la Guyane depuis 1889, qui a suscité cette révolte.

Cela lui a été d’autant plus facile qu’il a du trouver chez les anarchistes arrivant au pénitencier une grande surexcitation provoquée par les rudes tourments du voyage et par les premières souffrances de la vie du bagne.

C’est d’abord la traversée d’un mois, dans de grandes cages de fer, où les condamnés, déjà vêtus de la livrée d’infamie, sont enfermés pêle-mêle, par groupes de cinquante.

Ces cages, solidement scellés dans le faux-pont et dans la muraille du navire, sont garnis à leur pourtour intérieur de bancs après lesquels on accroche la nuit les hamacs ; et sur chacune d’elles, sont braqués des canons-revolvers tout chargés, à cotés desquels se tiennent des matelots canonniers prêts à faire feu au premier ordre.

Ceux que la vie de misère et le séjour des prisons ont endurci déjà essaient de se griser par le tapage : ils chantent des refrains obscènes, blaguent les copains qui s’attristent, se rient enfin de l’atroce destinée qui les attend.

Les nouveaux venus dans le crime, « les bleus », qu’un reste de pudeur trouble encore, ou que des souvenirs rattachent tout de même à la terre de France, soupirent silencieux, accroupis sur leur banc, songeant à l’expiation qui commence.

Mais les jours où le navire se met à rouler et à tanguer un peu fort, le tapage cesse car le mal de mer tourmente les forçats.

Alors la scène change d’aspect ; ceux-ci palissent ; se pâment de douleur ; se tordent dans des convulsions et souillent leur cage à tort et à travers. Le spectacle est repoussant.

Et, dans ces sombres réduit où la chaleur augmente de jour en jour, puisqu’on approche de plus en plus des tropiques, et devient bientôt intolérable, les condamnés n’ont pour respirer un peu d’air que les étroits sabords que l’on ouvre de temps à autre.

Pourtant, ceux dont on a pas à se plaindre vont quotidiennement passer deux heures sur le pont.

En arrivant au pénitencier, les forçats sont dirigés sur le « camp », un espace où s’élèvent des baraquements garnis de barreaux de fer. C’est dans ces baraquement d’où s’exhale comme une odeur de fauve, qu’ils logent, couchant dans des hamacs alignés sur deux files.

A partir de ce moment, le forçat n’a plus de nom ; les surveillants  l’appellent par le numéro de son hamac.

Le climat de la Guyane est très meurtrier ; Le soleil est si brûlant qu’il suffit à un con-damné de retirer son béret et de rester tête nue, quelques secondes, pour tomber foudroyé.

Le travail y est excessivement dur, parfois terrible. Les condamnés qui arrivent sont classés dans la « première catégorie, c’est à dire que, pour les assouplir tout de suite, et au besoin mater les récalcitrants, on leur donne dès le début le labeur le plus accablant : terrasse-ment, dessèchement de marais, défrichement des brousses.

Ils sont conduits aux chantiers par des surveillants militaires armés qui ont le devoir, à la moindre tentative d’évasion, de tirer sur les fugitifs. Aussi presque personne n’essaie de se sauver, car tous savent que s’ils échappent aux balles et à la poursuite des surveillants, ce qui semble impossible, il leur faudra traverser la mer ou la forêt vierge. Or, d’un coté comme de l’autre, c’est la mort cent fois risquée par la faim, la fatigue, les bêtes féroces ou encore par la flèche empoisonnée des sauvages qui reçoivent une prime chaque fois qu’ils ramènent un éva-dé mort ou vivant.

Pendant que, les reins brisés, ils peinent en plein soleil, avec le sabre d’abatis ou la pioche, les moustiques et les maringouins tournent autour d’eux, les harcèlent de cuisantes piqûres à la face et aux mains ; les fourmis rouges grimpent à leurs jambes et les recouvrent de cloques douloureuses ; et parfois des serpents très petits (ce sont les plus terribles) s’enroulent autour de leur cheville et leur font une morsure mortelle.

D’autres forçats sont occupés aux assainissements ; ils creusent des tranchées à la bêche, inondées d’eau et dégouttants de bourbe jusqu’aux genoux ; et les émanations putrides qui s’élèvent de la terre les brûlent de fièvre ; ils claquent des dents comme s’ils avaient froid et pourtant la sueur coule le long de leur front, mouille la chemise de grosse toile.

On se doute de ce que peut être un tel travail forcé, avec un soleil de feu sur la tête ; dans ce pays où la marche seule est déjà un supplice difficile à supporter.

Cette existence est atroce pour les êtres habitués aux rudes travaux et à la misère ; mais que doit-elle être pour les individus instruits, intelligents, civilisés qui ont goûté le bien-être d’un intérieur, les douceurs de l’aisance et que de mauvais penchants ou un oubli d’eux-mêmes ont conduit au crime et du crime au bagne ?

Les anarchistes transportés aux Iles du Salut ont trouvé l’expiation un peu dure ; il est probable que s’ils avaient à recommencer la vie, ils penseraient que pour améliorer le sort des hommes, il doit y avoir d’autres moyens que de les faire sauter avec leur femme et leurs enfants dans leurs maisons.

 

Entraves de bagnards, XIXe siècleValérie Portet

Les anarchistes dans les bagnes de Guyane de 1887 à 1914

Comportement et perception de l’univers concentrationnaire

Année 1994-1995

Université Paris X-Nanterre

Mémoire de maîtrise de sociologie politique

Sous la direction de Marc Lazar

p.109-111

b/ Se révolter : la révolte de Saint-Joseph de 1894

Quelques actes de révolte violents envers des surveillants apparaissent dans les mémoires de Clément Duval, mais le plus marquant est la brève révolte de Saint-Joseph, appelée révolte des anarchistes a lieu les 21 et 22 octobre 1894. Elle fit quatre morts parmi les surveillants et 12 parmi les forçats. C’est un évènement sans précédent pour les bagnes de Guyane, nous n’avons en effet pas trouvé d’autres exemples de révolte collective. Mais, si la part de spontanéité est importante dans ce cas, il n’en résulte pas moins un indicateur supplémentaire de résistance qui va en l’occurence jusqu’à la mort.

Le point de départ est l’assassinat d’un des compagnons anarchistes Jean-Baptiste Briens, qui fait naître des projets de vengeance. Le 21 octobre au moment de l’appel dans l’une de cases où sont regroupés les anarchistes, ceux-ci sortent en trombe et s’élancent, armés de pointes de fer, sur les surveillants. Certains sont tués, d’autres seront assaillis par les révoltés au détour d’une autre case. Certains parviennent à s’échapper et sont rattrapés plus tard et abattus. Les survivants seront jugés par le T.M.S.

Il semble qu’initialement était prévue cette révolte mais que persuadés d’avoir été trahis par des mouchards, les transportés l’avaient annulée. Ce qui semble être prouvé d’ailleurs par les directives données la veille par le surveillant chef qui avait conduit au déplacement de la garnison militaire de l’île Royale. Courtois parle de “massacre organisé”. Parmi les révoltés ne se comptent pas uniquement que des anarchistes, même s’il semble qu’ils aient impulsé cette révolte.

Les transportés Simon, Léauthier, Lebault, et Maservin sont fusillés, leurs derniers mots seront “ Vive l’Anarchie !”. Dervaux, Chevenet, Boésie Garnier, Mermès, Kervaux et Marpeaux subissent le même sort. D’autres sont jetés au cachot dans l’attente d’un procès, il s’agit d’Hincelin, Mamaire, Forest, Lepiez et Girier Lorion. Duval, Pini, Paridaën qui étaient sur l’île Royale sont soumis au même régime.

Les dépouilles des victimes sont malmenées par les femmes et les enfants des surveillants.

“ Chaque nouveau mort qu’on débarquait était poussé du pied et injurié par les femmes des surveillants et les douces créatures lui couvraient le visage de crachats. Le lendemain et les jours suivants elles amenèrent leurs enfants assister à l’immersion et se gaudirent en famille du reposant et délicat spectacle qu’offraient les requins se disputant les cadavres des victimes ”.

Le tribunal maritime spécial, en juin 1895, condamne à la peine de mort Girier et Mamaire, les autres sont acquittés. Les deux condamnés à mort mourront en cellule.

Cet épisode de révolte tragique semble avoir été la résultante d’un ensemble de persécutions commises par les surveillants militaires à l’encontre des transportés internés. Il est d’ailleurs à noter que la plus grande partie des transportés anarchistes arrive entre 1892 et 1905. En 1894, ils sont assez nombreux et regroupés sur les îles. A la suite de cet évènement, qui paraît avoir été exploité par l’administration pénitentiaire dans le sens de l’extinction des transportés anarchistes, qu’ils aient pu prendre part à la révolte ou pas, la surveillance est redoublée par la suite puisqu’ils sont regroupés dans une seule et même case.

Voir aussi :

– Auguste Liard Courtois, Souvenirs du bagne, Les Passés Simples, 2005

– Marianne Enckell, Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste, Les editions Ouvrières, 1991

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